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Actualités - INTERVIEWS

REGARD - Nada Sehnaoui : « Peindre L’Orient-Le Jour » Un visage fait de tous les autres

Projeter de maquiller chaque jour la page une de L’Orient-Le Jour tout au long de l’année 1999, c’était se lancer dans une aventure à l’issue incertaine, puisqu’il fallait s’astreindre en quelque sorte à une tâche de diariste tentant de capter consciencieusement, au jour le jour, l’air du temps. Ce n’est pas tant l’air du temps que son bruit et sa fureur, son calme et sa paix, qu’un quotidien cherche à communiquer. Forcément, même quand, au départ, on s’attelle à déconstruire formellement la mise en page du journal en caviardant ici un placard, là un panneau, ici un flash, là une photo, on finit vite par être rattrapé par la grande histoire en train de se faire et par sa propre histoire personnelle. En sorte que le travail sur la forme se mue en travail sur le sens. Non sans, parfois, d’étranges coïncidences, conjonctions, nœuds et interférences entre les événements du monde extérieur et ceux du monde intérieur : frontières du coup abolies entre l’objectif et le subjectif, les faits et les émotions, les idées et les sentiments.Nada Sehnaoui ne se contente pas de superposer une grille chromatique-géométrique abstraite sur la trame des pages de L’Orient-Le Jour, élu support de ses interventions à la fois parce qu’elle le lit depuis l’âge de 13 ans et parce que sa maquette lui a paru la plus appropriée à son projet. Assez vite, après des débuts hésitants, qui respectent les partitions du journal, avec occultations colorées, cadres, lignes parallèles horizontales et verticales, flèches, étoiles, tulipes, spirales, points d’exclamation et d’interrogation, cœurs, cercles, croix, chiffres, mots isolés, mis en valeur ou inscrits au pinceau, elle s’enhardit, s’investit, exprime ses opinions sur l’actualité, annonce en février, mois funèbre, la mort d’une amie qui décède le lendemain, va jusqu’à faire disparaître complètement la typographie. En mai, les couleurs montent avec la sève printanière, les pages se parent de couleurs éclatantes. En juin, la page, devenue tableau, est inondée par le sang coagulé des juges assassinés à Saïda. Texte-support La manipulation de l’information, l’escamotage par sélection et élimination sont la mise en œuvre d’une certaine tentation de censure, de refoulement des faits, de remodelage du cours des choses. Certains événements eussent mieux fait de ne pas avoir eu lieu. D’autres sont, au rebours, mis en valeur, commentés : «oui», «non», «ils se sont retirés, merci»... Ce commentaire pictural de l’information aboutit à des tonalités mensuelles distinctes : il y a des mois sombres et lourds, des mois lumineux et légers, des mois compacts et touffus, des mois aérés. Et cela, en dépit du fait qu’à chaque jour suffit sont journal et sa peine : pas de préméditation dans la démarche, c’est la nature des événements et la logique de leurs enchaînements qui dégagent une cohérence plastique mensuelle, à travers leur retentissement sur la pensée et la sensibilité de l’artiste qui y réagit. Approche réactionnelle familière à Nada Sehnaoui : elle a à son actif des expositions basées sur les statistiques des victimes de la guerre au Liban, sur des lettres et extraits de journaux privés d’habitants de Sarajevo, sur «La Terre Gaste» d’Eliot... Dans ces œuvres minimalo-conceptuelles militantes, il s’agissait de textes inscrits ou collés sur la peinture-support. Ici, c’est l’inverse, c’est le texte qui est le support de la peinture, et il ne s’agit pas d’inscrire, mais d’effacer, effaçage qui équivaut à une inscription par omission ou par défaut. Parfois, l’effaçage se fait radical : le mois d’avril – «le plus cruel des mois» d’après Eliot – passe ainsi à la trappe : il a été travaillé en grande partie et détruit, comme si un blocage intérieur empêchait l’artiste d’en venir à bout et l’obligeait à retourner aux racines premières de l’actualité, au 13 avril 1975 et donc au journal du 14 avril qui se substitue à la fois rationnellement et irrationnellement (le sang coule de haut en bas de la page) à tous les numéros d’avril 1999. Ras-le-bol De même, juillet et août marquent une pause, une rupture du contrat de traitement quotidien de l’information : l’artiste se trouvait aux États-Unis. Comment s’attaquer rétrospectivement, donc artificiellement, à des numéros défraîchis ? D’où le montage d’une seule page fictive par mois, avec des bribes de textes et de photos. En août, c’est l’éclipse du soleil qui fait la manchette : «Un Liban désert...». L’éclipse qui est, en quelque sorte, à la fois l’image de l’éclipse de Nada Sehnaoui elle-même et de sa démarche consistant à éclipser partiellement ou totalement textes et photos. L’absence de l’artiste, l’absence du soleil, le Liban désert figurent le mouvement d’absenciation du contenu du journal dont le corollaire est la présentification de la pratique picturale en tant que telle, affranchie des contraintes de la maquette. Septembre dessine un retour au début, comme si l’audace de naguère était oubliée. Mais octobre, derechef, se voit envahi par un raz-de-marée chromatique qui ne tarde pas à se transformer, en novembre, en ras-le-bol. Nada Sehnaoui n’en peut plus de traiter l’information, de rayer, biffer, raturer, retoucher, remanier, soustraire, ajouter, celer, camoufler, enfouir, amputer, élaguer, dissimuler, voiler, couvrir, envelopper, occulter, boucher, déguiser, charger et surcharger pour, en contrepartie, montrer, révéler, divulguer, manifester, témoigner, attester, souligner, corriger, substituer, amender, rectifier, redresser, suppléer. Ces actes répétés quotidiennement lui semblent soudain insupportables et insuffisants : ils ne vont pas assez loin dans la suppression, l’abolition, l’annulation, l’abrogation, la destruction de cette rumeur perpétuelle du monde, de cet appel obsédant à prendre garde, prendre conscience, prendre parti, prendre initiative, prendre responsabilité, prendre la peine, la plume, la porte, la route, l’air, le large, prendre feu et flamme pour ne pas prendre eau... Ras-le-bol : ça ne prend plus, il faut se déprendre, s’en prendre au support même de l’information, le mettre en pièces et morceaux, le réduire en rubans, en bandes, en bandelettes. Mais lâchera-t-on si près du but, du dernier mois de l’année, du siècle, du millénaire, du projet ? Paysage de papier Ne faut-il pas accompagner l’histoire et l’hystérie jusqu’à leur dernière demeure (provisoire), laisser la neige de décembre ensevelir le mois dans le linceul blanc de la fin, de l’oubli, de la virginité retrouvée, de la délivrance de l’obligation d’intervention quotidienne, le recto chaulé rejoignant le verso immaculé traité au gesso pour pérenniser le papier au lieu de le livrer à sa destinée éphémère ? Vidé de ses entrailles, embaumé, emballé, le journal est en somme momifié, au propre et au figuré. La démarche de Nada Sehnaoui doit être abordée à la fois dans le détail journalier et dans son mouvement d’ensemble : il s’agit moins d’une exposition d’œuvres autonomes que d’une «installation» globale, d’une mosaïque kaléidoscopique en 200 pièces solidaires réparties en 12 groupes mensuels. On peut être attiré par une journée particulière. Mais c’est le coup d’œil sur le panorama de l’année tout entière qui cimpte, qui donne sens, consistance et perspective à ce paysage de papier, ce visage fait de surgissements, de surprises, de drames, de sueur, de larmes, de sang, de cris, de rires, de joies, de teintes et de tons. Un visage, pour emprunter avec licence la formule terminale des «Mots» de Jean-Paul Sartre, fait de tous les autres et qui les vaut tous et que vaut n’importe lequel. (Galerie Épreuve d’Artiste) Joseph TARRAB
Projeter de maquiller chaque jour la page une de L’Orient-Le Jour tout au long de l’année 1999, c’était se lancer dans une aventure à l’issue incertaine, puisqu’il fallait s’astreindre en quelque sorte à une tâche de diariste tentant de capter consciencieusement, au jour le jour, l’air du temps. Ce n’est pas tant l’air du temps que son bruit et sa fureur, son calme et sa...