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Actualités - OPINION

Tribune du disque Le lied allemand et ses interprètes(photo)

Le domaine du lied est peut-être la plus belle conquête du disque. Au début des années 50, deux interprètes de génie, Schwarzkopf et Fisher-Dieskau, s’en étaient faits les apôtres, révélant Schubert et Wolf à des auditoires transfigurés par l’attention. Ces apôtres étaient, en outre, un peu le Saint-Esprit, communiquant le don des langues. Le charme de Schwarzkopf, sa façon de vous regarder dans les yeux, le parfait naturel de Dietrich Fischer-Dieskau ont donné à chacun, le temps d’une soirée, le sentiment qu’il savait l’allemand, qu’il n’était pas exclu du trésor du lied, qui n’est que l’anoblissement du trésor du folklore, lui-même simple extension chantée du parler national. À ces convertis d’un soir le disque a été catéchisme : lui qui permet de suivre, texte en mains, de traduire, de revenir et, s’il se peut, d’apprendre à son tour par cœur. Une saison, à Paris ou à New York, n’était plus concevable sans au moins un récital de ces deux missionnaires. D’autres ont suivi, Herman Prey, Christa Ludwig, Gérard Souzay, distingué linguiste, défendant Schumann avec le même bonheur que Fauré, et enfin Janet Baker. Au même niveau et en même temps que nos pionniers, mais rarement laissé libre par ses charges wagnériennes, Hans Hotter, dont le Winterreise demeure pour tous ceux qui l’ont entendu une expérience incomparable. De la déclamation au chant Avant la guerre, EMI avait entrepris une monumentale édition de lieder. L’âme en était Walter Legge, lui-même pionnier de tant de causes fécondes, plus tard directeur artistique de Columbia-Pygmalion récompensé de son inlassable action en devenant l’époux de la plus géniale des Galathées : Schwarzkopf. De Schubert, EMI avait enregistré La belle Meunière et Winterreise, confiés à la rudesse aristocratique de Gerhard Hüsch. Deux albums de Brahms étaient chantés par le sublime Kipnis. D’autres enregistrements suivirent et soudain cette entreprise signifiait que le lied avait son public, sauf en Hollande, pays du Concertgebouw certes, mais de la musique de chambre surtout, et longtemps réfractaire à l’opéra. Le lied était défendu principalement par des chanteurs d’opéra, heureux d’avoir à créer en cinq minutes, sans make-up ni travestissement ni partenaires, avec la nudité éloquente de la seule voix et du seul visage, de plus subtiles, de plus variées métamorphoses qu’en une pleine soirée de théâtre. Cela, à partir de 1925/30, date où l’on constate que le style et le goût, en chant, chez les Allemands, s’épure. Un récital de lieder jusqu’alors comportait presque toujours des airs d’opéra accompagnés au piano, comme si le pur brio de la prouesse vocale finale était la récompense pour avoir consenti à des nourritures moins appétissantes : cette pratique n’avait pas disparue, il y a peu de temps, aux États-Unis. Ivogün, qui ne craignait pas d’inscrire à ses programmes des Strauss ou des Pfitzner très difficiles, finissait habituellement par quelque valse de l’autre Strauss, ou l’air de Lucia, ou le Rondo de Zerbinetta. Nulle part on n’exploitait les infinies, les fascinantes ressources de programmation thématique offertes par le lied : en ce domaine comme pour tout autre concert, l’art de composer un programme est d’invention récente. Dès l’entre-deux-guerres, quelques spécialistes s’affirmèrent : Schlusnus, Hans Duhan, Tauber, qui a chanté Schumann comme personne, puis Patzak et Dermota, et, stars dans ce royaume sans vanités, Lotte Lehmann et Elisabeth Schumann. Au-dessus de tous les autres, sa voix de haute-contre épurée par l’âge et sa noblesse, poète éperdu, inimité, inégalé, inapproché, Karl Erb, qui fut aussi le plus prodigieux Évangéliste de Bach : voir les versions historiques de Mengelberg et de Ramin. Tout mot, chez lui, se faisait vision, et visible, et vivante ! En Allemagne, le lied et l’opéra demandent une même voix et une même diction. Plus de vigueur simplement, un plus rude engagement physique, une autre distribution de l’endurance sont requis à l’opéra, un autre appui est demandé par la présence de l’orchestre, la tessiture est plus ouverte, les notes extrêmes plus sollicitées. Mais enfin la vocalité est la même. Le lied cultivant plus principalement le legato et l’expression et l’inflexion, est une école de vérité et de tact, de variété aussi, dont bénéficiera tout chanteur d’opéra (notamment dans les œuvres déclamées : Wagner et Strauss, et les traductions allemandes de Verdi, si riches en consonnes). Il n’en va pas de même en France, où les chanteurs de mélodie se rapprochent plus des diseurs, dont ils ne se distinguent guère que par le ton, que des chanteurs d’opéra, dont presque tout les sépare. Les plus grands n’avaient presque pas, ou presque plus, de voix, ou mettaient leur génie à faire oublier la matérialité de la voix, pourtant présente : Bernac et Souzay ont pu chanter, et bien chanter, comme si l’opéra n’avait jamais existé. Ce serait impensable en Allemagne. La diction française est toujours, hélas, artificielle et affectée, et sa répugnance à l’emphase ne lui simplifie pas les choses : tel est le génie de la langue, contrarié par la pudeur de l’espèce. Le Français ne chante qu’à regret, et déclame comme s’il en avait un peu honte. Ni Croiza déclamant Athalie ni Copeau lisant Saint Paul n’y ont échappé. Qu’on écoute au contraire, si on peut, Lotte Lehmann lisant Rilke, ou Kainz disant Hamlet : ces consonnes franches, ces voyelles sonores et simples, conduisent naturellement au chant, qui élargira et étendra l’empire de la voix sans l’affecter. Qu’on le marque, qu’on le lie, qu’on l’infléchisse, qu’on l’accompagne. Ce sera aussitôt le lied ! Les compositeurs et le lied Quels furent les compositeurs ? Mozart, révérence gardée, compte à peine. Souvent strophique, rarement inspiré, Mozart dans ses mélodies n’est vraiment Mozart qu’à un titre : en ce qu’elles sont, comme tout Mozart, supérieurement difficiles à bien chanter. On dira d’elles ce que Schnabel disait des Sonates de Beethoven réputées faciles : «À des enfants, faciles ; à des artistes, presque impossibles». Lotte Lehmann en inscrivait parfois un groupe au début de ses programmes, mais suppliait son amie Elisabeth Schumann de n’arriver qu’après : tant elle les trouvait périlleuses pour des oreilles de spécialiste. Une anthologie incomparable (Schwarzkopf avec Gieseking au piano !) comblera les plus exigeants, et a épuisé pratiquement la question. De Haydn la plus belle mélodie – She never told her love – est anglaise. De Beethoven tout le monde sait qu’il existe un cycle superbe, An die ferne gelibte (À la bien aimée absente), éperdu tendu de tessiture, impatient. Chose curieuse, aucune femme, qu’on sache, ne l’a annexé (comme certains firent, avec bonheur, des Amours du poète : le quelque chose d’ardent, de dévorant, de brûlant qu’il demande ne se trouve pourtant qu’aux grandes voix de femme. Schlusnus et Hüsch avant la guerre, ensuite Fischer-Dieskau, Prey et Wunderlich en ont donné des versions superbes, jamais incandescentes. À Fischer-Dieskau on doit en outre une quasi intégrale des Lieder de Beethoven. Peu d’entre eux figureraient dans une anthologie d’île déserte : mais sûrement le lisse et déchirant Wonne der Wehmut (Délices de la mélancolie), dont Schumann et Schwarzkopf ont donné des lectures divines, traversées de la lumière des larmes. Carl Loewe est venu plus tard. En lui s’incarne la naïveté du romantisme populaire, poétisé à la Walter Scott, avec ses ballades, ses nixes, ses revenants, ses longueurs aussi ! Chez lui, plus, bien plus, et bien plus ingénument que chez Mahler, c’est l’Enfant au cor merveilleux qui nous entraîne dans une forêt pleine de rencontres. Son Erlkönig halluciné n’est en rien inférieur à celui de Schubert, surtout dans la lecture à mi-voix, hantée, de Fisher-Dieskau, supérieurement accompagné par Gerald Moore. La simplicité inspirée de ses ballades ira droit au cœur de ceux qui suivront le texte allemand et en accepteront les longueurs.
Le domaine du lied est peut-être la plus belle conquête du disque. Au début des années 50, deux interprètes de génie, Schwarzkopf et Fisher-Dieskau, s’en étaient faits les apôtres, révélant Schubert et Wolf à des auditoires transfigurés par l’attention. Ces apôtres étaient, en outre, un peu le Saint-Esprit, communiquant le don des langues. Le charme de Schwarzkopf, sa...