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Actualités - REPORTAGES

Justice - Troisième jour des procès des miliciens de l'ALS Mourir, un peu, sur scène

Tout était fin prêt pour la représentation de 10 heures. Le décor, la salle d’audience du tribunal militaire, blanche, immaculée, du marbre, des émaux en fond de scène, juste derrière là où siège la cour. Les costumes, uniformes militaires et décorations itou pour le président et ses collaborateurs, les robes noires, les manchons de fourrure blanche pour les avocats, du rouge en sus pour le juge civil ou le procureur général, le treillis kaki pour le greffier, les soldats de l’armée qui amenaient et réemmenaient les accusés, des journalistes, quelques (très) rares personnes venues là pour voir, et puis les bancs du public se noirciront rapidement d’accusés, plein d’accusés, la cage qui leur est destinée n’est pas assez grande pour eux tous, ces 65 membres de l’ALS, puisque c’est d’eux dont il s’agit, et une autre vingtaine de personnes que l’on juge, aujourd’hui aussi, pour quelques peccadilles. Mais ça suffit, le président Maher Safieddine entre, le tribunal militaire de Beyrouth avec lui, les prisonniers se lèvent, comme les autres. La scénographie est intelligente. Les avocats, les journalistes, entassés côte-à-côte, s’escrimant à prendre leurs notes, à compulser leurs dossiers, leurs bancs installés en L. Avec ceux de la cour, le U est presque parfaitement dessiné et dans la continuité, le box des accusés, la petite barrière en fer forgé, par laquelle on fait entrer les accusés, on les fait sortir, tout ce décor est doux, propre, le bois clair. Et puis il y a cette scène, au centre du carré, les micros, la petite table, un Évangile, un Coran, cette scène où convergent toutes les peurs, toutes les sueurs, les passions, c’est là que chaque milicien de l’ALS vient se scotcher, réagir quand on l’interroge, regarder, souvent, ses juges rire. Mais ce qu’il y a de plus troublant, une fois tous les bancs du public noircis d’accusés, c’est de voir chacun d’entre eux se lever, quitter l’espace du spectateur, sa fonction, sa nature, s’approcher à la barre, devenir acteur, papillon un peu blessé aux ailes, en plein dans la lumière, et rejoindre après sa place, regarder l’autre, son frère, son copain, son double, répondre aux mêmes questions, serrer, comme lui, les poings. Frontière spectateur-acteur si ténue, ambiguë et fragile, et le soldat qui ne les lâche pas. Les yeux dans leurs bleus Les rôles principaux, ce matin, ce sont Abdel-Karim, Talih, Riad, Ayman, Bassam, Hassan, Moussa, Élias, Ghassan, qui les tiennent, ils ont quoi, vingt ans, trente ans, leurs cernes sont lourdes, noires, pleines, ils sont jeunes, si jeunes, à se demander, encore une fois, s’ils ont eu le temps de connaître autre chose que la présence de soldats étrangers sur leur territoire. Les premiers à rejoindre la barre sont trois, crâne rasé, ils apprennent que l’avocat qu’on leur a commis d’office n’a eu leur dossier que ce matin, leur procès est ajourné, deux semaines au minimum, ils rejoignent leur place, qu’est-ce qu’il y a dans leurs yeux, soulagés parce que leur défense ne sera pas bâclée, atterrés parce qu’ils vont encore passer quinze jours sans savoir, quinze jours dans le noir, résignés parce que ma foi il n’y a rien d’autre à faire, ils rejoignent leur place, les yeux dans leurs bleus. Et ils se succèdent, au suivant, au suivant, des numéros de dossiers, “ c’est le tien ? ”, question d’avocat à un autre avocat, parfois des noms répétés par les uns et les autres, ils arrivent lentement, ou alors ils attendent à quatre ou cinq, devant leur cage, en rang d’oignons, une fois devant leurs juges, ils ont, le plus souvent, comme une espèce de réflexe, un automatisme, leurs bras raides le long de leur corps, parfois la paume est un peu plus ouverte, tendue vers le président Safieddine, muette prière. Il serrera les poings, presqu’inconsciemment, lorsqu’il entendra, comme beaucoup d’autres, «complicité avec l’ennemi», lorsqu’il précisera, comme beaucoup d’autres, «combien de fois il s’est rendu en Israël», son avocat s’emmêle un peu les pinceaux en lisant son plaidoyer, il s’était excusé auparavant auprès des juges, «pas eu le temps», le jeune homme, sa chemise presque pas froissée, ne l’écoutait plus, il le regardait, hagard, comme on dévisage parfois une espèce curieuse et rare en voie de disparition, ces deux-là, c’est clair, sont deux parfaits étrangers, le jeune homme, une vingtaine d’années, marié, deux enfants, ne le regardera plus jamais. Les mains vides Riad arrive, barbe de trois jours, mains derrière le dos, en écoutant la déposition du greffier, il les lâche, ses mains, elles tremblent, et sa pomme d’Adam qui monte, qui descend, sa salive qu’il ne trouve plus, sa bonne volonté, sa sincérité, «mon dernier voyage en Israël était touristique», le président Safieddine qui rit, qui rit, l’avocat et le procureur général qui pinaillent sur le rôle de l’État, Riad s’en va déjà, Ali prend sa place, tout petit, tout fragile, ces gamins tous ces gamins qui n’ont commis aucun crime, d’ailleurs ce sont les délits que l’on traite ce matin, Ali est rouge, il y a sa voix qui ne sort plus, ses yeux se posent sur le président Safieddine, une espèce de folle espérance, lui, le recours ultime, motif sans doute, tout naturellement, paternel, il a peur, il a peur, il a peur, Maher Safieddine le voit, il essaie de le faire rire, et puis son avocat y va, belle voix, indéniable présence, lui, il a eu les moyens, apparemment, de faire son travail, Ali le regarde, d’ailleurs toute la salle le fixe, l’espace d’un instant, le centre de gravité s’est légèrement déplacé, l’avocat près, tout près de son client, il parle avec ses mains, aucune note, du bon sens, beaucoup de bon sens, «que voulez-vous donc qu’ils demandent ces gamins, à part une amnistie, le pardon ?...». Ils la demanderont d’ailleurs tous, ces «gamins», l’amnistie. Évidemment. Maintenant, c’est un nouveau groupe de trois, ils avancent, eux sont extraordinaires, et beaux, rien de calculé, c’est la tête baissée qu’ils ont rejoint la barre, c’est la tête baissée qu’ils écouteront la plaidoierie, c’est la tête baissée qu’ils répondront aux questions du président, qu’ils lui détailleront leur ridicule et indispensable salaire, qui était gardien de maison, qui conduisait des camions, qui allait planter des choux de l’autre côté de la frontière, qui... On n’arrive plus à lâcher leurs mains du regard, des mains qui frissonnent, des mains qui cherchent prise, des mains qui espèrent, demandent, supplient, des mains qui rêvent de retrouver, oh pas grand chose, juste celles de leur mamma qui attend dehors, derrière la porte en fer du tribunal militaire de Beyrouth, dehors en plein cagnard, les soldats qui ne supportent plus de les voir, plantées là, rien ne les fera partir, elles ont à la main des tupper-wares remplis de ces choses bonnes, «moi je lui ai fait des kebbés, il adore mes kebbés et moi il me manque, si vous saviez comme il me manque», elles n’en peuvent plus de ne pas les leur donner, elles sont mortes de fatigue, et la route a été longue, si longue... En sortant... Le président Safieddine lève la séance, et tout le monde se dépêche de sortir, les avocats, les journalistes, les soldats qui s’impatientent pour ramener leurs prisonniers à leur cellule, et en sortant... En sortant, il y a deux yeux qui se posent, qui s’attardent, sur vous, il est assis là où viennent d’habitude s’asseoir les spectateurs, ses vingt ans vous alpaguent, ses yeux vous tétanisent, ils vous appellent, pas de larmes, pas de prières, pas de complaisance, non, rien de tout ça, les yeux de ce milicien de l’ALS qui vient d’être interrogé, vous les entendez crier, deux yeux qui vous hurlent, ça fait du bruit, «qu’est-ce que j’ai fait, à part essayer de m’en sortir, de manger, de vivre, condamné que j’étais à ne jamais partir, pas d’argent, nulle part où aller, mon chez-moi occupé, je n’ai blessé personne, torturé personne, tué personne, pourquoi est-ce qu’ils vont me mettre en prison, pourquoi tout ça, pourquoi ?». Pleure pas mon p’tit loup, ça va aller, ça va aller...
Tout était fin prêt pour la représentation de 10 heures. Le décor, la salle d’audience du tribunal militaire, blanche, immaculée, du marbre, des émaux en fond de scène, juste derrière là où siège la cour. Les costumes, uniformes militaires et décorations itou pour le président et ses collaborateurs, les robes noires, les manchons de fourrure blanche pour les avocats, du...