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Actualités - BIOGRAPHIE

REGARD - « L’habitation au Liban », de Jacques Liger-Belair Jusqu’où ? Jusqu’à quand ?

Voici un livre de base, un livre essentiel qui devrait figurer dans toute bibliothèque libanaise, celle de l’honnête homme comme celle de l’édile municipal, celle du législateur comme celle du ministre, de l’intellectuel, de l’architecte, de l’ingénieur, de l’entrepreneur, bref de tout maître d’ouvrage et de tout maître d’œuvre. Les thèses qu’il défend sont simples, intuitivement justes et d’autant plus nécessaires à lire, méditer, appliquer que le Liban se trouve en phase de reconstruction et que le désastre architectural et urbain est déjà fort avancé. Ces thèses sont aujourd’hui partagées par tout le monde ou presque. Lors de la première publication de l’ouvrage, elles étaient inédites, novatrices. Si elles semblent quasi évidentes, c’est qu’il a largement contribué à les propager. Mais si tout le monde ou presque les approuve, personne ou presque ne les met en pratique. D’origine française mais Libanais «d’habitation» et de cœur, Jacques Liger-Belair est un architecte moderniste qui regarde vers le passé pour mieux regarder vers l’avenir. C’est directement, sans ambages, sans fioritures ni jargon, en des textes brefs et clairs, des figures et des photos parlantes qu’il va au fond de ce qui fait la continuité culturelle et donc l’identité profonde de ce pays, issue de la nature de son territoire, à travers la continuité de 5 000 ans d’évolution architecturale épousant harmonieusement les sols, les roches, les pentes, les vents, les soleils, les pluies, les végétations, les paysages, les ciels, les horizons. Le socle des constantes géographiques À l’occasion de cette nouvelle version bilingue (français-anglais) revue et augmentée, les éditions orientalistes Geuthner, gérées aujourd’hui par une société libanaise, élargissent leur champ d’intérêt de l’archéologie à l’architecture vernaculaire, architecture paysane sans architectes issue d’une osmose entre l’homme et son milieu, entre la manière de vivre et la manière d’habiter. Dans sa première édition en 1965, par les soins de l’APSAD, l’ouvrage se présentait en deux tomes glissés dans un étui oblong – comme pour évoquer concrètement le maître-plan de l’habitation paysanne puis urbaine au Liban, dont les premières traces rectangulaires sont repérables à Byblos dès le troisième millénaire A-C et qui s’est maintenu malgré les changements historiques, politiques, démographiques, économiques, sociaux, culturels, sur le socle immuable des constantes géographiques territoriales et climatiques. La présente édition se donne une nouvelle mise en page, un format en longueur, des photos parfois différentes, parfois inédites (les originaux ont disparu au cours de la guerre), un seul auteur au lieu de deux (mais qu’est donc devenu Haroutioune Kalayan à qui l’archéologie et l’architecture doivent tant ?), une mise à jour du texte avec une problématique actuelle, notamment la conciliation entre un vrai respect de la tradition (loin des supercheries superficielles consistant à recouvrir partiellement de tuiles de Marseille des toitures en béton ou à plaquer mécaniquement des façades à triples aracades au dernier étage d’une tour, en un geste prétendument post-moderne) et une modernité qui, au lieu d’importer purement et simplement d’Occident des procédés, des matérieux, des modes de construction et des modèles architecturaux (tels ces absurdes «centres» à murs-miroirs, boîtes hors contexte où l’on crève de chaleur et de froid même avec la climatisation quand on ne souffre pas d’allergies dues aux germes-maison) cherche à comprendre l’environnement naturel pour inventer des solutions novatrices dans la droite ligne de la logique contextuelle qui a toujours été pratiquée, d’abord inconsciemment par osmose avec la nature, ensuite par une réflexion sur les sites, les localisations, les orientations, les expositions aux éléments naturels et les moyens d’y remédier. D’où historiquement, le plan à hall central – le plus ancien et le plus récent à la fois dans l’architecture traditionnelle –, le plan à liwan, le plan à cour intérieure, la galerie à arcades extérieure, la maison à triple arcade, laquelle, bien que datant du XIXe siècle, a accaparé l’appellation de «maison libanaise» au point d’éclipser les autres types d’habitation bien plus anciens et de les plonger dans une marginalité néfaste qui n’a pas peu contribué à leur quasi-disparition au cours des trente dernières années notamment. Architecture organique Liger-Belair ne prétend pas faire œuvre d’historien mais d’architecte attentif au processus de génération naturelle d’une architecture «organique» à partir des données immédiates du sol et de l’air : ce qui lui importe, c’est de montrer comment l’homme «habite» la terre – et, indiscutablement, au Liban, il l’habite en poète par tout ce qui l’incite à ouvrir largement sa demeure à l’extérieur, au lieu de la tourner vers l’intérieur comme dans les pays de l’hinterland – et comment cet acte d’habiter devient spécifiquement libanais parce qu’il est d’abord universel, en ce qu’il colle aux caractéristiques du terrain, au point, par exemple, que la maison paysanne du Mont-Liban s’inscrit dans le profil même des pentes et des terrasses agricoles, terrasse parmi d’autres terrasses construite avec les mêmes pierres calcaires. C’est ce processus d’habitation organique au Liban – d’où le titre de l’ouvrage – qui a été en quelque sorte balayé dès le milieu du XXe siècle par l’accélération de l’urbanisation, l’adoption sans discrimination des nouvelles techniques et façons de bâtir, la spéculation foncière, le manque de politique architecturale et de stratégie de gestion du territoire au niveau de l’État et des municipalités, l’existence de lois et règlements aberrants, le défaut de civisme, de culture, voire de conscience qu’il y a problème et problème grave. Celui-ci, suivant Liger-Belair, ne consiste pas dans «l’antinomie pierre-béton» ni dans «l’antinomie tradition-modernité» mais dans une antinomie plus fondamentale, le clivage-aliénation entre la société et le territoire. Alors que la société d’antan était enracinée, celle d’aujourd’hui est sans racines, elle a cessé de sentir, de vivre, de comprendre le territoire (les déclarations d’attachement à la terre n’y font rien), et les architectes eux-mêmes, qui auraient pu être les gardiens vigilants d’une certaine approche de l’art de bâtir, soit manifestent la même incompréhension, soit se laissent imposer les critères mercantiles de leurs commanditaires. La cause du béton Liger-Belair n’est pas un nostalgique du passé. Il ne préconise pas de revenir aux formes anciennes mais à leur esprit, à leur âme dynamique. Aussi plaide-t-il la cause du béton qui est une «pierre liquide» issue de la terre libanaise, plus autochtone si l’on veut que les tuiles de Marseille importées, en tout cas adapté à cette terre et à son climat : quand il est bien trvavaillé en décoffré il peut être aussi noble que la pierre tout en permettant des exploits auxquels elle ne peut rêver, comme le prouvent certaines réussites, trop rares. Le béton ne rompt pas la relation habitation-environnement, il la prolonge dans de nouvelles directions, poursuivant en quelque sorte l’évolution qui a mené, au XIVe siècle, les divers types de plans issus des diverses époques de l’histoire du pays, à coexister (comme ils le font encore aujourd’hui d’ailleurs, dans une certaine mesure), puis, au XVIIe siècle, à se combiner pour engendrer les plans composites et complexes des petits et grands palais de la bourgeoisie et de la féodalité, dont le palais de Beiteddine est le fleuron. Même immenses et grandioses, ils n’oublient jamais de se positionner en regard du paysage, des vallées, des courants d’air, de la végétation qu’ils aménagent, de sorte que bâtir et planter vont de pair. La maison à triple arcade du XIXe siècle est une sorte de synthèse urbaine intégrant la plupart des plans-types locaux, même si elle s’inspire de palais vénitiens qui, eux-mêmes, ont pu être influencés par des modèles venus du Levant. Repenser la réglementation La «modernité» de cette maison fut sa toiture en tuiles de Marseille, introduites au début du siècle passé. La «modernité» des années 20-40 fut l’introduction de l’usage du béton moulé. Celle des années cinquante, la construction entièrement en béton armé sans pour autant que la rupture avec la tradition soit entièrement consommée. Dans ces exemples, l’innovation a été adaptée, assimilée, libanisée en quelque sorte dans une logique de cohérence architecturale. Alors qu’avec les innovations les plus récentes, notamment technologiques, on sent une rigidité, voire une résistance à l’adaptation cohérente au milieu : le clivage entre la société – mot à multiples tiroirs – et la géographie et l’histoire atteint son comble dans des architectures parfois belles en soi mais qui semblent parachutées, tels des météores venus d’ailleurs. En parcourant les rues de Beyrouth et les routes de la côte et de la montagne, on inventorie aisément les immeubles des années cinquante, soixante, soixante-dix, quatre-vingt, quatre-vingt-dix grâce à de véritables «tics» d’époque. Mais rien dans ces bâtiments, à part peut-être les balcons qui, dans les dernières années, sont devenus de monstrueuses protubérances arrondies, n’indique qu’ils sont situés – les maisons d’autrefois étaient, elles, enracinées – au bord de la Méditerranée orientale. Ils pourraient aussi bien se trouver à Osaka, Bamako, Genève ou Atlanta. Écologique avant l’heure, donc pionnier en son genre, cet ouvrage indispensable devrait inciter les responsables à repenser de fond en comble toute la réglementation de la construction et de la gestion du territoire, de manière non seulement à sauvegarder et préserver les derniers vestiges de la tradition, c’est-à-dire de l’identité libanaise, avant qu’elle ne se dissolve dans la neutralité et la banalité du village planétaire homogène, mais aussi d’empêcher que les dernières zones non urbanisées ne subissent le sort affreux des belles pentes arborées surplombant la baie de Jounieh : une forêt de tours hideuses qui monte à l’assaut de la forêt végétale. Jusqu’à quand ? Jusqu’où ? Joseph TARRAB
Voici un livre de base, un livre essentiel qui devrait figurer dans toute bibliothèque libanaise, celle de l’honnête homme comme celle de l’édile municipal, celle du législateur comme celle du ministre, de l’intellectuel, de l’architecte, de l’ingénieur, de l’entrepreneur, bref de tout maître d’ouvrage et de tout maître d’œuvre. Les thèses qu’il défend sont...