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Actualités - OPINION

Regard - Olivier Gredzinski : "Tourba" - Hannibal Srougi : "Transformations" Le clos et l'inclôturable

L’un est français et vit au Liban. L’autre est libanais et vit en France. L’un est né en 1967, l’autre en 1957. Olivier Gredzinski cherche la pesanteur, l’opacité, la matière, la clôture, les formes définies et les espaces structurés sous l’égide de la terre-mère, matrice originelle dont ses carrés, damiers, labyrinthes, croix, enceintes concentriques, œufs cosmiques sont d’immémoriales représentations symboliques, archétypes primitifs, primordiaux ou primaux, tout un répertoire de signes sacrés, rayonnants d’énergie spirituelle et/ou magique, mobilisés dans les rites et les cérémonies initiatiques, dès le paléolithique sans doute. Mandalas fondamentaux qui se retrouvent dans toutes les civilisations avec des significations et des portées diverses mais apparentées. Le damier est à la base du temple hindou, l’échiquier est un terrain d’affrontement manichéen entre les forces du bien et du mal, les carrés dits sacrés sont associés aux planètes, etc. Il n’est pas jusqu’aux carreaux de porcelaine ou de céramique de nos cuisines et salles de bains qui ne fassent un écho lointain mais réel à ces structures géométriques qui doivent correspondre à des invariants mentaux, d’autant plus qu’elles sont régies par des nombres qui sont, eux aussi, des clefs sacrées dans toutes les traditions occultes. Le jeu des multiples de 2,3 et 7 se déchiffre aisément dans les œuvres de Gredzinski qui s’est coulé dans la peau d’un aborigène australien (par quel phénomène d’attraction et d’identification?), fabriquant ses instruments de musique, ses nombres, ses boomerangs, ses masques, ses poupées, ses outils, utilisant les mêmes éléments naturels, pigments de terres rouges et ocres prélevés dans la montagne libanaise, cire d’abeille, plumes d’oiseaux, peaux de mammifères, écorces et branches d’arbres, cosses séchées... Pensée New Age Notre peintre-musicien (il joue du didjeridoo et d’un grand nombre d’instruments à percussion) semble imprégné de pensée New Age, mélange d’hermétisme, d’occultisme, de mysticisme, d’ethnicisme, de culte de la terre, qui nous porte et à qui nous devons honneur et révérence (on le voit faire une offrande de gratitude et de courtoisie à la terre, à l’endroit où il a recueilli de l’ocre rouge dans la vidéo de Wadih Safieddine projetée à l’Espace SD). Il y a chez lui une volonté de retour à l’élémental et l’élémentaire de manière à susciter chez le citadin, de plus en plus éloigné de la nature, mécanisé, médiatisé, cybernétisé, décervelé, une nostalgie des origines, un réveil d’identité essentielle, un retour à une relation directe et authentique avec le monde, ou plutôt avec le cosmos, car, comme dans ses modèles primitifs, le monde de Gredzinski est organisé, ordonné, régi par des lois qui instaurent un ordre strict pour faire barrage au chaos, aux pulsions obscures, à tout ce qu’il y a d’indéterminé, d’incertain, d’inconnu en nous : ses formes sont des forces psychiquement structurantes qui cherchent l’équilibre entre le haut et le bas, le vertical et l’horizontal, l’expansion et la contraction, le centre et la périphérie, l’intérieur et l’extérieur... Ses œuvres, impressionnantes par leur puissante simplicité, leur tranquille présence, agissent sans doute sur les couches profondes de l’inconscient. À l’Espace SD, il donne à voir, outre son atelier transporté sur place, quelque 300 pièces, retraçant la genèse et l’évolution d’une œuvre forte et originale, contemporaine par le fait même de son refus apparent de la contemporanéité : d’autres ont été influencés jadis par les estampes japonaises ou par l’art africain, lui s’enfonce plus loin dans le passé, des sociétés «sauvages», voire jusqu’à la préhistoire dont il retransmet le message fait d’éléments géométriques objectifs et universels où le moi individuel s’abolit pour laisser place au moi collectif ou plutôt au moi commun, au soi dont les mandalas et les masques sont des formes d’apparition, manifestations de l’essence de l’être. En même temps, les œuvres de Gredzinski ont partie liée avec la magie dont elles manipulent les objets et les symboles chtoniens : il est curieux que cette œuvre se développe dans un pays où le paganisme n’a plus de place sinon déguisé, alors qu’en Europe il resurgit au grand jour avec mages, sorciers, druides et autres pontifes célébrant solennellement la complémentarité de l’homme et de la terre, son Alma Mater. Comme si plus la raison critique, scientifique et technologique triomphe, plus elle soulève de révoltes de la part obscure et réprimée, la face mystérieuse et cachée de l’homme : les religions célestes peuvent difficilement contenir ou satisfaire ce retour spectaculaire du refoulé chtonien puisqu’elles sont des cultes de la lumière ouranienne. Fluidité À rebours, et comme en contrepoint, Hannibal Srougi cherche la légèreté, la transparence, la grâce, l’ouverture, l’immatériel, les formes indéfinies, les espaces vagues et flottants sous l’égide de l’eau, de l’air et du feu, les trois élémens complémentaires de la terre : chez Gredzinski, ils sont présents d’une façon implicite comme l’est la terre chez Srougi. Les peintures du premier sont chargées de substances tactiles lourdes, saturées, envahissantes, rugueuses, sans aération, celles du second sont à peu près dépouillées de substance, la toile porte des traces minimales de pigments, la plus grande partie de la surface reste à cru, vide, lacunaire ou criblée de trous, abolissant ainsi toute notion de limite, de fermeture, de structure géométrique rigide. C’est le règne de la fluidité. Srougi mouille ses toiles à grande eau, et la peinture acrylique qu’il y applique, par touffes, bouquets, bouffées, touches ou taches, s’en trouve diluée jusqu’à la limite de l’invisibilité : il faut une seconde application et une troisième pour obtenir des couleurs plus consistantes. Les toiles ne sont pas seulement lavées, elles sont brûlées, trouées par le feu ou rongées sur les bords : dans les polyptiques qui sont des bandes pliables et dépliables, des sortes de livres en rouleaux mais exposés tels des stèles ou des totems (comme chez Gredzinski qui présente un tronc d’arbre), les bords brûlés abolissent, avec leurs identations et saillies, la linéarité de la frontière avec l’espace ambiant, tout comme les «meurtrières» qui les ponctuent ouvrent le derrière sur le devant, aèrent la surface et intègrent l’air et la lumière. Si Gredzinski fait retour aux formes abstraites fondamentales qui auront une longue descendance dans les divers arts historiques, Srougi, lui, semble s’orienter, avec sensibilité et grande subtilité, vers une approche extrême-orientale de l’espace, du vide et du plein, des formes et des forces, de la nécessité et du hasard. La «Tourba» gredzinskienne devient ici «Transformations». Il y a d’ailleurs une pièce intitulée Le Livre des changement qui est le titre du Yi King chinois qui comporte, lui aussi, des signes d’une extrême antiquité. Bien que Srougi travaille en variations, transformations ou mutations d’un motif simple dans la plupart des pièces (une tige verticale flanquée de deux ou trois touffes qui peuvent être calice, corolle, pétale ou tout autre référent, et même se résoudre en trigrammes du Yi King), c’est l’installation intitulée Intervalle qui est emblématique de ces métamorphoses : elle consiste en 59 carrés de toile irréguliers brûlés sur les bords et de bandes verticales vertes et oranges disposées en deux «portées» comme des accords ou intervalles musicaux : il y a des tierces, des quartes, des quintes. Les pièces sont fixées au moyen d’aiguilles sur du contreplaqué : elles peuvent être facilement déplacées échangées, écartées («Échange» et «Écart» sont des titres d’autres œuvres), rapprochées, groupées, dispersées, bouleversées dans leur ordonnance. Le jeu, canon ou contrepoint, car c’en est un au fond, autorise toutes les possibilités : il n’y a rien de fixe ni de stable contrairement à ce qui se passe chez Gredzinski où les transformations sont réservées à la musique (un coin-concert comporte toute une panoplie d’instruments à percussion). Les diptyques (les deux Rythmes éphémères sont particulièrement réussis, juxtaposant un panneau monochrome à un panneau de toile écrue criblée de trous ou de traces de fumée) confirment l’inclôturabilité de l’espace hannibalien par la rupture de ton ou, au contraire, par la réitération virtuellement infinie qui les constitue. Les œuvres de Srougi ne se contentent pas d’être des formes ou des non-formes abstraites, elles évoquent l’incontournable mémoire des blessures infligées et reçues et l’inévitable processus de cicatrisation et de guérison (qui est, dit-il, une «transformation physique et psychique de l’être») : la phase du pardon, du rire et de l’oubli viendra après, avant celle de la vie réassumée à nouveaux frais. Mais on peut faire abstraction du message, cela ne portera pas tort à l’œuvre. (Galerie Janine Rubeiz)
L’un est français et vit au Liban. L’autre est libanais et vit en France. L’un est né en 1967, l’autre en 1957. Olivier Gredzinski cherche la pesanteur, l’opacité, la matière, la clôture, les formes définies et les espaces structurés sous l’égide de la terre-mère, matrice originelle dont ses carrés, damiers, labyrinthes, croix, enceintes concentriques, œufs...