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Actualités - OPINION

Tribune - Le monde arabe face au défi de la modernité Spécificité et regroupement politico-économique

Dans une série de deux articles rédigés pour «L’Orient-Le Jour», René Naba, journaliste et écrivain installé en France, tire les leçons du retrait israélien du Liban-Sud, article publié dans nos colonnes hier lundi 19 juin, avant de souligner, dans son article d’aujourd’hui, la nécessité, pour le monde arabe, de remédier à son déclin actuel pour faire face aux graves défis du passage à la modernité. Le défi de la modernisation implique pour le monde arabe la prise en compte de ses diverses composantes, notamment ses minorités culturelles ou religieuses, et, surtout, dernière et non la moindre des conditions, le dépassement de ses divisions, en un mot une rupture avec la fatalité du déclin, tant il est vrai qu’une réconciliation interlibanaise et interarabe demeurent le préalable indispensable à toute remobilisation psychologique du monde arabe en vue de son redressement politique, le préalable absolu à toute éventuelle normalisation avec Israël, la superpuissance régionale, si tant est que cet objectif figure toujours à l’ordre du jour de la diplomatie américaine*. À contre-courant du vaste mouvement de recomposition stratégique qui s’opère sur le plan international avec la constitution de grands ensembles politiques sur une base géographique dans la perspective de la mondialisation des flux économiques et culturels, le monde arabe campe sur ses divisions politiques, sur ses disparités économiques et sur ses crispations sécuritaires. Il demeure le grand absent du mouvement de redéploiement planétaire, en dépit des défis qui se posent à lui, en dépit aussi des convoitises qu’il suscite du fait de sa position charnière à l’intersection de trois continents (Europe-Asie-Afrique), de son rôle de grand pourvoyeur d’énergie de l’économie mondiale et du rayonnement spirituel de certains de ces centres religieux. Fait symptomatique de ses divisions, pas un sommet arabe ne s’est tenu en dix ans, si l’on excepte le sommet convoqué d’urgence au Caire en août 1990 dans la foulée de l’invasion irakienne du Koweït, pour cautionner l’intervention occidentale contre l’Irak. Pas un sommet tout au long d’une décennie, pourtant capitale dans la réconfiguration géo-économique de la planète. Alors que sur les autres continents, des grands ensembles régionaux, – l’Union européenne pour l’Europe occidentale, Alena-Nafta pour le continent nord-américain, Mercosur pour l’Amérique latine, Apac pour la région Asie-pacifique – se mettent en ordre de bataille pour la conquête des marchés du XXIe siècle, le monde arabe se retrouve exsangue, épuisé par un demi-siècle de violence ininterrompue, dérivant sans cohésion, sans thèmes mobilisateurs, ni objectifs fédérateurs. Loin d’être un exercice d’autoflagellation, le verdict est sans appel et le décompte affligeant : le monde arabe a engagé près de 1 55 milliards de dollars au titre des dépenses militaires au cours du dernier tiers du 20e siècle, soit environ 50 milliards de dollars par an en moyenne, sans avoir pu se doter ni d’une capacité de projection de puissance, ni d’une capacité de dissuasion nucléaire, encore moins de la capacité spatiale du renseignement, autant d’attributs de la puissance moderne qui lui font cruellement défaut à l’ère de la société de l’information et de son application militaire, l’info-guerre. Pendant près d’un quart de siècle, de 1970 à 1994, – une période marquée notamment par une succession ininterrompue de conflits majeurs, la guerre civile jordano-plastinienne de Septembre Noir de 1970, la 3e guerre du Golfe (1990-91) –, le Moyen-Orient aura absorbé 45 % des armes vendues au tiers monde. 30 % de la totalité des achats mondiaux d’armement, alors que sa population ne représente que 3 % de celle de la planète au point de parvenir à posséder plus d’armements par habitant (pour les chars et l’artillerie) que la totalité de la trentaine de pays européens compris dans les anciens pactes de l’Otan et du pacte de Varsovie. Au premier rang des «conflit budgétivores», la guerre irako-iranienne et la guerre du Golfe qui auront durablement compromis le développement économique de la région, ainsi que la guerre du Liban, qui aura complètement désarticulé un pays jadis pilote de l’ensemble arabe tant au niveau économique qu’au niveau de la pratique démocratique. À l’aube du XXIe siècle, le monde arabe apparaît ainsi comme une zone sous tutelle marquée par une présence militaire étrangère aussi importante qu’à l’époque coloniale avec des bases dans le Golfe et des facilités militaires dans dix pays arabes, dont l’Égypte et l’Arabie séoudite, deux des principaux chefs de file du monde arabe, soit la moitié des états de la Ligue arabe. Les autres membres de l’organisation panarabe, ceux qui dans l’imaginaire collectif arabe auront symbolisé à des degrés divers, selon les époques, le refus de l’hégémonisme occidental, ont été désignés à la vindicte internationale, soit au titre d’«États parias» soit au titre de «suppôts du terrorisme». Dans le premier groupe se retrouvent naturellement l’Irak, protagoniste de deux guerres en l’espace d’une décennie, – contre l’Iran d’abord, contre le Koweït e ses alliés de la coalition occidentale ensuite – et soumis depuis lors au blocus, ainsi que la Libye, en quarantaine pendant cinq ans (1992-1999) et le Soudan, à l’index. Dans le second se distingue la Syrie, alors que le Liban et l’Algérie, les deux plates-formes territoriales des mouvements de libération du tiers monde dans les années 1960-70, implosaient dans la guerre civile dans le dernier quart du 20e siècle, le premier au Machreq (1975-1990), le second au Maghreb (1990). Tous les indicateurs du développement humain (IDH) de l’ensemble arabe sont au rouge et se situent en deçà du seuil de tolérance, illustrant la carence du système politico-culturel. Le taux moyen d’analphabétisme du monde arabe, bien qu’en recul de dix points par rapport au début de la décennie 1990 (48,7 %), demeure néanmoins un des taux les plus élevés du monde, de l’ordre de 38,1 %, juste après l’Asie méridionale (45,9) et l’Afrique subsaharienne (40,36), deux zones géographiques qui ne disposent pourtant pas des mêmes richesses que le monde arabe. Il en est de même du taux de mortalité infantile (TMI). Pour la période 1995-2000, le TMI, – indice qui reflète le mieux le niveau de développement d’un pays puisqu’il implique tout à la fois l’état sanitaire et le niveau d’éducation de la population ainsi que le statut de la femme et le réseau d’infrastructure hospitalier – , figure aussi parmi les plus élevés du monde, confirmant si besoin est, le faible niveau de développement arabe. Si l’on excepte les cas particulier de l’Irak, qui détient en la matière un record mondial absolu de l’ordre de 96 pour mille du fait d’un blocus qui dure depuis dix ans, le taux de mortalité infantile demeure particulièrement élevé aussi bien dans les grands pays dotés d’infrastructure qu’au sein des pays moins équipés. L’Égypte et le Maroc, à égalité, comptent un taux de 51°/00, suivis de l’Algérie (44°/00), de la Syrie (33°/00), du Liban (29), de la Cisjordanie (26,4), du Sultanat d’Oman (25) et de l’Arabie séoudite (23). Tout aussi préoccupant est le retard dans le domaine de la NET-économie. Le taux de pénétration de l’Internet dans les foyers arabes atteint des proportions dérisoires. Si les petits pays se sont engagés sans délai dans le domaine de la novation technologique avec des taux assez élevés d’usagers notamment les Émirats arabes unis (75,34°/00 pour mille habitants), Bahrein (9,80) et le Liban (7,33), les grands pays arabes, en revanche, ont avancé avec prudence sur cette voie, comme s’ils paraissaient redouter les effets déstabilisateurs de cette nouvelle technologie de l’information et soucieux d’en assurer la maîtrise préalable. Par rapport à sa puissance industrielle et au nombre de sa population, l’Égypte n’en compte qu’un nombre minime d’usagers : 0,29 adresses Internet pour mille habitants en moyenne, l’Arabie séoudite, la puissance financière arabe, 0,6°/00. Il en est de même pour l’Algérie (0,007) et le Maroc (0,20), alors qu’Israël enregistrait le taux record pour la région avec 161,59 adresses Internet pour mille habitants pour la période 1995-2000, période charnière du basculement technologique et informatique mondial. Activité marginalisée, affligée d’un budget insignifiant, la recherche scientifique, un des leviers du décollage économique et stratégique les Arabes, apparaît comme le véritable parent pauvre des sciences humaines. L’ambitieux programme que M. Bachar el-Assad, successeur présumé du chef de l’État syrien disparu, caresse pour son pays – fournir l’accès Internet à tout foyer syrien – s’il répond à une volonté de mobilisation, traduit aussi une angoissante prise de conscience tardive devant le retard scientifique arabe. Le monde arabe compte huit mille chercheurs (contre 400 000 aux États-Unis), dont certains figurent parmi les brillants cerveaux de la planète tel l’Égypto-Américain Ahmad Zewail (prix Nobel de chimie 1999). Il consacre pourtant quatre dollars par habitant à la recherche scientifique, soit 300 fois moins que les États-Unis tandis que les budgets affectés à la recherche ne représentent que 0,25 % du PNB en moyenne dans les pays arabes, contre 3 à 3,5 % dans les pays développés. L’avènement de l’info-guerre et du «self média» posent de substantiels défis au monde arabe dans la mesure où la guerre technologique nécessite une délégation de pouvoir, notion jusqu’à présent étrangère à la culture des gouvernants arabes. De même le média individualisé démultiplie à l’infini les voies de l’information, rendant problématique un verrouillage hermétique de la société dans son accès aux sources de la connaissance et du savoir. Dans ses applications civiles et militaires, la société de l’information apparaît comme difficilement compatible avec une conception massive du pouvoir. Dans le monde arabe, du fait du conflit avec Israël, il s’est produit un phénomène de captation, l’État-nation se posant en incarnation de l’identité collective, puis par réduction successive ce fut au tour du représentant d’un parti ou d’un clan, pour finir par être incarné par une personne. Le Liban et son voisinage arabe : Par trois fois en un siècle, le monde arabe a perdu la bataille de la modernité et du décollage économique, perpétuant durablement sa sujétion. La première fois, au XIXe siècle, sous Mohamad-Ali en Égypte, à l’époque de l’essor de l’industrie manufacturière en Europe, la 2e fois au moment de l’indépendance des pays arabes, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale (1939-1945), au moment de la phase d’industrialisation massive et d’un développement bureaucratique, enfin, la 3e fois, dans le dernier quart du XXe siècle avec le boom pétrolier qui transforma précocement bon nombre de jeunes pétro-monarchies en «état rentier» dispendieux. Il importe donc de rompre avec la fatalité du déclin. La fragilisation du monde arabe consécutive à la guerre du Golfe et au partenariat israélo-Turque pose le problème du rapprochement entre l’Irak et la Syrie comme un impératif de survie non seulement pour les deux pays, mais également pour les pays arabes limitrophes (Jordanie et Liban). Leur jonction assurerait la continuité territoriale d’une zone allant du golfe arabo-Persique à la Méditerranée, selon une ligne de fracture transversale qui brisera la tenaille constituée par l’alliance Ankara-Tel-Aviv, à l’effet de favoriser l’émergence d’un vaste marché de cinquante millions de personnes, à l’échelle des ensembles régionaux de l’économie mondialisée. À l’aube du XXe siècle, à la veille du découpage de l’empire ottoman, un diplomate avait plaidé pour la constitution d’une Syrie «qui ne soit pas trop étriquée territorialement». «Il lui faut une large frontière faisant d’elle une dépendance pouvant se suffire à elle-même (...) Au sud, que la frontière englobe la Palestine (...) Son territoire comprendrait les Wilayets de Jérusalem, Beyrouth, Damas, Alep, la partie du Wilayet d’Adana (Turquie). À l’Est... que la région minière de Kirkouk (Nord de l’Irak) puisse être englobée dans notre domaine». La proposition n’émanait pas d’un fougueux doctrinaire d’un nationalisme arabe exacerbé, ni d’un orientaliste occidental suspecté de prosélytisme pro-arabe, mais d’une homme d’État éminemment respecté pour son action en faveur de la paix, un visionnaire qui redoutait les effets de la balkanisation et anticipait le phénomène de la mondialisation, M. Aristide Briand, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères. Ses instructions sont consignées dans une lettre en date du 2 novembre 1915 à Georges Picot, alors consul de France à Beyrouth, à la veille précisément des négociations Sykes-Picot sur le partage du Proche-Orient en zone d’influence anglaise et française. La pensée peut paraître sacrilège, mais posons néanmoins la question : Ce qui valait alors pour la France ne vaut-il pas aujourd’hui pour les Arabes ? La distance Beyrouth-Bagdad est égale au trajet Paris-Nice et le conflit entre la Syrie et l’Irak aussi tranché que ne l’était l’hostilité entre la France et l’Allemagne, deux pays pourtant désormais organiquement liés au sein de l’Union européenne. Sauf à se résoudre à un déclin irrémédiable, les pays arabes ne sauraient faire l’économie d’une réflexion approfondie de leur approche stratégique des défis du monde contemporain : la reconstruction de l’Irak, la modernisation de la Syrie, la réhabilitation du Liban passent par la constitution d’un pôle économique et politique à l’échelle du Proche-Orient, par un rééquilibrage régional interarabe en mesure de faire pièce aux superpuissances régionales, en mesure de permettre aussi au Liban de préserver sa spécificité, par redéploiement de son surplus démographique exogène et par son repositionnement avec son voisinage immédiat. Autant de chantiers qui se profilent à l’horizon de l’an 2010. Autant de chantiers qui sont à la mesure de l’ingéniosité des Libanais, de leur talent et de leur ambition, et, loin de toute frilosité nostalgique, à la mesure de leur traditionnel rôle d’avant-garde.
Dans une série de deux articles rédigés pour «L’Orient-Le Jour», René Naba, journaliste et écrivain installé en France, tire les leçons du retrait israélien du Liban-Sud, article publié dans nos colonnes hier lundi 19 juin, avant de souligner, dans son article d’aujourd’hui, la nécessité, pour le monde arabe, de remédier à son déclin actuel pour faire face aux...