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Actualités - OPINION

Arrêt sur image - Lorsqu'une photographie se met à raconter Regarde les hommes tomber (photo)

Il a décidé d’être tous les hommes. De ne plus en être aucun. Il a caché ses traits. Pas de risque dans ce cas que l’on arrive à le différencier des quelques trois milliards de ses congénères mâles de la planète. Il a posé un acte fort. Un acte délibéré. Ils s’est interdit de donner à voir ou de partager ses éclats de rire, ses battements de cils, son nez qui frémit ou ses larmes qui coulent. Son masque lisse, son masque blanc, son masque neutre – c’est son hurlement à lui. Muet. Ou tout simplement a-t-il tout à cacher. Une honte, une tare physique – peut-être un crime, quelque chose que sa société doit réprouver. Son uniforme ? Le costume, probablement bleu marine, la chemise blanche avec son col aux beaux boutons, et la cravate, nouée on ne peut plus classiquement. L’homme au masque blanc a peut-être besoin de ce(s) signe(s) extérieur(s) de conformisme, de respectabilité, sans doute est-il en quête d’un certain anonymat. Ils se peut aussi qu’il ait choisi son uniforme, tout comme le masque, pour détourner, distordre un code connu par tous, il se peut qu’il ait voulu leurrer. Son accessoire ? La planète Terre. Un globe, une sphère que ses mains agrippent, ses doigts s’écartent, presque crispés, il y tient à sa planète en plastique qu’il serre contre son cœur, contre son ventre. Qu’est-ce qu’il a bien pu faire, qui peut-il bien être, pourquoi porte-t-il ce masque blanc comme d’autres un étendard, pourquoi montre-t-il ainsi tout ce qu’il veut cacher ? Hypothèses… 1 – Du sang sur le cou du chat La nuit, il se fait appeler Adolphe. Petit, il aimait à voir du sang sur le cou des chats, il les plongeait dans l’eau bouillante, il arrachait les ailes des papillons qu’il épinglait vivants sur des pages blanches, il faisait mal aux petits oiseaux qui tombaient du nid. Jeune adolescent, il lisait Gobineau, taguait la cantine de son école en lettres rouges, ce «Kampf» qu’il reproduisait à l’infini. Il restait à l’écart de ses camarades, ne voulait connaître d’eux que leur religion, pour trier ensuite, comme il disait, le bon grain de l’ivraie. Plus tard, sur les murs de sa maison d’adulte, il faisait se juxtaposer des portraits d’Haïder, ceux de Mégret ou de Goebbels. Sur cette photo, il pose. Il crache : «Elle est à moi et à tous ceux qui pensent comme moi, cette Terre, nous la purifierons de tous les anti-nous, nous en ferons un eden, nous clonerons tout le monde, nous écrirons notre fascicule, nous programmerons la vie, les heures, chaque minute». On l’arrêtera, on livrera son corps aux rats et aux cochons, on le laissera crever. Des comme lui, personne n’en voudra. Jamais. Jamais. 2 – Entre rêve et utopie C’est un citoyen du monde. Pacifiste et inoffensif, il ne ferait pas de mal à une mouche. Il a juste son idéal, entre rêve et utopie. Il croit en un combat qu’il sait sans doute perdu d’avance. Il manifeste, il milite. Il milite contre une mondialisation, une uniformisation des goûts, des manières, des façons de voir et de concevoir sa vie, un quotidien. Il dénonce les géants mondiaux, les corporations sans visage, l’ennemi invisible. Il proteste contre la destruction de la couche d’ozone, tempête contre ceux qui chaque jour pervertissent et encouragent à pervertir l’environnement. Tout ce qu’il veut, c’est le triomphe des libertés, toutes les libertés, anéantir tous les monopoles et la malbouffe – surtout la malbouffe. Sur cette photo, il pose. Il martèle : «Nous voulons que chacun profite de ses particularismes, que tous les humains en profitent, nous refusons la pensée unique, le costume unique, cette Terre vous ne l’annexerez pas, cette Terre est à tout le monde». On s’arrêtera pour l’encourager d’un regard, désolés pour lui, vouloir changer le monde, ça a quelque chose de pathétique, d’inutile, de sublime. 3 – Les yeux grands ouverts… C’est un Libanais. La toute jeune trentaine. Né un peu avant la guerre. Il l’a vécue, la guerre, comme des millions d’autres jeunes, les guerres existent depuis toujours. Les dirigeants de son pays lui ont volé son enfance, son adolescence, lui ont appris la peur, la méfiance, la haine de l’autre, ils ne lui ont même pas expliqué pourquoi. Ils lui ont fait comprendre, clairement ou pas, volontairement ou pas, qu’il avait tout intérêt à partir, qu’ils ne l’aideraient en rien à construire sa vie. Ils l’ont écarté d’une Chose publique, d’une cité, empêché de participer, ne fût-ce qu’à sa manière, avec ses moyens, à la vie de son pays, même à celle de sa cité. Ils l’ont muselé, tabassé lorsqu’il élevait sa voix. Ils lui ont inculqué la soumission, la résignation, ils l’ont dégoûté de tout. Ils l’ont affamé, abêti, désintéressé de tout, du moins de l’essentiel. Sur cette photo, il pose. Il se tait. En fait, il hurle, de l’intérieur. Il veut, il ne peut pas. Changer les choses, faire évoluer, vivre, tout bêtement vivre, comme la plupart de ceux qui peuplent son ballon de plastique. Il s’exhibe, déshabille son âme, ses yeux supplient. On passera devant lui, on ne lui prêtera aucune attention, peut-être ne le verra-t-on même pas, trop inconsistant, trop seul, et puis personne n’a envie de se coltiner tant de misère. Et lui, debout, les jointures de ses doigts devenues tellement blanches à force de serrer sa Terre, les yeux grands ouverts, il rêvera. Non pas d’un miracle – ça n’existe pas, ça n’existe pas, ça n’existe pas –, mais d’un éveil, d’un réveil. Il tournera la tête. À droite, à gauche, il en verra venir un, puis cinq, puis mille, puis huit cent mille, puis encore et encore, ils se joindront à lui, il se joindra à eux, ils déferleront, ils feront… Encore faut-il au préalable faire tomber le masque…
Il a décidé d’être tous les hommes. De ne plus en être aucun. Il a caché ses traits. Pas de risque dans ce cas que l’on arrive à le différencier des quelques trois milliards de ses congénères mâles de la planète. Il a posé un acte fort. Un acte délibéré. Ils s’est interdit de donner à voir ou de partager ses éclats de rire, ses battements de cils, son nez qui...