Rechercher
Rechercher

Actualités - OPINION

Regard - L'art du portrait dans l'oeuvre de Paul Guiragossian Cette disponibilité qui nous manque

Bien qu’il fût suprêmement doué pour le portrait, Paul Guiragossian ne s’est jamais considéré comme un portraitiste professionnel. Certes, il a brossé mainte effigie sur commande, mais il ne l’a jamais fait que pour des personnes envers qui il éprouvait une sympathie suffisante pour déclencher en lui l’approche emphatique qui lui permettait d’appréhender son modèle de l’intérieur. Cela est patent même dans ses portraits mondains. Pour l’essentiel, il a peint sa famille et ses amis. Sa stratégie consistait, grâce à son exceptionnelle rapidité, à saisir la ressemblance, à exécuter en aussi peu de temps que possible plusieurs versions successives du visage jusqu’à en assimiler complètement les traits. Il pouvait alors, affranchi de tout souci de fidélité aux apparences, capturer, avec l’infaillibilité d’un rapace fondant sur sa proie, l’humaine quintessence de son vis-à-vis mise au jour non par clairvoyance psychologique, bien qu’il n’en manquât point, mais par le processus même du dessin : c’est son crayon, son fusain ou son pinceau qui lui servaient de prosoposcope, si j’ose dire. Sa main allait souvent plus vite et plus loin que son regard. Si l’œil écoute, et ses yeux captaient des murmures presque inaudibles, la main voit, et la sienne captait des détails presque invisibles, la vision se faisant parfois voyance. Telle était sa mémoire visuelle qu’il était capable d’enlever un portrait in absentia, par contumace pour ainsi dire : toujours par le procédé des approches successives qui, telles les révolutions de plus en plus étroites du rapace au-dessus de sa proie, lui permettait d’attraper l’expression essentielle d’un visage, devenu icône inoubliable : ainsi du portrait posthume d’André Gédéon qui ne figure pas, malheureusement, dans cette exposition. Avec 37 œuvres, elle ne présente qu’un échantillon réduit de sa production suffisant pour illustrer non seulement l’évolution de sa démarche graphique et picturale, mais également l’étonnante versatilité de son style d’un portrait à l’autre, comme si, spontanément, il s’adaptait à la personnalité du poseur tout en adoptant le style le plus adéquat à la refléter sans pour autant perdre quoi que ce soit de sa propre personnalité. C’est cette pertinence du portrait si l’on peut dire qui frappe à chaque fois chez Guiragossian, comme s’il possédait non seulement vision et voyance mais aussi divination. Du plein au vide À comparer le début – son Autoportrait de 1947 – et la fin – le portrait de Jacques Assouad, 1993 – il apparaît que l’art de Guiragossian a progressé de la primauté du plein à la primauté du vide, autrement dit de la primauté de l’Occident à la primauté de l’Orient, de la primauté de la description minutieuse scrupuleusement exacte qui ne laisse aucune place à un hiatus quelconque, à la primauté de l’allusion elliptique qui laisse toute la place au blanc du support, comme une musique où les silences seraient plus longs que les sons mais où ceux-ci n’en vibreraient que davantage : les quelques traits d’encre de Chine au pinceau qui esquissent, sans même une continuité des lignes, la moitié du visage d’Assouad suffisent à dynamiser de telle manière le regard du spectateur qu’il finit par percevoir, illusoirement, le visage complet qui se donne en se dérobant et se dérobe en se donnant, correspondance exacte, sur le plan optique, de l’impression que produit la personnalité fuyante, difficilement cernable, du poète. Le vide est ainsi paradoxalement plein, comme dans la pensée et l’art bouddhistes où la forme est le vide et le vide la forme. Dans l’Autoportrait, ce qui guidait le pinceau de Guiragossian alors pratiquement autodidacte – curieusement, il le tient comme pour écrire plutôt que peindre – c’était la peur, il l’a souvent avoué, la peur de ne pas bien faire, de louper telle inflexion des traits, telle nuance de la peau : la touche est menue, ténue, lisse, besogneuse, d’où le stress que trahit ce portrait de beau ténébreux débutant brillamment en peinture. La chemise ouverte sur le torse, la main négligemment posée ne sont, en un sens, que des parades à la peur, des bravades provocantes : «Voyez, je suis tout à fait à l’aise, ne croyez surtout pas le contraire». La bravade avait raison : de la peur panique de rater le réel, le grain des choses, la moindre note de la partition du monde, Guiragossian est passé, par rapide maturation, à la compréhension de la mission du peintre : non point copier la nature, mais l’interpréter, c’est-à-dire la transformer, et en la transformant, la révéler d’une manière plus profonde et plus véridique. Dès 1949, le portrait du vieil homme Khatcher montre quel chemin il a déjà parcouru : la symphonie des gris trahit un évident plaisir de peindre, bien que le sujet soit un pauvre hère dont le traitement pictural accentue encore la pitoyable condition en lui tordant le visage. Paul Guiragossian fait ici la découverte d’un clivage essentiel : le réel est le réel et la peinture est la peinture, et ils ne se rencontrent jamais. Plus ils sont distants et plus, paradoxalement, ils peuvent être proches. Cela lui donne un sentiment de liberté assez grisant : on peut tordre le cou au réel, jamais il n’en mourra. Sentiment qui ne fera que croître à mesure que croîtra la maîtrise du dessinateur et du peintre : c’est lui qui possède désormais le monde, ce n’est plus le monde qui le possède. Partition à interpréter Et chaque visage est une partition à déchiffrer et à interpréter : Autoportrait, 1949 : la touche est déjà plus large, plus épaisse, carrée, procédant par pavage; Yevkiné, 1950 : le cerne toujours, mais une peinture très diluée, qui teinte juste la toile, les yeux très enfoncés, noirs, sans pupille, regardant déjà ailleurs; Jalal Khoury, 1965, le fusain dans toute sa puissance d’expression, jeu des traits épais renforçant les traits fins, rudesse apparente et douceur cachée, Yvette Achkar, 1965 : pastel aux étranges effets texturaux; Nidal Achkar, 1970 : peinture sur toile purement graphique, dépouillement et souveraineté de la ligne dans le dessin du costume, du mouvement des doigts, de l’ovale du visage, du feu du regard, de la prestance, et déjà la respiration du blanc; Afifé Dirani Arsanios, 1970 : même année, mais ici approche coloristique qui fait ressortir tout autrement la personnalité du modèle; Nohad Geagea, 1972 : la peinture est traitée comme si c’était du fusain, avec tout l’accent sur le visage, les yeux souriants comme les lèvres, la cascade des cheveux et les lignes divergentes du costume; Jean-Paul Guiragossian, 1972 : le fusain saisit le fils à l’âge ambigu entre l’enfance et l’adolescence; César Nammour, 1973 : peinture à l’huile d’un homme d’affaires et d’action, prêt à bouger et intervenir; Berge Fazlian, 1974 : fusain «théâtral» d’un homme de théâtre vu de trois quarts, accentuant ainsi l’acuité du visage; Emmanuel Guiragossian, 1975 : beau et grand dessin au fusain sur papier kraft : concentration du violoncelliste penché sur son instrument, mouvement du bras, de l’archet, même le pied de la chaise, tout est admirablement juste et enlevé; Manuella Guiragossian, 1980 : en quelques coups de pinceau à l’encre de Chine, le rapport de l’enfant au visage si délicatement évoqué avec l’oiseau frémissant dans sa main; Nadia Tuéni, 1984 : exceptionnel portrait à l’encre de Chine, avec un œil seulement et une chevelure tubulaire étonnante avec des silhouettes cachant la moitié du visage : il n’y a rien de Nadia Tuéni à strictement parler, et pourtant on la voit, on la reconnaît telle qu’elle était dedans et dehors; Alexa Borgi, 1986 : portrait mondain à l’huile, enlevé, en une brève séance, avec verve et brio, comme s’il s’agissait d’un dessin : Anto, 1988 : portrait à l’huile de son petit-fils construit à grands coups de pinceaux verts, rouges, bleus, jaunes, avec un entrain véritablement juvénile, et la respiration du blanc; Nadia Khoury, 1989 : autre peinture mondaine, le modèle posant debout devant une table sur laquelle est posé un vase de fleurs peint dans une pâte épaisse, riche, sensuelle, avec des coups de pinceau violents dans la robe noire... Art de vivre Il faudrait consacrer un article à chaque portrait et citer les autres : l’exposition campe bien le monde de Guiragossian, ses relations avec les poètes, les écrivains, les hommes de théâtre, les journalistes, les amateurs d’art, ses amis, sa famille.. On y voit un peintre à la sensibilité à fleur de peau déployer non seulement la gamme de ses possibilités plastiques mais aussi un homme dans le plein sens du mot, à la fois fort et doux, dur et généreux, qui a aimé les autres qui le lui ont bien rendu et qui a su s’entourer constamment d’artistes, de créateurs et de penseurs à un moment de haute intensité culturelle dans la capitale libanaise. Cette galerie de portraits, dont la plupart furent réalisés et offerts sous l’impulsion du moment, ne montre pas seulement un aspect de l’art de Guiragossian, elle révèle aussi son art de vivre dans la chaleur et la plénitude de l’intelligence, de la camaraderie et de l’amitié, malgré des hauts et des bas inévitables. Il était ouvert à tout et à tous, de l’enfançon au vieillard cacochyme, et c’est cette disponibilité perpétuelle, cette agile générosité d’esprit, de cœur et de main qui nous manque cruellement aujourd’hui. (Centre culturel français). PS : Bien entendu, les paysages imaginaires de Nadia sont atopiques et non atomiques.
Bien qu’il fût suprêmement doué pour le portrait, Paul Guiragossian ne s’est jamais considéré comme un portraitiste professionnel. Certes, il a brossé mainte effigie sur commande, mais il ne l’a jamais fait que pour des personnes envers qui il éprouvait une sympathie suffisante pour déclencher en lui l’approche emphatique qui lui permettait d’appréhender son modèle...