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Actualités - OPINION

Sépia Le Grand Hôtel

Il passait tous les jours au moins trois heures dans la salle de jeux, debout dans un costume blanc, Oxford shoes aux pieds, coiffé d’un éternel panama. Il allait d’une table à l’autre, s’arrêtait derrière chaque chaise pour évaluer les cartes des partenaires, tant et si bien que certains joueurs, avec la superstition qui caractérise ceux qui attribuent au hasard des intentions, avaient décrété qu’il «portait la poisse». Ce commerçant de Beyrouth passait ses étés dans une maison du village et arrivait au Grand Hôtel de Sofar à l’heure exacte où le saint des saints, c’est-à-dire la grande salle de jeux, avec ses portes-fenêtres, à gauche, donnant sur le jardin et, à droite, ses portes ouvertes sur le couloir, commençait à s’animer (cooptation de partenaires, choix de tables, regards torves. De qui s’estimait mal placé...) et n’en sortait que pour rentrer dîner chez lui. Peuplé de dizaines d’hommes et de femmes attablés autour de tapis verts, ce large espace restait relativement silencieux : battements de cartes, interjections à voix basse, «Pour la cagnotte s’il vous plaît !», «Qui veut du kellaje ?», etc. On rapporte pourtant jusqu’aujourd’hui des phrases mémorables qui furent dites entre un atout pique et une colonne royale. Celle-ci par exemple, due à une quinquagénaire qui, voyant passer une jeune blonde en fourreau blanc, se tourna vers ses partenaires en s’exclamant : «Bala akl khara, ma fi ahla men el distinction» et reprit son rami là où elle l’avait laissé. L’expression devint un classique et se répandit vite jusqu’à la capitale. Il est vrai qu’un bilinguisme de cette eau ne se manifeste pas tous les jours et que, du moins on le souhaite, le père Abou lui-même en eût apprécié la drôlerie. Pertes sèches, jubilation des quintes flush, professionnels contre pigeons, tout le monde contre la logorrhée des bridgeurs, et à demain le géant Takieddine et les yeux bleus d’Yvonne. Très rares étaient ceux qui murmuraient «à demain au Shepherd» (Bhamdoun), et, en vérité, les transfuges étaient rares dans les deux sens, les passionnés du poker comme du bézigue, outre leurs superstitions concernant les porte-bonheur et malheur (voir plus haut pour l’homme au panama, voir partout pour les «mascottes»), ayant la manie du même : même lieu, mêmes tables, même jeu de cartes, même garçon de table, même plateau à whisky. Mais laissons-les à leurs rites... Parce que les rites, il y en avait beaucoup d’autres à l’intérieur de la grande bâtisse construite en 1885 par la famille Sursock comme pour prouver que si l’empire ottoman faisait eau de toutes parts, il n’en allait pas de même pour tous ses sujets. Pierres ocres, dessin élégant, la façade et les ailes se paraient d’une certaine majesté, et si, un temps, ce furent des voitures à chevaux qu’on envoyait à la pharmacie de Bhamdoun pour apporter des remèdes au «damade», en villégiature au Grand Hôtel, nous, nous en parlerons comme nous l’avons connu, à l’ère de l’automobile, du paso doble, des douairières et des adolescents désœuvrés. Pour ce qui est des douairières, la plus belle, qu’on ne voyait que bien coiffée (une séance par jour chez Boy, le coiffeur installé en face de la salle de jeu) bien maquillée et bien habillée, avait un amant (?)-gigole(?) que je préfère appeler «homme de compagnie» tant il ne la quittait jamais. Il y en avait d’autres, pensionnaires ou visiteuses, et, parmi les premières, celles du Caire ou d’Alexandrie, venues, avec ou sans mari, fuir l’été égyptien et continuer à jouer aux cartes comme elles n’avaient cessé de le faire le reste de l’année dans les cercles ou les maisons de chez elles. On voyait, en fin de matinée, passer Georges S., 20 ans, les clés de sa nouvelle Mercedes sport (350) à la main. Extase des adolescents dont il était le dieu, et qui retombaient aussitôt dans un profond ennui. Mais l’hôtel de Sofar, c’était aussi le passage de Gabriel Trad, avec son œillet à la boutonnière, venu lire un de ses poèmes, au son de l’orchestre, à la table d’amis de l’Aéro-Club, celui de Raymond Eddé voisin de rue, dont il fallait éviter qu’il ne croise Khalil el-Khoury, lui aussi familier des lieux, mais oui, c’était la «bonne société» de Beyrouth, d’Égypte et même d’Alep, qui assortissait jeux et mondanités, accents et contre-accents (tout le monde parlait français, mais avec des intonations diverses), maris et amants, qu’on aimait tous les deux la plupart du temps... Grand hôtel de Sofar, où on logeait gratuitement les joueurs passionnés, pour remplir les caisses et vider les poches, où la musique était bonne et la solitude possible – sur les terrasses couvertes des chambres où l’on pouvait lire en silence tout en bronzant intégralement –, où des amours se nouaient entre salon et terrasse. Rudement nostalgique, ce lieu de mémoire... NB. : La famille de Pepe Abed a malheureusement mal pris l’article sur les plages de Jnah. En qualifiant les chalets d’Acapulco de «garçonnières», nous ne dispensions évidemment pas les autres (Saint-Simon, etc.) de l’avoir été. Quant à y voir une réprobation morale de ma part, cela ne mérite même pas une justification.
Il passait tous les jours au moins trois heures dans la salle de jeux, debout dans un costume blanc, Oxford shoes aux pieds, coiffé d’un éternel panama. Il allait d’une table à l’autre, s’arrêtait derrière chaque chaise pour évaluer les cartes des partenaires, tant et si bien que certains joueurs, avec la superstition qui caractérise ceux qui attribuent au hasard des...