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Actualités - REPORTAGES

Témoignage - Le seul évadé de la prison de Khiam raconte son odyssée Daoud Faraj et la chute du mythe de la forteresse

En quinze ans de sinistre existence, la prison de Khiam n’a connu qu’une seule tentative d’évasion. Quatre détenus ont réussi l’impossible, deux d’entre eux ont été capturés avant d’arriver à bon port et les deux autres ont donné aux trois mille prisonniers qui sont passés par ce lieu terrible un avant-goût de la liberté et de la dignité. Le récit d’un rêve partagé entre quatre jeunes gens, devenu réalité pour certains, mais qui reste une grande victoire dans la sombre histoire de l’occupation. Daoud Faraj est devenu conteur pendant les longues veillées de détention. Il a appris à ménager ses effets, se taisant au plus fort du suspense, tirant de longues bouffées de sa cigarette aux moments cruciaux et multipliant les détails pour donner l’impression à son auditoire de vivre des instants exceptionnels. Arrêté le 6 février 90, il réussit à s’évader le 7 septembre 1992 et atteint Saïda trois jours plus tard avec son compagnon Mohammed Assaf. Les deux autres détenus qui participaient à la folle équipée, Mahmoud Ramadan et Séoud Abou Hadla, ont été capturés et ramenés à Khiam. Mais depuis ce jour, Khiam n’était plus la forteresse imprenable, le mythe commençait à s’effondrer. Le désespoir pour unique compagnon En 1990, cela faisait cinq ans que la prison de Khiam existait et les mauvais traitements aidant, le désespoir était devenu le principal compagnon des détenus. Notamment depuis la mutinerie de 1989, au cours de laquelle, les geôliers ont sévi avec une violence extrême, utilisant des bombes fumigènes et tuant deux détenus. Les médias n’ayant pas encore commencé à s’intéresser à cette prison, les détenus avaient le sentiment qu’ils y dépérissaient dans l’oubli général, atteints pour la plupart de maladies diverses. D’ailleurs, les gardiens veillaient à séparer les détenus qui avaient l’air de s’entendre ou qui appartenaient à la même formation, au même village. Il a donc fallu des trésors de subtilité pour que Daoud, Mahmoud, Mohammed et Séoud, qui se sont retrouvés dans la cellule no 8 du quatrième bâtiment parviennent à dissimuler aux geôliers leur bonne entente. Mohammed, le plus mince et le plus instruit, donnait à ses compagnons des cours d’anglais et, pour aider à passer les heures de la nuit, il avait lancé l’idée que chacun raconterait un livre ou un film qu’il avait vu, de manière à distraire ses compagnons. La lumière en provenance de la lampe du couloir (40 bougies) ayant été tamisée par un tee-shirt rouge, l’ambiance de la cellule devenait intime, propice aux rêves les plus fous. Au début, seules les histoires romantiques intéressaient les quatre compagnons. Jusqu’au jour où Mohammed raconte le film The Great Escape qu’il avait vu quelques années auparavant. En narrant la première partie qui se déroulait au sein du pénitencier, Mohammed exprime surtout leur propre calvaire et chacun des compagnons se met à croire à l’histoire. Puis, lorsqu’arrive la seconde partie, celle de l’évasion, ils sont tous béats comme s’ils étaient, eux aussi, réellement partis. «Ce fut un moment de pur bonheur», se souvient Daoud. Un moment qui a davantage encore scellé l’entente entre les quatre détenus. En général, les prisonniers n’évoquent jamais la possibilité de l’évasion, d’abord par crainte des espions, ensuite parce que c’est trop important pour être divulgué. Mais dans la cellule n° 8, un pacte a été conclu entre les détenus : «Nous devons faire en sorte que ce rêve devienne réalité». Et c’est les mains entrelacées que les quatre camarades se jurent de mettre au point un plan. Ils se donnent d’abord trois jours de réflexion pour tester la profondeur de leur conviction. Ils discutent longuement de toutes les éventualités. L’arrestation ne leur paraît pas bien terrible, puisqu’il s’agit d’une situation qu’ils connaissent. Mais il leur restait à apprivoiser l’idée de la mort, cette vipère insidieuse. Finalement, ils se disent que si la mort leur fait peur et les paralyse, cela signifie que les geôliers ont gagné leur pari. Il faut donc lutter et la liberté mérite que l’on meure pour elle. Un plan en trois étapes La décision prise, il s’agissait d’élaborer un plan. Les quatre jeunes gens transforment leur cellule en un quartier général de stratégie guerrière. Ils commencent par la fin. Sur la couverture puante qui leur sert de matelas, ils dessinent avec le savon et les fils des pulls défaits une carte de la région. Ils se placent déjà hors de l’enceinte de la prison. Quel chemin prendre dans ce cas ? Trois possibilités s’offrent à eux : la route la plus courte passe par Arnoun, la seconde passe par Ebl Saqui et la troisième, la plus longue, passe par la Palestine avant de remonter vers Majidiyé et la Békaa. C’est celle-là qu’ils choisissent car elle leur paraît plus sûre et les gardiens vont plutôt penser qu’ils ont préféré le chemin le plus court. Ils passent ensuite à la seconde étape, au cours de laquelle il s’agit de définir le chemin à prendre, de la porte de la cellule jusqu’à l’enceinte de la prison. Ils s’évertuent à dresser un plan sommaire de la prison, basé sur des suppositions, sur les bruits des pas bien plus que sur des informations. Arrive enfin la dernière étape, la plus difficile, mais qui leur semble soudain réalisable : trouver un moyen pour sortir de la cellule. En fait, il n’y en a pas plusieurs : il s’agit d’arracher un des barreaux de la porte pour creuser avec le mur. Les nuits dans la cellule n° 8 deviennent très actives, les détenus étant habités d’un rêve fou et d’une foi aussi inébranlable que leur moral. Les quatre compagnons déploient des trésors d’astuce et de persévérance et parviennent au bout de deux semaines à enlever un des barreaux de la partie supérieure de la porte. Ils s’arrangent pour pouvoir la replacer dans la journée, l’attachant avec les fils tressés des pulls au sac en plastique qui leur sert de récipient d’eau et au seau qui sert de WC. Lentement mais sûrement le mur se creuse mais, terrible déception : il est en béton armé et il est impossible de le percer. Soudain, un chien aboie à mort… Pour les quatre compères, le choc est total. Dans leur tête, ils étaient déjà libres et voilà que leur beau rêve s’évanouit. Ils restent trois jours prostrés, incapables de prononcer un mot. Mais ce profond désespoir devient une nouvelle source d’énergie. Ensemble, ils décident d’enlever trois autres barreaux de la porte afin de créer une fente suffisamment large pour leur passage. Chaque barreau nécessite une semaine d’efforts et on est déjà début septembre. Les compères souhaitaient en effet s’évader le 16 du mois pour marquer l’anniversaire de la première opération de résistance. Le 6 septembre, l’excitation est à son comble et les détenus n’en peuvent plus d’attendre. Selon leurs estimations, il leur faut encore arracher un barreau, mais leur tension est si grande qu’ils décident que ce serait ce soir le grand soir. Ce sont les heures les plus longues, et la plus belle histoire racontée par Mohammed sur les amours contrariés d’une roturière et d’un noble pendant la Révolution française ne parvient pas à retenir leur attention. Ils se jurent solennellement de poursuivre le prochain épisode lorsqu’ils seront libres, près d’un ruisseau à proximité de Majidiyé. Ils se jurent aussi que si l’un d’eux n’en peut plus, de l’abandonner, le but étant de réussir coûte que coûte l’opération. Vers minuit (n’ayant pas de montre, leur estomac est leur unique horloge), ils commencent à démonter les barreaux. Doucement pour ne pas alerter les gardes et les occupants de la cellule voisine. Mohammed étant le plus mince, il passe en premier, mais sa tête reste coincée du côté de la cellule. Il devient tout rouge et les trois autres tentent d’agrandir la fente. Finalement, il passe, mais pour les autres, c’est impossible. Il faut enlever encore un barreau. Comment faire ? Attendre encore une semaine ? Impossible. Mohammed piaffe d’impatience de l’autre côté de la porte. Ensemble, les quatre détenus redoublent d’efforts et, miracle, le cinquième barreau saute. Ils ont pris soin de mettre une couverture sur le fer afin d’amortir le bruit. Et ils sautent tous de l’autre côté. Daoud raconte qu’il n’oubliera jamais les regards incrédules des occupants de la cellule voisine. Envie, colère, peur, admiration, il y a de tout dans ces yeux éperdus, qui ne réalisent pas encore l’ampleur de l’événement. L’un d’eux leur chuchote : «Vous êtes fous, vous allez mourir, revenez». Mais les jeunes gens commencent déjà à goûter à la liberté. Ils avancent pliés en deux le long du couloir et atteignent la place du soleil (où, selon leur bon vouloir, les geôliers les emmènent faire un tour au grand air qui filtre à travers le grillage du plafond). Ils la rebaptisent illico «la place de la lune» car c’est la première fois depuis leur arrestation qu’ils voient la lune. Ils en sont tout émus. Conformément à leurs estimations, la porte est restée ouverte, les geôliers étant tellement sûrs que nul ne cherchera à s’évader. La première initiative est de s’emparer des espadrilles des gardiens, car les prisonniers sont pieds nus. Les jeunes gens cherchent ensuite à arracher le grillage. Un à un, ils montent sur le toit et là, panique, ils entendent le bruit de bottes de deux gardes qui font leur tournée. Ils retiennent leur souffle et se résignent à modifier leur itinéraire, les gardes étant encore éveillés. Puis ils décident de sauter par-delà l’enceinte, deux à deux, pour que si le premier groupe est pris, le second puisse retourner à la cellule. Mohammed et Séoud descendent les premiers. À ce moment, un chien aboie à mort et Mahmoud, très superstitieux, y voit un mauvais présage. Au bout de l’aventure, la liberté La peur serre le ventre de Daoud et il engueule son compagnon pour conjurer le mauvais sort. Tous deux sautent à leur tour dans le champ miné. Ils sont sûrs que les gardiens vont les voir puisque eux voient leurs compagnons. Mais ils avancent quand même. Soudain, une chose horrible se passe. Daoud n’a pas le temps d’entendre le bruit de l’explosion. Il sait simplement que Mahmoud s’agrippe à lui, ivre de douleur. Il vient de sauter sur une mine. Séoud accourt et tous deux croient que Mahmoud est mort. Ils décident de le laisser là et de poursuivre leur chemin. Tous les trois courent comme des fous, sans se soucier de la fatigue, de la douleur et de la peur, sous un ciel illuminé par les fusées éclairantes. Les nerfs de Séoud le lâchent soudain. Il ne veut plus avancer. «Nous sommes fichus. Ils vont nous capturer», lance-t-il. Mais les deux autres ne veulent rien entendre. Ils cherchent à le convaincre, puis le portent. Mais au bout de quelques kilomètres, ils n’en peuvent plus. Ils lui donnent le choix, mais lui préfère rester sur place. Ils ne sont plus que deux à poursuivre la folle équipée. Un coq chante lorsqu’ils atteignent le ruisseau tant rêvé. Ils s’arrêtent dans une anfractuosité de rocher et se cachent sous un figuier après s’être gavés de ses fruits. Sur une branche, un oiseau chante. Ils sont si heureux qu’ils ne remarquent pas le chasseur qui tire sur l’oiseau. Panique. Ils songent à le prendre en otage. Mais le chasseur ne remarque rien et s’en va sans avoir réussi à tuer l’oiseau. Les deux hommes passent ainsi tout le reste de la journée. Et, au crépuscule, ils reprennent leur longue marche qui durera trois nuits. Ils sont inconscients de la fatigue, des hélicoptères qui survolent la région à leur recherche et pour eux, l’impensable est devenu réalité. Ils ont tenu leur pari. Ils atteignent enfin Saïda et se dirigent vers la permanence du Parti communiste. La liberté est au rendez-vous. Ils apprendront par la suite que Mahmoud a survécu, mais il a perdu une main, un œil et une oreille dans l’explosion. Il souffre aussi de troubles psychologiques : les gardiens lui ont dit que tous les autres sont morts, provoquant en lui un profond sentiment de culpabilité. Quant à Séoud, il a été retrouvé par les Israéliens dans l’après-midi qui a suivi l’évasion et placé dans une cellule isolée jusqu’en 1998. Libre, Mohammed n’a pas supporté le choc du monde réel. Il a émigré en Allemagne et Daoud a publié un livre tout en achevant une licence en psychologie. Il ne travaille pas et il se demande parfois si tout cela en valait la peine. L’héroïsme n’est pas toujours facile à gérer…
En quinze ans de sinistre existence, la prison de Khiam n’a connu qu’une seule tentative d’évasion. Quatre détenus ont réussi l’impossible, deux d’entre eux ont été capturés avant d’arriver à bon port et les deux autres ont donné aux trois mille prisonniers qui sont passés par ce lieu terrible un avant-goût de la liberté et de la dignité. Le récit d’un rêve...