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Causerie-Débat - L’ancien chef du Kremlin évoque à l’Escwa la situation du monde à l’heure de la guerre contre l’Irak Gorbatchev : « Le complexe américain de supériorité ne peut engendrer que des désastres »(photo)

L’homme qui a rompu avec des décennies de stalinisme et de post-stalinisme en essayant de dompter, avec des centaines de millions de ses concitoyens, le lourd poids de deux mots – perestroïka et glasnost – ; l’homme qui a démissionné en décembre 1991 de la présidence du Praesidium du Soviet suprême, quatre mois après le putsch qui a tenté de le renverser ; l’homme par qui la désintégration de l’URSS, l’ex-autre superpuissance, est arrivée, déséquilibrant le monde ; cet homme-là, prix Nobel 1990 de la paix, est depuis vendredi à Beyrouth. Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev a donné à partager hier ses idées, ses craintes, ses constats, ses accusations, à l’heure où les chars américains commençaient à entrer dans Bagdad. C’était à l’Escwa, au cours d’une causerie-débat, à l’invitation de la Fondation de la grande princesse Anastasia Romanova, la fille de Nicolas II, dernier tsar de toutes les Russies. L’ancien locataire du Kremlin commence fort. En rappelant à ceux qui auraient été tentés de l’oublier que son implication au Moyen-Orient a toujours été hyperactive, du moins lorsqu’il présidait aux destinées de l’URSS. Il évoque la conférence de Madrid, à laquelle il a participé en octobre 1991, « un moment de grand espoir pour le Moyen-Orient ». Un espoir, souligne-t-il, « très loin » de s’être concrétisé, et qui est, aujourd’hui, particulièrement menacé. Pourquoi ? Parce que la situation actuelle est « critique ». Il établit ainsi un diagnostic médical : la maladie est « très sévère », les pronostics « très défavorables ». Il assène : « Penser que la libération de l’Irak aura des répercussions positives et provoquera des changements dans la région est une illusion, une dangereuse utopie ». Il préconise : « Il faut une analyse sobre. Expliciter les raisons, les causes ; faire des conclusions ; optimiser l’action ». Le lien est vite fait avec le 11 septembre 2001. Certes, beaucoup de gens essaient de justifier l’opération « Liberté en Irak » par l’implosion des tours jumelles. « Évidemment, pour de très nombreux Américains traumatisés par cette barbarie, l’utilisation de la force est devenue plus légitime. Sauf que si l’attaque contre l’Irak est une réponse, eh bien c’est une réponse totalement inappropriée » En gros, cela va rapidement commencer à sentir le roussi, pour le monde « comme pour les États-Unis ». Mikhaïl Gorbatchev fait vite le lien, également, avec la guerre froide. Déplore que les quelque dix ans qui ont suivi sa fin n’ont pas été utilisés comme il le fallait. Que les grandes espérances que cette décennie était censé drainer en elle, avec elle, « ont été négligées, spoliées, rejetées ». Et l’ancien n° 1 soviétique de donner une liste des preuves de ce gâchis. Au lieu, par exemple, d’avoir réglé les conflits que la guerre froide a laissés en héritage, ces conflits « ont été approuvés », élargis. Au lieu d’avoir réduit les armes, « on en a vu naître de nouvelles, d’inédites », avec, inévitablement, « le désir des uns et des autres de les utiliser ». Corollaire : au lieu d’avoir activé la déprolifération, « on a assisté à l’émergence de nouvelles puissances nucléaires ». Encore plus : au lieu d’avoir assaini l’économie des pays du tiers et du quart-monde, « on a été confronté à un très net élargissement du fossé entre pays riches et pays pauvres ». Et le réquisitoire contre les États-Unis se poursuit : au lieu d’avoir protégé l’environnement, optimisé le sommet de Rio de Janeiro et tout ce qui touche au développement durable, « on s’est heurté au refus des États-Unis de signer le protocole de Kyoto ». Ça y est : le grand méchant loup yankee est nommément accusé. Cette liste « non exhaustive » a fini, à en croire Mikhaïl Gorbatchev, par déclencher, entre autres facteurs, la guerre. ll revient à cette « grande maladie » qui a touché la communauté internationale et qui a touché également, « laissez-moi vous le dire franchement », la « seule superpuissance restante ». Il rappelle aussi que c’est lui qui a « mis en garde à plusieurs reprises contre le complexe » du vainqueur de la guerre froide. Et contre l’hypertrophie de la confiance en soi. L’ex-rival US en prend là pour son grade : ce complexe de supériorité, doublé de cette assurance de self-made country, « ne peuvent engendrer que des désastres ». Puis le père de la perestroïka se met à sourire, un peu jaune : « Dans notre pays, les communistes disaient que rien n’est impossible pour les bolcheviks. C’est la même chose, aujourd’hui, pour les États-Unis, qui ont mené la guerre sans autorisation de l’Onu. Cela fait deux semaines que l’on entend des prédictions de victoire rapide. Certes, une défaite anglo-US aurait été une chose énorme, mais quel sera le prix de leur victoire militaire ? », demande-t-il. Et il répète, comme un leitmotiv, son obsession : « La victoire militaire anglo-saxonne ne sera pas la fin de quelque chose. Elle sera un prélude. Un prélude pour des scénarios-catastrophe à venir ». Mikhaïl Gorbatchev dit qu’il ne veut pas, pour l’instant, entrer dans les détails de ces scénarios-là. Dont les conséquences négatives seront de loin supérieures aux « points positifs qui ne se sont pas vraiment concrétisés ». Au nombre de ces conséquences : les souffrances énormes du peuple irakien, les bouleversements du monde, « un test très difficile pour les structures et les systèmes de la communauté internationale ». Principale victime : les Nations unies. Dans la salle de conférences de l’Escwa, et devant la secrétaire adjointe de l’Onu, Mervat Tellawi, Mikhaïl Gorbatchev évoque pour la première fois – et ce sera loin d’être la dernière – le Palais de verre. Autres victimes : les relations entre les États-Unis et leurs partenaires, ainsi que le droit international. « Si celui-ci ne se résume qu’à un simple morceau de papier, d’autres pays vont vite commencer à suivre l’exemple des USA », et le bafouer sans vergogne. Gorbatchev en Cassandre inspirée ? « Si le monde dans lequel nous vivons est un monde au sein duquel prévalent la guerre, l’état de guerre, l’acquisition d’armes de destruction massive et le concept de guerre préventive, eh bien ce monde sera mortel pour l’humanité ». Pour Mikhaïl Gorbatchev, ceux qui ont organisé cette guerre « ont violé » le concept de démocratie, « parce que la majorité des citoyens et des États du monde ne veulent pas de cette guerre ». L’ancien Nobel de la paix joue au mathématicien : la démocratie foulée au pied implique la multiplication des frustrations et des désespoirs, lesquels constituent un parfait terreau pour les réponses extrémistes et le terrorisme. « C’est un énorme paradoxe. Est-ce cela que nous voulons ? C’est la cruelle ironie de l’histoire », dit-il. Il enchaîne, justement, assurant que la lutte contre le terrorisme doit être « sans compromis », que celle contre la prolifération des armes de destruction massive doit être maximale, « mais sur la base du droit international ». Pour cela, pas de médicament miracle, mais le renforcement des organisations de la communauté internationale. « Les Nations unies sont en danger. Sachant que si elles avaient autorisé cette guerre, cela aurait été bien pire. Seule solution : retourner dans le giron de l’Onu ». Mikhaïl Gorbatchev n’est pas un opposant à Vladimir Poutine, loin de là. « Retourner à l’Onu non pas pour autoriser cette guerre, la légitimiser, mais pour en trouver la sortie ». Il rappelle, incidemment, que ces derniers temps, on a beaucoup glosé sur le fait que les Nations unies ne sont pas adaptées aux réalités contemporaines. Que le Conseil de sécurité a été incapable d’empêcher la guerre contre l’Irak. Alors, en bon médecin penché au chevet des relations internationales, l’ancien locataire du Kremlin annonce calmement qu’il faut « réformer et renouveler » les Nations unies. En affirmant illico que cette nécessaire refonte « n’est pas une raison pour dynamiter l’institution sans avoir créé quelque chose de plus stable à la place. J’ai participé à moult conférences internationales pour la réforme des institutions de la planète. Il y en a qui sont sérieuses. Mais elles ne pourront être adoptées, appliquées, que si les États font montre de leur bonne volonté pour que prime le multilatéralisme ». Là, il n’y a plus d’understatement : ce sont les États-Unis eux-mêmes que Mikhaïl Gorbatchev montre du doigt. « Si les USA pensent qu’ils pourront faire des Nations unies leur chose, cela sera refusé par tous les autres pays », prévient-il gravement. Cette refonte du « machin » pas cher, déjà, au cœur de De Gaulle, pourrait être l’occasion idéale, selon le prédécesseur de Boris Eltsine, à la concrétisation des vœux franco-germano-russes de l’heure. Paris, Berlin et Moscou, certes en totale opposition avec la politique de Washington, ont à maintes fois réitéré et leur refus d’un dominium US et leur volonté de coopérer avec les États-Unis. « Il est nécessaire que ces pays retravaillent ensemble, développent ensemble leurs idées sur le renouvellement de l’Onu et le renforcement du Conseil de sécurité ». Comme cadre, Mikhaïl Gorbatchev propose le G8. « J’espère qu’ils auront la sagesse et le courage de dépasser l’arrogance que leur confère le pouvoir ». Cela, c’est le long terme. Pour lui, le court terme, c’est l’Irak. Les bombes et les missiles qui continuent de pleuvoir, les morts, les prévisions réelles de guérilla urbaine. « Que pouvons-nous, que devons-nous faire maintenant ? Le siège et la prise de centres urbains majeurs serait une catastrophe humanitaire. La bataille de Bagdad est inévitable ». Alors Mikhaïl Gorbatchev fait un vœu. Pieux ou pas, il exprime haut et fort, de Beyrouth, sa volonté de voir les deux parties en conflit prendre conscience de la catastrophe à venir au cas où... « Nous nous approchons de la dernière heure de vérité pour Saddam Hussein. Il peut encore faire en sorte d’éviter à son peuple le massacre certain. Il est encore capable de prendre une décision exceptionnelle. Cela ne revient qu’à lui, c’est “sa” décision, s’il veut éviter aux Irakiens et au monde un scénario-catastrophe. Et une fois cette décision prise, Saddam Hussein et sa famille auront des garanties de sécurité. Ensuite, les opérations militaires cesseront. Puis le Conseil de sécurité nommera un haut représentant pour une période transitoire. Les forces d’occupation seront graduellement remplacées par des Casques bleus, et un programme humanitaire sera mis en place ». Qui pourrait souhaiter un bain de sang ? La question de Mikhaïl Gorbatchev, au lendemain du défi du président irakien et de son bain (de foule celui-ci) en plein centre de Bagdad, semble un peu incongrue. Alors, l’ancien n° 1 soviétique lance un appel solennel, presque une supplique, pour que son scénario soit mis en application, adopté par les deux parties. « Rien, à part l’Onu, ne peut servir la communauté internationale. Tout le monde sera conscient de cela, même les États-Unis », conclut-il, debout devant le pupitre frappé du bleu onusien, sous le regard de dizaines d’auditeurs. L’un d’entre eux, d’ailleurs, entamera le débat consécutif à la causerie de l’ex-chef du Kremlin en lâchant une petite bombette. À Mikhaïl Gorbatchev qui a évoqué l’arrogance du pouvoir américain, il rappelle la politique et les actions de Moscou en Tchétchénie. En écho à la prolifération nucléaire dénoncée par l’intervenant, il affirme que la Russie a pourvu en armes atomiques plusieurs pays. Enfin, il lui assène que le gouvernement Poutine n’est pas en reste dès qu’il s’agit de violations des lois internationales. Mikhaïl Gorbatchev le remercie pour sa question « prévue pour tromper l’auditoire, mais qui ne réussira pas à le faire », et s’emploie à démonter, avec plus ou moins de succès, ses trois accusations. À un autre présent dans la salle, et qui lui demande si ce qui se passe aujourd’hui dans le monde est la conséquence de la disparition de l’URSS, l’ancien n°1 soviétique répondra par l’affirmative, évoquant l’impact sur les affaires européennes et sur la situation dans le monde. Pense-t-il en être responsable ? « Oui. Et je l’ai senti. J’ai une responsabilité morale dans ce qui a eu lieu, même si d’autres personnes ont essayé de me torpiller ». L’élégance de la lucidité... Puis les questions se sont résumées à une ou deux autres, par écrit cette fois, pour éviter les débordements. On aurait bien aimé savoir si Mikhaïl Gorbatchev estime que le monde arabe pourrait être capable de tirer un petit quelque chose de positif de l’horreur subie par l’Irak. S’il pourrait être amené à accélérer le développement de sa démocratie, pour l’instant encore quasi inexistante. Ziyad MAKHOUL
L’homme qui a rompu avec des décennies de stalinisme et de post-stalinisme en essayant de dompter, avec des centaines de millions de ses concitoyens, le lourd poids de deux mots – perestroïka et glasnost – ; l’homme qui a démissionné en décembre 1991 de la présidence du Praesidium du Soviet suprême, quatre mois après le putsch qui a tenté de le renverser ; l’homme...