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Actualités - REPORTAGES

Des libanais dans le siècle - Aboul Abed fait revivre une époque bénie Beyrouth, reine du monde et centre de tous les plaisirs(photos)

Il fut un temps, un temps béni bien sûr, où Beyrouth était la reine du monde. Son cœur ne cessait jamais de battre et dans ses ruelles pavées et ombragées s’offraient aux passants les plaisirs simples et ceux qui le sont moins, les odeurs des villes d’Orient et l’aspiration à une modernité toute occidentale. De Basta à Gemmayzé, c’était le règne des «abadayes», ces fiers-à-bras à la moustache retroussée, soigneusement laquée, qui se nourrissaient de rixes quotidiennes et se prélassaient dans une réputation de défenseurs des faibles, des femmes et des enfants. Les années 50 et 60 à Beyrouth, c’était un bonheur rare, où la ville, généreuse, distribuait ses faveurs aux pauvres et aux bourgeois, où chacun avait sa place, puisqu’il n’y avait pas encore d’exclus et qu’en somme, on y vivait comme dans un village. Aboul Abed (son fils s’appelle effectivement Abdallah) a occupé pendant longtemps les fonctions de moukhtar de Basta. Il y connaît tout le monde même s’il reconnaît qu’aujourd’hui, il y a un afflux «d’étrangers». Et c’est parce qu’il connaît tout le monde qu’il préfère garder l’anonymat car, en homme soucieux du qu’en dira-t-on, il craint que ces souvenirs ne fassent du tort… à certains morts. Aboul Abed est un peu gêné au début, se demandant ce qu’on lui veut exactement, mais très vite, il devient intarissable et les visiteurs s’agglutinent autour de lui, une histoire en amenant une autre. L’espace de quelques heures, le temps semble se figer et les souvenirs deviennent si palpables qu’on est choqué, en sortant de retrouver la rue bruyante, les voitures modernes et l’agressivité du monde actuel. Aboul Abed vit à Basta depuis l’âge de trois ans. Il se souvient parfaitement du recensement de 1932. «Ils se rendaient dans chaque maison pour s’informer sur le nombre de personnes qui y résidaient, le sexe des enfants, etc.». Hamra, des champs d’agrumes Lorsqu’il était petit, ses parents l’emmenaient à Ras-Beyrouth (Hamra et ses environs) qui étaient encore des terres cultivées, où les champs d’oranges amères s’étendaient jusqu’à la mer. D’ailleurs nul n’osait s’y rendre la nuit, tant les arbres étaient propices à tous genres d’agressions. Les cultivateurs de Ras-Beyrouth se rendaient donc à leurs champs au lever du soleil et en revenaient à son coucher, ce qui entravait leur travail car ils avaient toujours ses rayons dans les yeux. Trouvant cette situation insupportable, ils décident un jour de s’adresser au juge, en lui présentant une plainte contre… le soleil. Le juge de l’époque, habitué à la naïveté des gens, n’a pas bronché et avec le plus grand sérieux du monde, il a longuement réfléchi avant d’émettre son jugement, en condamnant les cultivateurs de Ras-Beyrouth à se rendre à leurs champs, une heure plus tôt pour rentrer une heure plus tard. Satisfaits par cette solution, les habitants de Ras-Beyrouth se sont mis à vénérer le juge comme un dieu. Du pétrole à Bab-Edriss Aboul Abed raconte cette histoire avec attendrissement. «À l’époque, les gens étaient si facilement satisfaits». Plus tard, les habitants ont préféré vendre ces terrains et comme ils n’avaient pas de mètres pour mesurer, ils ont utilisé la ceinture du chéroual, dite «al-chamlé». À l’époque, le cœur de Beyrouth se situait dans les secteurs dits Sour et Hall (l’actuelle place Riad el-Solh), jusqu’à la Place des Canons et à Dirki (plus tard le secteur de l’immeuble Esseily), où le souk des antiquités était collé aux cafés dont les chaises basses étaient constamment occupées. À quelques mètres de là, le garage Mehio et Festok emmenaient les passagers en Palestine. «Les voitures étaient encore à leurs débuts et on devait constamment changer l’huile des moteurs, raconte Aboul Abed. Comme le terrain était sablonneux, l’huile s’y enfonçait et un jour en creusant, elle a rejailli du sol. Les propriétaires du garage ont crié à tue-tête : “Du pétrole, nous avons trouvé du pétrole !”. Les experts sont aussitôt convoqués et la déception des garagistes est immense lorsqu’ils apprennent que ce liquide noirâtre n’est que l’huile utilisée par leurs voitures…». «Les gens étaient si naïfs, poursuit Aboul Abed, que chaque incident faisait l’objet d’une grande joie ou d’une grande peine, toujours partagées car les gens vivaient pratiquement ensemble». Il se souvient aussi qu’un jour, le tramway (alors le moyen de transport le plus courant) a échappé au contrôle de son conducteur, Mahmoud Jomaa. Il est descendu sans frein, comme un bolide, de l’actuel caserne des pompiers au Hall, faisant plusieurs morts sur son passage. Le chauffeur a été emprisonné au grand dam des habitants de Basta qui n’ont toutefois pas osé protester. Une autre fois, le tramway a écrasé en passant la jeune Nafissé Chéhabeddine (7 ans) au croisement de Basta et les habitants étaient tellement en colère qu’ils ont renversé le véhicule. Les autorités ont alors décidé de construire des protections le long des rails. Les « abadayes » faisaient la loi Selon Aboul Abed, le secteur Dirki, souk des antiquaires, était le repaire des malfaiteurs et les gendarmes s’y aventuraient rarement. Aboul Abed possédait un café près de l’actuel siège du Parlement Kahwat Abou Nawas. «Je louais les services d’un hakawati, précise-t-il. Ismaïl venait le soir vers 18h et racontait les aventures de Antar. Il déclamait un épisode par soir afin de maintenir ses auditeurs en haleine et ils venaient ainsi tous les soirs pour suivre les aventures du héros, en consommant du thé ou en fumant un narguilé. Un verre de thé était à 15 piastres». Selon Aboul Abed, le café était l’école des adultes, les hommes y passaient des heures. C’est avec émotion et nostalgie qu’Aboul Abed évoque les abadayes, aujourd’hui disparus. Hajj Saïd était l’un d’eux. Il travaillait comme gardien de la banque zilkha et se tenait toujours devant la porte d’entrée, son tarbouche fièrement planté sur le crâne, les moustaches retroussées et la canne à la main. Il avait toujours la main levée pour saluer les gens, car tout le monde le connaissait et fréquentait assidûment son café al-Motawaqqel, à Basta. Les abadayes de Basta se tenaient tous les jours devant le commissariat et guettaient les passants. Si une femme marchait les mains découvertes, ils lui lançaient des torchons. Protecteurs de la vertu, de la justice et des faibles, les abadayes faisaient surtout la loi dans la rue et la moindre remarque qui leur était adressée pouvait dégénérer en rixe. En face d’eux, à Gemmayzé, c’étaient Michel Abou Hatab et Hajj Nicolas Mrad qui contrôlaient le secteur. Au Sour, c’était Abou Sélim Baadarani qui était le plus connu. Il avait un salon de coiffure pour hommes et les habitants avaient recours à lui pour régler les conflits et procéder à des réconciliations entre familles rivales. Abou Sélim bénéficiait d’une grande notoriété et il était connu pour sa sagesse et son sens de l’équité. Les noms de personnes et de lieux se mettent à défiler, évocateurs de douceur de vivre et de souvenirs heureux. Maarad, Bendekji, restaurant Saab, Hayat, Nejmeh, Café de la République (où les serveurs en smoking impressionnaient les clients), Café Andalaous, la boutique d’Ahmed Abiad qui vendait toutes sortes de fromages à 5 livres. Et s’il y avait une once en plus, il la laissait gratuitement. «Beyrouth était alors une ville généreuse», soupire Aboul Abed. Tapis rouge pour Oum Koulsoum Les abadayes animaient aussi les nuits de Beyrouth. Du Grand Théâtre (où Oum Koulsoum a chanté sous la coupole en verre avant qu’il ne devienne un ring pour les scènes de boxe puis un cinéma pour films pornos) au cinéma Rialto à Nadi Chark (où Sabah a chanté à ses débuts), aux bars de Zeitouné, au célèbre Parisiana, au Club New York de Gemmayzé, au cinéma Rex, etc. Tous les hauts lieux du plaisir nocturne beyrouthin reviennent à l’esprit d’Aboul Abed. Les «artistes» étaient nombreuses et appartenaient à plusieurs nationalités. Elles concurrençaient un peu déloyalement les belles de la Rue Moutannabi. Clle-ci avait au moins huit issues afin de permettre aux clients d’entrer et sortir discrètement. Sur les maisons de cette rue, trônaient, entourés de néons verts et rouges, les noms pleins de promesses de leurs locataires : Samia, Bianca, Marika et bien d’autres, toujours prêtes à proposer leurs services mais qui, pour sortir de leur lieu de travail, avaient besoin d’une autorisation de la police (brigade des mœurs). Les autobus Ahdab passaient dans cette rue pour se rendre vers Tripoli et les passagères se voilaient pudiquement la face tout en essayant de regarder à travers leurs doigts ce lieu «amoral, mais si intéressant». On pourrait citer encore des dizaines de noms, Aboul Abed se perd un peu dans ses souvenirs et dans les dates. Ce qui compte, c’est ce souvenir ébloui qu’il garde de ce Beyrouth-là. «Lorsqu’Oum Koulsoum est venue pour la première fois, elle est arrivée par le port et un tapis rouge a été installé pour qu’elle ne pose pas les pieds au sol. C’est Ahmed el-Jake qui l’avait accueillie et elle était tellement satisfaite de son séjour qu’elle est revenue une seconde fois en laissant à la famille Jake les recettes de son récital». Lorsqu’en 1958, le cœur de Beyrouth a fermé ses portes pendant six mois, les habitants ont cru mourir. Ils ont vécu cela comme une trahison. Mais c’est plus tard, en 1976, qu’ils ont réellement réalisé que la ville d’antan, vibrante et généreuse, était définitivement morte, entraînant avec elle un passé, une époque et des milliers de souvenirs que l’on n’ose plus évoquer tant la comparaison avec le présent fait mal. «Aujourd’hui, conclut Aboul Abed, je ne reconnais plus rien dans le centre-ville. Je me perds dans ces nouvelles rues et je mesure combien je suis devenu vieux».
Il fut un temps, un temps béni bien sûr, où Beyrouth était la reine du monde. Son cœur ne cessait jamais de battre et dans ses ruelles pavées et ombragées s’offraient aux passants les plaisirs simples et ceux qui le sont moins, les odeurs des villes d’Orient et l’aspiration à une modernité toute occidentale. De Basta à Gemmayzé, c’était le règne des «abadayes»,...