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Célébration hier de la fête patronale de l’Université Saint-Joseph Abou dans son dernier discours rectoral : Trois formes de résistance – académique, culturelle et politique – pour l’USJ(photo)

La cérémonie traditionnelle marquant la célébration de la fête patronale de l’Université Saint-Joseph a eu lieu hier au campus des sciences et technologies, à Mar Roukoz, en présence des membres du corps professoral, des représentants du personnel et des étudiants, et de plusieurs personnalités politiques, dont notamment Mme Nayla Moawad, députée de Zghorta, M. Farès Souhaid, député de Jbeil, les ministres Marwan Hamadé et Bahige Tabbarah, Me Chakib Cortbawi, ancien bâtonnier de l’Ordre des avocats de Beyrouth, et M. Samir Frangié, membre du Rassemblement de Kornet Chehwane. L’allocution du recteur de l’USJ, le père Selim Abou, avait cette année pour thème « les résistances de l’université ». Notons que c’est la dernière année que le père Abou prend la parole en tant que recteur au cours de cette cérémonie annuelle, son mandat venant à expiration dans quelques mois. Nous reproduisons ci-dessous de larges extraits de l’allocution du père Abou: «Qui d’entre nous ne redoute pas les atrocités de la guerre contre l’Irak et n’en craint pas les retombées régionales et locales ? Qui d’entre nous ne se réjouit pas des manifestations d´unanimité libanaise contre l’usage de la force au mépris du droit international ? Qui d’entre nous n´apprécie pas la solidarité libano-syrienne face aux menaces extérieures ? Qui d’entre nous ne souhaite pas que cette solidarité soit le prélude à un assainissement des relations bilatérales ? Mais… Qui ne perçoit pas l´ambiguïté des éloges dithyrambiques tenant du certificat de bonne conduite décerné au patriarche et aux évêques maronites par leurs détracteurs d´hier ? Qui ne voit pas que, jusqu´à nouvel ordre, la solidarité libano-syrienne relève davantage de la subordination que de la concertation ? Qui ne sait pas que la situation politique du Liban est inchangée et que la revendication d´índépendance n’est que provisoirement refoulée ? Qui ne croit pas que notre devoir de mémoire est de rappeler les processus négatifs récents dans l´espoir qu´ils ne se reproduiront pas ? Cependant, les processus négatifs ne sont pas que politiques. Ils sont également d´ordre académique et culturel, et c´est par là que je voudrais commencer. Mesdames et Messieurs les enseignants Mesdames et Messieurs les représentants du personnel Mesdames et Messieurs les représentants des étudiants Chers amis Dans toutes les allocutions que j’ai prononcées depuis 1996, soit à l’occasion de la fête patronale de l’USJ, soit aux cérémonies de remise de diplômes, j’ai invariablement souligné, sous des formes diverses, les trois fonctions essentielles de toute université digne de ce nom : la formation scientifique et humaine des étudiants, la promotion de la culture nationale, la défense des libertés publiques et individuelles. En même temps, j’ai sans cesse énoncé les exigences que suppose l’exercice correct de ces fonctions. Me plaçant dans cette perspective, dans le discours de clôture du 125e anniversaire, j’ai résumé la vocation de l’Université Saint-Joseph en une formule devenue depuis la devise de nombreux professeurs et étudiants, en affirmant que l’USJ se devait d’être et de rester un pôle d’excellence, un haut lieu de culture, un espace de liberté. Dans toutes ces allocutions, sans exception, j’ai insisté sur la dimension critique de notre action. Au plan pédagogique d’abord, car si l’université a pour objectif de transmettre les connaissances, elle a aussi le devoir de stimuler la réflexion sur la valeur relative de ces connaissances et leur incidence sur l’avenir de l’homme. Au plan social ensuite, car si l’université est appelée à s’adapter aux besoins changeants de la société, elle doit aussi disposer d’une marge de manœuvre qui lui permette d’en juger l’évolution. Au plan politique enfin, car si l’université forme de futurs citoyens conscients de leurs devoirs vis-à-vis de l’État, il lui appartient aussi de défendre leurs droits face à l’État. Mais lorsque le discours critique est réprimé et muselé, sous prétexte qu’il porte atteinte à l’esprit académique, à l’ordre social ou à la sécurité de l’État, il se mue inévitablement en résistance. Si j’ai intitulé cette allocution «Les résistances de l’université», c’est parce que, dans les circonstances particulièrement graves que nous traversons, l’Université Saint-Joseph me paraît appelée à faire front à trois types de menaces qui se manifestent respectivement au plan académique, au plan culturel, au plan politique. Il s’agit pour nous de résister à l’effondrement de l’enseignement supérieur engendré par la prolifération cancéreuse des établissements universitaires ou prétendus tels ; de résister à la médiocrité culturelle d’une société peu soucieuse de donner de soi une expression spécifique à portée universelle ; de résister à un régime politique qui ignore systématiquement les aspirations du peuple et s’acharne à en réprimer l’expression. La résistance académique La prolifération des établissements privés d’enseignement supérieur n’est pas propre au Liban ; elle se manifeste dans nombre de pays du Nord et du Sud ; elle est un effet de l’ultralibéralisme qui caractérise la mondialisation des échanges et l’internationalisation des technologies de la communication. Mais au Liban, elle atteint des proportions hallucinantes. Jugez-en vous-mêmes. Comme vous le savez, durant trois quarts de siècle, le Liban ne comptait que deux universités, toutes deux privées, l’Université américaine de Beyrouth et l’Université Saint-Joseph, qui formaient les cadres administratifs, économiques et politiques de la nation. En 1951 est fondée l’Université publique ou Université libanaise. Dix ans plus tard sont créées deux nouvelles universités. Entre 1984 et 1996, une vingtaine d’établissements universitaires voient le jour et, entre 1996 et 2000, une vingtaine d’autres. Si bien que, pour une population de près de quatre millions d’habitants, le Liban compte aujourd’hui 42 établissements d’enseignement supérieur. Ce n’est pas tout : il n’y a pas moins de 30 demandes d’autorisation en attente au ministère de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur, dont certaines visent la fondation de nouveaux établissements et d’autres la création de nouvelles filières au sein d’établissements existants. On dit que certaines de ces demandes d’autorisation sont assorties de pots-de-vin substantiels. C’est possible. Deux remarques s’imposent. La première est que, jusqu’à 1996, les établissements universitaires étaient à but non lucratif ; depuis cette date s’est développé un véritable « marché de l’enseignement supérieur », livré à la merci d’investisseurs collectifs, groupes d’actionnaires ou sociétés commerciales, libanais et étrangers. Ici aussi le phénomène n’est pas propre au Liban. En octobre 2002, des experts de l’Unesco observaient que les services d’enseignement post-secondaire étaient inclus dans « L’accord général sur le commerce des services » au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC)1. Mais aussi ils notaient que son incidence – bonne ou mauvaise – sur les systèmes d’enseignement des pays industrialisés et des pays en développement posait un problème central : celui de la certification de la qualité de l’enseignement. Or le Liban – et c’est là ma deuxième remarque – n’a cure de ce problème. Le développement pléthorique des établissements universitaires n’y est soumis ni à une instance nationale de régulation, ni à un système international d’accréditation. Il en résulte que l’ensemble des institutions universitaires offre un tableau incohérent allant des universités respectables dont les diplômes sont internationalement reconnus aux établissements que l’on peut qualifier, sans risque d’erreur, de « boutiques à diplômes ». Certains se demandent si, sous le couvert de l’ultralibéralisme lié à la mondialisation, ne joue pas une intention occulte, une volonté perverse de fragiliser l’enseignement supérieur privé au Liban. C’est possible. La prolifération anarchique des institutions universitaires déclenche un processus concurrentiel qui propose à l’étudiant, comme seul critère de son choix d’établissement, la facilité des études et de l’accès au diplôme. À ce procédé démagogique, une université comme la nôtre ne peut opposer qu’une recherche accrue de l’excellence. C’est précisément à ce surcroît d’excellence qu’invite la « vision » de l’USJ pour les cinq ans à venir. Je vous en rappelle les propositions : «L’université Saint-Joseph décide : 1. de former les meilleurs étudiants du pays et de la région et de leur fournir un passeport pour l’emploi ; 2. de devenir un pôle d’excellence pour la recherche et l’innovation ; 3. de favoriser le dialogue par le biculturalisme et le plurilinguisme ; 4. de demeurer un lieu de réflexion et de formation intégrale de la personne »2. D’autre part, en adoptant le système européen de transfert des crédits (ECTS), l’université s’attache à promouvoir l’interaction entre l’enseignant et l’enseigné et à mettre en place une structure légère qui permette de contrôler la qualité de l’enseignement et d’évaluer le travail de l’étudiant : d’où la création, au niveau de l’université, d’un conseil pédagogique appelé à évaluer les processus en cours dans les diverses institutions et l’instauration du tutorat dans toutes les institutions. La réforme en cours de préparation implique un véritable changement de mentalité et d’attitude aussi bien chez les professeurs que chez les étudiants. Ce changement affecte d’abord «la relation pédagogique» qui vise à responsabiliser davantage l’étudiant en le rendant coauteur de sa propre formation. (…) La réforme concerne ensuite «la révision des programmes». Lorsque j’étais doyen de la faculté des lettres et des sciences humaines, j’ai plus d’une fois tenté de convaincre les chefs de département que les trois ans de la licence ne constituaient pas une période de spécialisation proprement dite et qu’il convenait de faire place, dans le cursus, à une formation de culture générale. (…) La réforme concerne enfin ce que j’appellerais «le souci de la pluridisciplinarité», qui est plus que la pratique de la pluridisciplinarité, que celle-ci s’opère, au niveau du premier cycle, par une formation de culture générale orientée vers la spécialité visée par l’étudiant ou qu’elle consiste dans la collaboration réglée entre disciplines au niveau de la recherche en deuxième et troisième cycles. (…) Résistance culturelle Tels sont, brièvement énoncés, quelques impératifs liés à la recherche accrue de l’excellence, seule forme de résistance à l’effondrement de l’enseignement supérieur au Liban. Ce n’est pas tout, car l’effondrement académique se double d’une médiocrité culturelle d’autant plus grave que, dans ce pays comme dans d’autres, c’est le culturel et non l’économique qui est l’infrastructure immédiate du politique. C’est dire que la médiocrité culturelle entraîne inévitablement une déliquescence politique, source de toutes les aliénations. (…) La culture authentique n’advient pas de l’extérieur à un peuple qui se contente d’en accueillir les manifestations. Procédant d’une effervescence intellectuelle et affective permanente, elle s’élabore au sein du peuple, dont elle reflète l’âme profonde. Elle est une création de modèles spécifiques porteurs de valeurs universelles ; elle est l’expression multiforme d’une aspiration commune à l’absolu ; elle est un langage particularisé de la liberté humaine. De par sa nature, elle s’insurge contre toutes les formes d’oppression. Cesse-t-elle de le faire, elle s’aliène et se dessèche, engendrant le goût de la servitude. Deux périodes de notre histoire illustrent la fonction libératrice de la culture. La première concerne la naissance du Liban autonome sous l’émir Fakhreddine. Dans Un siècle pour rien, Ghassan Tuéni souligne l’importance décisive de la principauté du Liban : « En fait, dit-il, une province ottomane, mais qui avait ses propres relations avec l’étranger (…) Cette principauté entretenait des relations culturelles et commerciales indépendantes de l’autorité impériale ottomane, donc contre elle. Ce sont là, dès le XVIIe siècle les titres de noblesse de l’État du Grand Liban et de la République libanaise »3. La seconde période, directement préparatoire à la fin de la domination ottomane, est celle de la Nahda. On sait selon quel processus, sous l’influence de la culture occidentale, la renaissance des lettres et de la pensée arabes, dont les Libanais furent les pionniers, donna naissance à un sentiment national arabe, défini par la résistance et l’opposition des chrétiens et des musulmans réunis à la tyrannique domination ottomane. Dans le mouvement de libération qui s’en suivit, le rôle des universités était manifeste. « Le sentiment d’une même nationalité à l’égard des Turcs, écrit l’orientaliste Brockelmann, a pu s’éveiller sous l’influence de la puissante culture française, fixée dans les régions côtières depuis plus d’un siècle et les idées démocratiques répandues par l’Université américaine de Beyrouth »4. Quel rôle peut aujourd’hui jouer l’université dans la formation d’une culture de résistance face à la culture de servitude qui gagne du terrain  ? Trois mots le définissent, qui sont consignés dans la « vision » de l’USJ pour les cinq ans à venir. Il y est dit que l’université doit demeurer un pôle de réflexion, de recherche et d’innovation. La réflexion est l’ennemie des slogans : la réflexion exige un effort intellectuel, le slogan atteste une paresse mentale ; la réflexion vise la clarté, le slogan se plaît dans la confusion ; la réflexion demande du courage, le slogan s’accommode de la lâcheté. Un exemple suffit à illustrer ces différences. Depuis ce qu’on appelle l’Accord de Taëf, musulmans et chrétiens se disent favorables à la déconfessionnalisation politique, sans prendre la peine de savoir ce qu’ils disent, sans chercher à lever les graves ambiguïtés de ce slogan, les arrière-pensées qu’il occulte et les conséquences qui en découlent, de peur qu’un effort de clarification ne déclenche une polémique. Un exemple remarquable de ce qu’est la réflexion et du courage qu’elle suppose nous est fourni par les propos du regretté imam Chamseddine précisément sur ce sujet. « La déconfessionnalisation politique, écrit-il, est l’un des slogans permanents de la vie politique libanaise. Nous l’avions adopté, le Conseil supérieur chiite l’avait adopté et nous l’avions nous-même adopté durant de longues années. Nous avions travaillé, sous diverses formes et en collaboration avec d’autres, à expliciter ce slogan en un projet relatif à un système politique libanais qui ne soit pas fondé sur le confessionnalisme. J’avais élaboré mon propre projet en ce domaine, à savoir le projet de « la démocratie du nombre fondée sur le principe de la consultation ». Depuis, j’ai profondément réfléchi sur la nature de la société libanaise, les entités qui la composent et le système démocratique parlementaire qui se distingue par des particularités issues de la diversité des communautés. J’ai profondément réfléchi sur la crise libanaise, sur les arrière-pensées qui se cachent derrière les idées prônées par les leaders des communautés, qu’ils soient des leaders politiques, des chefs religieux ou des intellectuels, tout en tenant compte des différences qui les séparent. Il m’est alors apparu que la déconfessionnalisation politique au Liban, que l’abrogation du système communautaire conduirait à un aventurisme susceptible de menacer l’avenir du Liban ou du moins sa stabilité, de créer des circonstances favorables à la recherche, par l’une ou l’autre partie, d’un appui extérieur et, par voie de conséquence, à l’intervention de telle ou telle force étrangère. C’est pourquoi j’exhorte les chiites libanais et souhaite exhorter tous les Libanais à éliminer le thème de la déconfessionnalisation politique de l’action et du discours politiques ; non qu’il soit interdit d’y réfléchir et d’y tendre, mais c’est là un projet à long terme, qui demande des dizaines d’années, en fonction de l’évolution de la société libanaise et de celle des pays arabes environnants »5. La réflexion ne va pas toujours sans «recherche» proprement dite. Il suffit sans doute de lucidité et de courage pour démystifier le slogan de la déconfessionnalisation politique. Il en va autrement quand il s’agit d’élaborer des projets de réforme relatifs à la société et à l’Etat : ceux-ci exigent des études théoriques comparées et parfois des enquêtes de terrain. Le 19 mars 1999, j’ai appelé solennellement les responsables des facultés et des instituts à constituer des commissions spécialisées, au besoin pluridisciplinaires, habilitées à produire et à publier des avant-projets portant sur les matières à réforme et susceptibles d’éclairer l’opinion publique. « Aujourd’hui, disais-je, l’Université Saint-Joseph est appelée à se signaler par un apport nouveau, moins descriptif, plus normatif et résolument critique. Elle a l’obligation morale d’éclairer les législateurs et l’opinion publique sur les options les plus pertinentes en matière de réforme, qu’il s’agisse de la loi électorale, de la décentralisation administrative, du développement régional, du rapport entre le communautarisme politique et la citoyenneté différenciée, de la législation civile du statut personnel, de la politique de la santé ou de la protection de l’environnement »6. Puis j’énonçai trois principes régulateurs qui me paraissaient devoir présider à de telles études. Je n’y reviens pas ici. (…) La culture de résistance ne se nourrit pas seulement de réflexion et de recherche, mais aussi et surtout d’innovation. L’«innovation» suppose que nous nous débarrassions des mécanismes de pensée anciens ou habituels, pour laisser surgir, du tréfonds de nous-mêmes, de cette profondeur où se rejoignent l’intelligence, l’imagination et la sensibilité, des expressions inusitées de nos idéaux, en l’occurrence de nos idéaux patriotiques, susceptibles, par leur qualité et leur originalité, de frapper l’attention du monde libre, de susciter son intérêt pour ce pays arbitrairement occupé par une force étrangère et pour son peuple épris de liberté. Comme je le disais récemment aux membres du bureau de la Fédération des amicales d’étudiants, il y a plusieurs manières de résister à l’oppression : des actions ponctuelles, bien préparées, imprévisibles et spectaculaires, ou des actions symboliques que ne peuvent atteindre ni les crosses des fusils, ni les canons d’eau, ou encore des activités intellectuelles susceptibles d’éclairer les options et d’affermir les convictions. J’eus d’autant moins de mal à convaincre les étudiants qu’ils m’avaient, en quelque sorte, devancé. Ils n’avaient qu’à intensifier un effort d’imagination déjà entamé. Qu’il me soit permis, à cet égard, de citer ce qu’écrivait l’un d’eux, Michel Hajji Georgiou, dans L’Orient-Le Jour du 31 décembre 2002: « Les manifestations sont certes un moyen redoutable et nécessaire, et le mouvement estudiantin aura du mal à y renoncer. Dans l’optique étudiante, elles ont une double fonction : continuer à s’approprier l’espace public de la rue pour perpétuer les revendications et sensibiliser la majorité silencieuse, la conscientiser. Cependant ces manifestations se heurtent à la répression des forces de l’ordre et sont le plus souvent snobées par les étudiants désengagés ou qui refusent de mettre en péril leur santé physique ». Or, dit-il, « il y a d’autres moyens de résister ». Au titre des actions symboliques organisées par les étudiants de l’USJ, il rappelle « la journée de solidarité avec les agriculteurs pour dénoncer la concurrence illicite syrienne » et la vente « des fruits et des légumes libanais dans les rues pour protester contre cette concurrence ». Au titre de la résistance culturelle proprement dite il écrit : « Le nombre des conférences et des débats organisés par les étudiants, à caractère politique, économique, social ou culturel, a atteint son apogée en 2002. Les étudiants de l’USJ ont surtout innové avec l’organisation, le 10 décembre, de la Journée Charles Malek pour célébrer la culture des droits de l’homme »7. Aux étudiants, je signalai surtout l’importance de l’écriture : la publication, dans la presse locale et étrangère, d’articles de qualité dénonçant l’injustice et l’oppression, mais aussi la création d’œuvres littéraires, artistiques ou cinématographiques qui fassent parler d’elles et transmettent un message analogue. On oublie qu’à l’époque de la Nahda, la résistance à la tyrannie ottomane s’exprimait dans des romans, des poèmes ou des pièces de théâtre, qui emportaient l’adhésion et la solidarité des Français. L’époque était alors à l’épopée et à une certaine grandiloquence. Aujourd’hui c’est peut-être la satire et la farce qui seraient le genre littéraire le plus percutant. Que les jeunes talents s’y essaient. Après tout, Alfred Jarry n’avait guère plus de quinze ans lorsqu’il écrivit Ubu Roi, cet ouvrage célèbre dans lequel, sous le couvert d’une farce truculente et caricaturale, il fustige la bêtise, la lâcheté et la cruauté des hommes. Je crois avoir également rappelé aux étudiants que, en Europe centrale sous domination soviétique, les protagonistes de la résistance étaient des écrivains. Je me plais à citer ici les paroles de l’un d’eux, Vaclav Havel, lors de la réception du prix Erasme en 1986. En se référant à l’ouvrage célèbre d’Erasme, Eloge de la folie, il disait : « Ce que je recommande ici, est le courage d’être fou. Fou dans le plus beau sens du mot ». Puis, faisant allusion à lui-même et à ses compagnons de la résistance, il poursuit : « N’est-ce pas un fou que l’on honore aujourd’hui et, à travers lui, n’honore-t-on pas des dizaines et centaines d’autres qui, en appelant isolément à changer l’immuable, n’hésitent pas à risquer des années de prison et sont prêts, de façon tout à fait folle, à opposer à l’énorme pouvoir de la bureaucratie d’Etat et de la police la misérable force de leur machine à écrire »8  ? En 1989, Vaclav Havel était élu président de la Tchécoslovaquie libérée. Un an plus tard, invité à prendre la parole devant la Diète, le Sénat de la Pologne voisine, il s’adresse un moment à ses compagnons polonais de la résistance : « Vous souvenez-vous, Adam Michnik, Jacite Kesron et Jan Lytinski, de notre première rencontre clandestine à la frontière tchécoslovaco-polonaise? Nous étions - vous et nous - des prétendus dissidents, des hommes poursuivis par la police, emprisonnés et dont on se moquait. Certes nous nous moquions aussi de nos gardiens et nous nous réjouissions de leur avoir échappé, mais si quelqu’un nous avait dit que, dix ans plus tard, nous serions députés, ministres et présidents, nous nous serions moqués de lui encore davantage. Et pourtant c’est arrivé »9. Résistance politique Qu’il s’agisse de la «réflexion» destinée à démystifier les slogans dont se nourrit le discours politique, de la «recherche» nécessaire à la définition d’une vision du Liban libéré et des projets de réforme qu’elle implique ou de l’«innovation» investie dans toutes les formes de la lutte pour la libération, la résistance culturelle est un des visages essentiels de la résistance politique. Mais celle-ci la déborde. Il ne s’agit certes pas pour nous de résister par les armes, mais par un moyen pacifique parfois plus efficace : la parole ; car il ne faut pas sous-estimer le poids que donne aux mots la charge corrosive de la critique, de l’ironie ou de l’humour. En espagnol, il y a un mot suggestif pour désigner tous ceux qui, par naïveté, par sottise ou par cupidité, trahissent volontairement ou involontairement leur patrie : on les appelle les « vendepatria », les « vendeurs de la patrie ». Je me propose de décrire, à l’intention de nos vendepatria et dans l’espoir d’ébranler leur conscience, les mécanismes de l’aliénation, les mécanismes de la servitude et les mécanismes de la terreur, dont ils sont, qu’ils le veuillent ou non, les complices. À quelques mois de la fin de mon mandat, je n’entends pas engager l’université, ma parole n’engage que moi, mais je m’autorise de la confiance qui m’a porté à ce poste. L’histoire nous fournit maints exemples de pays occupés, dont les dirigeants ont cru bon, pour le bien de leur peuple, de pactiser avec l’occupant, sans se rendre compte qu’ils mettaient le doigt dans l’engrenage fatal de l’«aliénation». Le cas le plus célèbre est sans conteste celui de la France en 1940. Philippe Pétain fit don de sa personne à la France et prit les commandes de l’État. On sait comment, de proche en proche, il dut subir toutes les exigences de l’occupant – la constitution d’un réseau de collaborateurs, la promulgation de lois antisémites, la formation d’une milice pronazie et d’une police secrète du même acabit – puis finalement la violation de l’armistice et l’occupation de tout le territoire français. Après l’effondrement du pays de tutelle, ce héros de la guerre de 1914-1918, ce grand maréchal de France, fut condamné à mort, peine commuée en détention perpétuelle, et finit par basculer dans les oubliettes de l’histoire. Il est clair que la présence syrienne au Liban s’est muée en une occupation en bonne et due forme, à partir du moment où a été bafouée la clause de l’Accord de Taëf prévoyant le retrait de l’armée syrienne et de ses services de renseignements deux ans après la formation du gouvernement libanais, c’est-à-dire il y a plus d’une décennie. La mainmise de l’occupant sur l’État libanais s’est progressivement resserrée au point de paralyser ou de pervertir à son profit toutes les institutions de notre pays. La manipulation éhontée des élections législatives porta au Parlement une majorité de députés inféodés à la Syrie, dont des plantons devenus députés sur simple injonction du wali damascène à Anjar, comme le note Jihad Az-Zein dans an-Nahar10. À partir de là tout devenait possible. L’armée fut marginalisée au profit d’une Résistance directement commandée par Damas au gré de ses options stratégiques, comme le montre le même journaliste11. La crédibilité de la justice fut minée par les interventions incessantes de la Syrie et de ses vassaux dans son domaine, comme le reconnaît l’ancien président du Haut Conseil de la magistrature, Nasri Lahoud12, frère du chef de l’État. Le Conseil constitutionnel se disqualifia en invalidant l’élection d’un député honni par son frère, proche du chef de l’État et féal de la Syrie, et en nommant à sa place un substitut qui n’avait recueilli que 2% des voix. « À quoi nous sert le fauteuil d’un député (en plus ou en moins), commentait l’éditorialiste d’as-Safir, Talal Selmane, si nous avons perdu la plus haute garantie de la pratique démocratique »13 ? À l’aliénation de l’État répond l’«asservissement» de la société civile. « On sait, écrit Daniel Rondeau dans L’Express, ce que sont devenus les Libanais. Soumis à une occupation syrienne, avec l’aval américain, dans l’indifférence générale et la plus parfaite illégalité internationale »14. S’il en est ainsi, c’est, en grande partie, parce que la Syrie a réussi à convaincre les puissances que les Libanais sont incapables de se gouverner eux-mêmes et que, sans sa tutelle, ils s’entredéchireraient à nouveau. Elle n’a d’ailleurs pas de mal à le prouver sur le terrain : elle a si bien fractionné la société libanaise qu’elle peut à tout moment provoquer des désordres intérieurs qui confortent sa thèse et, quand elle le juge utile, elle ne s’en prive pas. Il faut croire, jusqu’à preuve du contraire, que la Syrie n’entend pas desserrer sa mainmise sur le Liban. Autrefois, on nous disait qu’elle retirerait son armée et ses services dès que les Israéliens auront évacué le Liban-Sud ; ensuite on nous a affirmé qu’elle ne pouvait se retirer avant la signature d’un traité de paix régional ; aujourd’hui on nous laisse entendre que « même après la paix, la présence syrienne pourrait rester nécessaire. Afin de protéger les dispositions arrêtées dans le traité, que des parties subversives tenteraient de torpiller »15. On ne peut reprocher à l’occupant de vouloir consolider sa domination ni d’utiliser à cette fin la complicité de collaborateurs dont il doit d’ailleurs mépriser la servilité. Mais on peut reprocher au régime syrien et à son allié local de prendre les Libanais pour un peuple d’imbéciles. Pour rouées qu’elles soient, leurs manœuvres n’en sont pas moins d’une naïveté qui ne peut tromper personne. Susciter la réception, prétendument chaleureuse, d’une délégation damascène de haut niveau au cœur de la Montagne, pour faire oublier la rencontre druzo-maronite triomphale qui s’y était tenue deux ans auparavant; transformer un parti traditionnel, qui a toujours été le parti de l’indépendance, en parti de la soumission, et le confier à un dirigeant qui se permet de donner urbi et orbi des leçons aux chrétiens ; créer, à la place d’un parti officiellement dissous, un substitut du même nom, commandé, lui aussi, par un ancien résistant converti à la collaboration ; enfin trouver des députés chrétiens dociles pour contrer le Rassemblement de Kornet Chahwane, c’est faire preuve d’une nervosité croissante face à l’obstination d’une opposition et, derrière elle, de tout un peuple, dont le péché capital est de revendiquer le recouvrement de l’indépendance et de la souveraineté du Liban. Non, Messieurs, le peuple libanais n’est pas un peuple d’imbéciles et il n’a pas vendu son âme. L’asservissement de la société civile s’accompagne naturellement d’une campagne de «terreur». On en connaît les manifestations classiques : répressions brutales, emprisonnements arbitraires, harcèlements judiciaires, menaces feutrées. Mais les services de l’Etat ne sont pas en mal d’innovation. Fermer définitivement une chaîne de télévision favorable à l’opposition, sous prétexte qu’elle trouble la paix civile, quitte à jeter à la rue les quelque trois cent cinquante familles de ses employés ; annuler une manifestation projetée par le Rassemblement de Kornet Chehwane en annonçant une contremanifestation et en se donnant ainsi un prétexte pour refuser les deux demandes d’autorisation ; mobiliser une bande de fiers-à-bras pour empêcher d’entrer à Tripoli une députée de l’opposition, originaire du Nord, qui a eu le courage de dénoncer la campagne de calomnies dont elle était la cible et a menacé d’en nommer les auteurs : voilà, à titre d’exemples, trois illustrations du génie créateur des services de l’État. L’essentiel pour eux est que tout le monde entende le message : la Syrie traverse un moment difficile ; réclamer son retrait du Liban est une vilénie qui ne peut profiter qu’à l’ennemi. La campagne de terreur est propice à l’avènement de la dictature. La corruption du discours politique en est à la fois le signe et le facteur. En haut lieu on prêche l’entente nationale, alors qu’on s’évertue à empêcher, par tous les moyens, que se noue le dialogue national recherché par toutes les parties ; on prêche le dépassement du confessionnalisme, alors qu’on ne cesse de provoquer artificiellement des désaccords confessionnels périphériques; on prêche l’union sacrée de la nation, alors qu’on n’arrête pas de la diviser et de la subdiviser à l’envi. La faute en est évidemment aux citoyens, car il suffit, pour qu’une telle prédication se vérifie, qu’ils alignent leur discours sur le discours officiel, qu’ils adoptent le langage du pouvoir et la pensée unique qu’il entend imposer à tous. L’ennemi intérieur est donc l’opposition. Une voix autorisée ne fait cependant pas chorus. Quitte à fâcher la Syrie et ses alliés locaux, le Premier ministre n’hésite pas à déclarer : « L’opposition est très nécessaire et les moyens d’expression sont garantis par la Constitution et les lois. Je souhaite que l’on accorde au pays l’opportunité de respirer afin qu’il puisse dépasser l’étape difficile qu’il traverse »16. L’opposition demeure tant que demeure l’ambiguïté qui régit les relations entre le Liban et la Syrie. Il est à souhaiter que les changements récemment amorcés sur le terrain ne soient pas seulement d’ordre tactique, mais préludent à un virage stratégique visant des relations équilibrées entre deux États également indépendants et souverains. En attendant, je le répète, il était de notre devoir de mémoire de dénoncer les processus négatifs qui ont perverti les relations privilégiées entre les deux pays.
La cérémonie traditionnelle marquant la célébration de la fête patronale de l’Université Saint-Joseph a eu lieu hier au campus des sciences et technologies, à Mar Roukoz, en présence des membres du corps professoral, des représentants du personnel et des étudiants, et de plusieurs personnalités politiques, dont notamment Mme Nayla Moawad, députée de Zghorta, M. Farès...