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Actualités - REPORTAGES

HISTOIRE - Les Phéniciens à l’avant-garde Étonnante Didon, Didon des héros et des amours perdues

Elle a inspiré la poésie de Virgile et Dante, la musique de Clementi et Purcell, la peinture de Raphaël et Turner. Mais quelle est sa vérité ? Il est de toute façon probable que si Énée lui avait donné un fils... Mon Dieu, que de lieux communs sur Didon, l’abandonnée, sur cette grande âme de femme qui, comme nous devions le dire dans nos thèmes de classe, «s’est élevée, grâce à la poésie de Virgile, au symbole du sacrifice d’amour le plus élevé», même si elle finit en enfer, pour Dante, parmi les luxurieux, parce que «... elle conçut, amoureuse, et rompit la foi aux cendres de Sichée». Mais elle était aussi, pour Virgile, une beauté triomphante et supérieure à toutes les déesses, dans leur cortège : et la légende, qui pourrait être aussi l’histoire – pourquoi s’obstiner à vouloir considérer les poètes comme des conteurs fantaisistes ? –, la veut femme de pouvoir, fondatrice d’une cité qui aurait disputé la primauté à Rome pendant des siècles. Déjà, pour Nevius, l’amour de Didon et l’abandon d’Énée sont indiqués comme étant la cause de la haine entre Carthaginois et Romains, et Plutarque décrit les Carthaginois comme «un peuple dur et ténébreux» que les Grecs ont pris en haine et combattu, et que les Romains ont effacé finalement de la face de la Terre. Virgile cependant ne les méprise pas. Didon est pour lui la très belle dame blonde – assez improbable pour une Phénicienne, mais qui sait ?... – à qui Zeus a accordé la grâce de fonder une nouvelle Tyr et de gouverner d’autres peuples avec le droit et la loi. Elle succombe par amour, abandonnée, elle gémit, elle se déchaîne en malédictions, elle se révolte ; elle aurait voulu un enfant d’Énée. «Si j’avais eu un fils, au moins un fils de toi avant ta fuite, si j’avais vu un petit Énée jouer à la maison, qui aurait eu ton propre visage, je ne serais pas complètement déçue, je ne serais pas trahie». Mais si, au lieu de nous engager à «suivre, en vagabonds, les traces de la fiction poétique», comme l’avait autrefois demandé saint Augustin, nous nous étions posé cette question : «Didon, qui était cette femme ?» Peut-être aurions-nous parcouru d’autres voies de connaissance, en dehors du parcours gréco-romain imposé, tout en découvrant la grandeur d’une civilisation phénicienne, la civilisation phénicienne justement, qui a contribué à forger la conscience européenne plus qu’on ne se l’imagine. Et plus encore, les vainqueurs romains, dont Virgile est le poète officiel, auraient été agréés. Donc, Didon, qui était cette femme ? On pourrait répondre : l’héroïne de l’un des nombreux romans d’aventures qui racontent la migration des Phéniciens vers l’Occident et la Méditerranée, un roman de trahisons, d’intrigues et de ruses, raconté d’abord par les Phéniciens, remis à neuf par les Grecs, et auquel les Romains, avec Virgile, donnèrent «le dernier ton», transmettant à la postérité l’image pathétique de la femme déconfite sur le plan humain, et non de la reine, fondatrice d’une puissance qui a donné à Rome du fil à retordre. Qu’elles appartiennent à la légende ou à l’histoire, les aventures d’Élissa – tel était son nom qui signifie «consacrée», tandis que Didon est un surnom qui veut dire pour les uns l’errante et pour les autres «femme hommasse» –, ces aventures se placent autour du IXe siècle av. J-C. Le stratagème d’Élissa À Tyr, le roi Mattan étant mort, ses deux enfants lui succédèrent sur le trône, Pygmalion et Élissa, laquelle avait épousé son oncle maternel, Acharbas. Mais Pygmalion, peu disposé à partager le pouvoir avec sa sœur, et jaloux des richesses accumulées par son oncle et beau-frère Acharbas, le fait tuer. Élissa qui devait résider sur le continent cherche à s’enfuir avec un groupe d’hommes fidèles et les trésors d’Acharbas, mais elle n’a pas de navires. Elle invente alors un stratagème : elle demande à Pygmalion une entrevue pour tenter d’arriver à un accord, et le frère envoie des navires et des marins pour l’amener. Au cours de la nuit, aidée par les siens, Élissa charge secrètement l’or à bord et place sur le pont des sacs remplis de sable, faisant croire que dans ces sacs était contenu tout l’or du mari. Après que les navires eussent levé l’ancre, Élissa se met à gémir et à invoquer son époux assassiné ; elle le prie de reprendre l’or dont son frère n’est pas digne et, aidée des siens, elle jette les sacs de sable à la mer. Les hommes envoyés par Pygmalion restent interdits ; ils comprennent qu’ils ne pourront pas désormais se présenter devant la face du roi sans le trésor ; ils déploient alors les voiles et font route vers Chypre, exactement comme Élissa l’avait prévu. Là, une belle surprise les attendait, toujours orchestrée par la reine : quatre-vingts belles filles les attendent sur la plage ; elles se déclarent prêtes à les suivre partout. Entre-temps, les marins avaient appris que le trésor est encore à bord ; ils n’hésitent plus : avec l’or et les filles, ils sont disposés à suivre Élissa dans son entreprise de fonder une nouvelle cité. Ils arrivent en Afrique. La reine conclut avec les indigènes l’achat d’un terrain de l’étendue d’une peau de bœuf ; mais l’astucieuse fait tailler la peau en bandelettes très fines afin qu’elles soient assez longues pour entourer toute la colline au-dessus du promontoire où s’élèvera Carthage. Tout se serait bien passé si le roi d’un État voisin, Iarbas, n’avait demandé la main de la reine, menaçant d’entamer contre elle une guerre si elle ne devenait pas son épouse. Élissa demande un délai de trois mois, fait élever un pyrée pour offrir un sacrifice à son mari défunt, monte au sommet et se transperce avec une épée, exactement comme la Didon de Virgile, mais non pour l’amour d’Énée. C’est un suicide qui affirme la volonté de perpétuer son œuvre personnelle – Didon sera honorée comme la divinité fondatrice jusqu’à la destruction de Carthage – et non le geste désespéré et vengeur de qui se trouve déconfit. Non, de grâce, pas de sous-entendus : on ne veut pas ici soutenir absolument que c’est la véritable histoire d’Élissa-Didon. Et puis, mais même si elle l’était, il s’agit d’une histoire remaniée selon la morale grecque qui considérait inconvenables, c’est-à-dire propres aux «barbares», les mariages entre parents consanguins, comme celui d’Élissa qui épouse le frère de sa mère. En outre, tous les stratagèmes et les ruses inventés par Élissa acquièrent dans la narration une charge de «négativité» en tant qu’expédients types de marchands «levantins». Ou de femmes. Les conteurs grecs de cette histoire oubliaient que l’exemple venait de leur astucieux Ulysse, l’Odyssée des «mille ruses». Mais ce que Homère arrive à exalter, faisant d’un rusé un héros, ne parvient pas à le faire un rhapsode anonyme, quel qu’il soit. Didon a eu donc un seul chantre, Virgile, lequel, survolant ses ruses, en a fait une héroïne parce que les femmes ne doivent pas être rusées ; et si elles le sont, il vaut mieux s’en méfier et les envoyer au bûcher. Didon cependant y va de sa propre volonté. Comment se fait-il ? Parce qu’elle est phénicienne et qu’elle croit, partant, au sacrifice rituel ? Ou simplement parce que c’est une pauvre femme fragile, abandonnée ? S’il n’y avait pas eu Virgile, on aurait peut-être perdu le souvenir de Didon ; pensez donc si Dante ne l’avait jamais nommée. Pour ne pas parler de Matastasio, de Scarlatti, de Clementi, de Purcell ; ou de Raphaël, de Rubens et de Turner. À son désappointement, au fait d’être «seulement une femme», Didon doit donc son immortalité. Mais le personnage n’est pas captivant ; il ne s’élève pas jusqu’au symbole de quelque chose qui aille au-delà de son malheur. Il n’est pas Antigone, il n’est pas Penthésilée. C’est peut-être pour cela que personne parmi ceux qui scrutent les «profondeurs» ne l’a jamais analysée. Seulement nous, nous avons essayé de faire bonne figure avec son sacrifice, sans nous révolter pour le moins du monde contre cet exercice qui n’était pour saint Augustin que «fumée et vent». Mais lui, ne l’oublions pas, était carthaginois.
Elle a inspiré la poésie de Virgile et Dante, la musique de Clementi et Purcell, la peinture de Raphaël et Turner. Mais quelle est sa vérité ? Il est de toute façon probable que si Énée lui avait donné un fils... Mon Dieu, que de lieux communs sur Didon, l’abandonnée, sur cette grande âme de femme qui, comme nous devions le dire dans nos thèmes de classe, «s’est...