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Actualités - REPORTAGES

TÉMOIGNAGE - Les détenus libanais en Syrie, un dossier qui n’est plus tabou La famille Tanios et la terrible quête du fils prisonnier à Mazzé

C’est une mère au cœur écorché qui reçoit les visiteurs dans sa modeste maison, à Sioufi. Ses yeux ont tant pleuré qu’on les croirait atteints d’une conjonctivite chronique, mais en huit ans, les larmes ne sont pas taries et dès qu’on commence à parler de son fils Élias, emprisonné en Syrie, elles brouillent immédiatement son regard. Le visiteur se sent gêné de provoquer toute cette émotion mais Nemnoum Tanios le rassure rapidement : «Avec ou sans vous, je pense tout le temps à lui, cet enfant que j’ai nourri et chéri pendant 30 ans et qui a disparu un beau jour pour réapparaître à Mazzé, affaibli et déprimé. Pendant des années, il n’existait que pour nous. Heureusement, maintenant, les responsables reconnaissent l’existence de détenus libanais en Syrie...». Officiellement, ils seraient 47, mais selon les listes des associations des droits de l’homme, leur nombre serait bien plus élevé. Les détenus libanais en Syrie ont longtemps été un sujet tabou. Le premier à avoir brisé l’interdit a été l’ancien bâtonnier Chakib Cortbawi qui, dans un discours public, avait ouvertement demandé leur libération. Depuis, des associations des droits de l’homme se sont emparées du sujet et ont commencé à mener campagne en faveur de ces prisonniers du néant, oubliés de toutes les négociations. Mais la plupart des familles de ces détenus préfèrent agir dans la discrétion, heureuses lorsqu’on leur autorise une visite et vivant dans l’angoisse de perdre cette toute petite lueur d’espoir. Pendant longtemps, elles n’osaient même pas évoquer ce fils emprisonné en Syrie, comme s’il s’agissait d’une tare et, aujourd’hui encore, certaines familles préfèrent garder le silence de peur qu’une trop grande publicité ne desserve la cause des détenus. La famille du sergent des FSI Élias Tanios ne s’embarrasse pas de ces considérations. «Que peut-il lui arriver de pire ?, s’écrie la mère Nemnoum. Et nous ne sommes pas en train de dire du mal de qui que ce soit». Que de temps perdu ! Dans la modeste maison située dans un de ces quartiers qui ressemblent plus à un village qu’à une ville, où aucun étranger ne peut s’aventurer sans être immédiatement repéré par des dizaines d’yeux curieux, le drame est si présent qu’il en est presque palpable. Des photos du fils emprisonné trônent en bonne place sur la télévision sous le napperon de dentelle. Nemnoum secoue la tête. «Il venait de se marier et il vivait avec nous avec son épouse, puis il est parti et nous l’attendons depuis 8 ans. Vous imaginez, en huit ans, il aurait pu avoir des enfants. Tout ce temps perdu !». Le père, Loutfallah, s’impatiente un peu. Dur d’oreille, il n’arrive pas à suivre la conversation et brusquement, en voyant sa femme pleurer, il quitte le salon pour s’occuper de ses plantes. Sa fille le suit du regard : «Depuis l’arrestation de mon frère, sa santé s’est gravement détériorée». C’est finalement la mère qui entame le récit, qui sera à plusieurs reprises arrêté le temps d’essuyer ses larmes, de reprendre son souffle et de se donner du courage en faisant du café. C’était le 15 décembre 1992. Le sergent-chef Élias Tanios déclare à son père, venu de Haïtoulé où il s’occupait de la cueillette des olives pour renouveler le bail de la maison, qu’il compte passer la soirée chez un ami. Il ne reviendra plus chez lui. Son jeune frère qui passait la soirée avec lui racontera plus tard que les Syriens ont encerclé la maison à Tallet Khayat et ont emmené tout le monde, yeux bandés, à l’hôtel Beaurivage. Le jeune frère a été relâché 24 heures plus tard après avoir reçu quelques coups et sans avoir rien compris. Mais Élias a été emmené à Anjar et de là à Mazzé. Ne voyant pas rentrer son fils, Loutfallah appelle sa femme restée au village et tous deux avec leurs cinq filles partent dans une inlassable recherche. Le jeune fils revenu, ils comprennent que leur aîné est détenu par les Syriens. Ils se rendent au Beaurivage puis à Anjar. En vain. Impossible d’avoir la moindre entrevue ni la moindre information. C’est alors qu’ils commencent une longue, épuisante et souvent humiliante tournée des responsables. Ils connaissent désormais toutes les antichambres des ministres et autres leaders et sont devenus familiers de toutes les salles d’attente, guettant après de longues heures une miette d’information, un peu de compassion. Bien sûr, ils sont aussi devenus des habitués de Bkerké et partout les mêmes promesses vagues : «Inchallah». Première visite au bout de sept mois Apprenant finalement qu’Élias est en Syrie, ils obtiennent, au bout de sept mois, le droit à une visite. Comme il n’a pas encore «été jugé», l’autorisation doit être prise auprès du tribunal de campagne, installé dans le no man’s land à la frontière libano-syrienne. Le permis en poche, les époux Tanios se sont rendus à Mazzé et ont vu leur fils pour la première fois 7 mois après sa disparition. «Il pleurait tout le temps, raconte Nemnoum, et il était très déprimé, mais nous évitions soigneusement les sujets qui pourraient le compromettre, tout en essayant de ne pas éclater en sanglots». Les visites sont alors devenues régulières, une fois par mois grosso modo, et, à chaque fois, les Tanios se contentaient de raconter à leur proche une sorte de gazette familiale, histoire de cacher l’émotion. Au bout d’un an et demi, Nemnoum se rend comme d’habitude au siège du tribunal de campagne et on lui dit aimablement que l’autorisation ne peut plus lui être accordée sur place, le procès de son fils étant terminé. L’officier n’est pas habilité à lui communiquer la teneur du jugement, elle se rend à Damas, obtient un permis et c’est Élias lui-même, la voix éteinte, qui lui dit entre deux sanglots : «J’ai été condamné à dix ans de prison pour collaboration». Loutfallah et Nemnoum n’en croient pas un mot. Leur fils ne s’est jamais rendu au village, dans le caza de Jezzine, comment pourrait-il collaborer avec Israël ? Mais lorsqu’il s’agit d’un tribunal de campagne en Syrie, les jugements sont sans appel et il n’y a même pas d’avocat pour défendre les accusés. Pour ces parents démunis et sans appui, le plus urgent est de remonter le moral de leur fils qui ne croit plus pouvoir atteindre le bout du tunnel. Malgré la fatigue et le coût du voyage, pour cette famille plus que modeste qui vit du salaire de sergent de son fils, ils se rendent à Mazzé chaque fois qu’on le leur permet, transportant des vivres, des objets divers et de l’argent. Une sorte de routine s’est ainsi établie et Élias vit au rythme de ces visites. «Le plus dur, raconte Nemoum, c’était de le convaincre que nous ne l’abandonnions pas et que l’on faisait notre possible pour le sortir de là». Mais dès que les responsables sollicités apprenaient qu’il était condamné pour collaboration, leurs visages se fermaient et ils changeaient de sujet. Les années ont ainsi passé, alourdissant les pas du vieux couple qui pourtant n’a jamais cessé de prendre le chemin de Mazzé. Il y a deux ans, tous les détenus libanais ont été emmenés à la prison de Saydnaya et les conditions de détention se sont visiblement améliorées. D’ailleurs Élias ne réclame plus à sa mère des plats cuisinés mais des matières premières : huile, bourghol, lentilles, etc. pour cuisiner lui-même, ainsi que les indispensables médicaments pour sa dysenterie chronique. Toutefois, les visites ont été interrompues sans aucune explication au début de juin dernier, c’est-à-dire pratiquement une semaine avant la mort du président Hafez el-Assad. «D’autres familles se rendent encore chez leurs proches, mais nous, on ne nous donne plus d’autorisation. Élias doit croire que nous l’avons abandonné, lui qui est déjà si déprimé», se désole sa sœur. La famille a essayé de faire appel à des pistons. En vain. «Mon cœur a rétréci, se lamente Nemnoum, mon âme aussi. J’ai parfois le sentiment que Dieu est du côté du plus fort. Avant, on nous inondait sans cesse de faux espoirs. Maintenant, nous ne croyons plus à rien. Et nous nous disons que, dans deux ans, Élias aura purgé toute sa peine. Peut-être qu’alors, il sera enfin libre». La famille est convaincue de l’innocence d’Élias. «Mais même s’il était coupable, qu’il soit jugé ici, devant nos tribunaux», lance le père. Un dossier sur lequel devrait enfin se pencher le ministre de la Justice.
C’est une mère au cœur écorché qui reçoit les visiteurs dans sa modeste maison, à Sioufi. Ses yeux ont tant pleuré qu’on les croirait atteints d’une conjonctivite chronique, mais en huit ans, les larmes ne sont pas taries et dès qu’on commence à parler de son fils Élias, emprisonné en Syrie, elles brouillent immédiatement son regard. Le visiteur se sent gêné de...