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Actualités - INTERVIEWS

INTERVIEW - Le ministre de la Culture chargé de la francophonie dissèque les enjeux du Sommet pour « L’Orient-Le Jour » Salamé : La pire menace, ce n’est pas l’hégémonie, c’est la marginalisation(photo)

Les Libanais dans leur majorité se demandent de quels sujets pourraient bien débattre, pendant près de deux jours et demi, les chefs de délégation des cinquante et quelques pays membres qui participeront au IXe Sommet des chefs d’État et de gouvernement ayant le français en partage. Certains se diront que si c’est uniquement pour redorer le blason du Liban, gagner un peu de crédibilité, les dirigeants libanais feraient mieux de respecter et de protéger au quotidien ces valeurs-mères – démocratie, libertés publiques, droits de l’homme – de la francophonie, plutôt que de l’accueillir à Beyrouth. D’autres, toujours aussi nombreux et pas encore bien éveillés à l’évolution des choses, continueront de penser que ces assises-là ne sont que pures jacasseries de boudoir et qu’elles pourraient donc parfaitement bien se passer de la publicité d’un sommet à 55 jugée, sans doute, un peu outrancière, mensongère. D’aucuns, enfin, se feront fort d’espérer que les rapports intrafrancophones cessent enfin de ne se résumer qu’à de gentils accords de coopération, ou l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) à cette simple agence, de coopération toujours, qu’elle a commencé par être il y a quelque trois décennies. La cinquantaine de chefs de délégation auront beaucoup à (se) dire, du 18 au 20 octobre. Parce que les enjeux du Sommet de Beyrouth sont multiples. Et de première importance. Et ce IXe Sommet, dont la date a été reportée d’un an, porte en lui tous les germes qui lui permettraient d’entrer dans l’histoire, d’influer le cours de la francophonie institutionnelle. À condition, bien évidemment, que les différents acteurs politiques de la planète francophone, les riches comme les nécessiteux, ceux du Nord comme ceux du Sud soient conscients de ces enjeux-là. Des enjeux explicités, disséqués, essorés et ramenés, pour L’Orient-Le Jour, à leur substantifique moelle, par l’incontournable et très ubiquiste ministre de la Culture chargé de la francophonie, Ghassan Salamé. C’est lui qui le confirme, qui y tient, qui sait que la planète francophone se doit de les gagner : les enjeux du Sommet de Beyrouth peuvent radicalement changer la face de la planète francophone, et c’est à une double lecture qu’ils se prêtent. À Beyrouth, l’occasion sera très belle – et ne se représentera pas de sitôt. Que ce soit au niveau du bilatéral, comme, surtout, en ce qui concerne l’institution. L’institution Ghassan Salamé avoue d’abord, et sans aucun complexe, avoir vécu quinze ans à Paris « sans savoir que la francophonie existait ». C’était, au début, une banale agence de coopération. « Le cache-sexe, disait-on, pour de vieilles liaisons africaines de la France. Et je me souviens de cet institut minable à Talence, près de Bordeaux, avec, tout autour, du gazon et encore du gazon. Du gazon pour ne pas entendre le bruit de l’argent que l’on jetait par les fenêtres. » Dixit un ponte de la francophonie de l’époque. Puis cette francophonie a pris du nerf, poursuit-il. Il parle de la coopération universitaire, avec l’AUF, de TV5 ensuite, de l’Agence intergouvernementale de la francophonie... « Banale agence de coopération donc, jusqu’à ce que Mitterrand arrive. Dans une dérive purement gaullienne, et boosté par Régis Debray, il a décidé d’assumer la francophonie. La gauche, à l’époque, détestait la francophonie : tous ces réseaux du RPR en Afrique... Mitterrand a profité de la crise entre le Premier ministre séparatiste du Québec, René Lévesque, et Pierre-Elliott Trudeau. Il s’est engouffré dans cette brèche, a mis sur pied le Ier Sommet de la francophonie, pour donner le droit de s’exprimer à des entités. » Tout cela a alors commencé à grandir, les sommets ont commencé à se suivre, et Jacques Chirac a hérité, en 1995, des retrouvailles francophones biennales. « Sauf qu’il y avait quelque chose de bizarre. Le Sommet d’un côté, les opérateurs éparpillés de l’autre : il fallait instaurer quelque chose de permanent. On a créé l’OIF et le secrétariat général, à Hanoi, en 1997. » Aujourd’hui, Beyrouth est, souligne Ghassan Salamé, une étape « essentielle » pour les États membres de l’OIF. « Parce qu’il y a, d’abord, les pays du Sud qui tendent la main (qui pour des lycées, qui pour des radios rurales, d’autres pour des CLAC, etc.), ne veulent que des soutiens financiers et souhaitent que la francophonie reste une agence de coopération. L’autre courant est persuadé que la francophonie, pour passer le cap du XXIe siècle, se doit d’être une organisation internationale. Ils savent déjà qu’elle ne peut pas survivre si elle continue comme elle était. » C’est là qu’il faut chercher le premier enjeu de Beyrouth. « Va-t-on aller plus loin dans la francophonie ? Va-t-on vers cette organisation internationale en bonne et due forme ? Si oui, cela va poser un sacré problème à la France. Qui devra réellement accepter le multilatéralisme, accepter une vraie autonomie du secrétaire général, la création d’un siège pour l’organisation, comme pour l’OMS, le Commonwealth, l’Onu... » Et là, il faudrait, précise Ghassan Salamé, que l’organisation francophone traite de grandes questions politiques et économiques du monde « et pas uniquement d’installer une radio locale par ici, un lycée par là... ». Et ça tombe bien, puisque Beyrouth accueille « le premier sommet, après les huit qui ont déjà eu lieu, dont le tiers des travaux sera consacré à un huis clos sur la lutte contre le terrorisme, la crise au Proche-Orient, celles en Afrique. » Rien que des enjeux internationaux donc, et c’est bien la première fois que cela se produit. « La francophonie a une chance à Beyrouth. Il faudrait juste la saisir. » Cette chance, en voici les détails. Avec, au centre, les blocs transversaux. « Pendant la guerre froide, il y en avait trois. Celui de l’Est : l’URSS (avec ses onze fuseaux horaires), Cuba, le Vietnam du Nord, le Yémen du Sud, l’Angola, le Mozambique, le Nicaragua, etc. Le bloc occidental était tout aussi transversal, puisque y figuraient le Vietnam du Sud, l’Arabie saoudite, l’Iran du chah... Et face à ces deux blocs, les non-alignés. Tout cela est mort et enterré. Toutes les organisations transversales nées sur des bases idéologiques sont mortes. » Il n’y a plus eu que des organisations universelles (l’Onu et ses 191 pays... « Tous les pays sont représentés, alors on ne s’occupe de personne – cela n’a vraiment plus de sens. »), ou des organisations régionales (la Ligue arabe, l’Union européenne... « Là, à l’intérieur de chaque groupe, il y a moult points communs, mais tout le monde, finalement, a le même problème. » Le retour des organisations transversales devient donc une urgence. « Si ce genre d’organisations existe, cela permet de répondre à un nouveau besoin : les petits États ont besoin d’autre chose que de l’Onu (où ils se sentent complètement perdus), ou d’un regroupement régional (où ils n’y rencontrent que leurs semblables). Ils ont besoin d’une antichambre à la mondialisation. » Jusqu’en 1990, les organisations transversales étaient idéologiques. Aujourd’hui, elles sont culturelles. Et Ghassan Salamé donne un exemple ou deux : « Le Commonwealth a trouvé une deuxième jeunesse. L’organisation ibéro-américaine n’est jamais boycottée par un État membre, la Russie pense créer une association des pays slavophones. C’est pourquoi la francophonie a une chance. » « Pour pouvoir prendre le train de la mondialisation en marche, ces petits États ont besoin d’un espace représentatif de la planète, sans être universel. Il faut multiplier et diversifier tous les accès à la mondialisation – que ce soient des portes, des fenêtres, des lucarnes même... Parce que la pire menace, le pire ennemi, ce n’est pas l’hégémonie. C’est la marginalité. » Et vlan ! Le but : arriver à se servir de cette francophonie, à en faire un instrument qui pourrait être plus humaniste, plus solidaire que la mondialisation économique. « C’est certes banal de le dire. Mais c’est l’évolution du monde, c’est la politisation des facteurs culturels. » Et pour que la planète francophone ait encore plus la possibilité de mieux saisir cette chance que lui offrent le Sommet de Beyrouth et son contexte, il faudrait d’abord, assène Ghassan Salamé, que « la France aime la francophonie. Que la France cesse d’agir et de réagir comme elle l’a toujours fait. Qu’elle accepte des sacrifices : que ce ne soit plus une extension de son influence, même si elle est le premier pays donateur. Qu’elle n’abrite pas nécessairement le siège de l’OIF, même si elle est l’unique pays où le français et la seule langue principale. » C’est au niveau de Jacques Chirac et de la droite que cela coince ? « Non, pas du tout. Chirac et Dominique de Villepin d’ailleurs sont sensibles à la francophonie. C’est au niveau de la bureaucratie que le bât blesse. » Dans tous les cas, il faut aussi que les pays du Sud « acceptent de sortir de la francophonie de papa ». Et que le Québec ou la communauté francophone de Belgique « sortent surtout de la francophonie assiégée, la francophonie de combat ». L’essentiel : entrer dans le XXIe siècle. Il y a, enfin, le volet économique, tout aussi important : le programme NEDAD par exemple, pour le développement africain, concocté par le Sénégal et le Canada. Le bilatéral Ghassan Salamé n’est pas avare de conseils. Comme pour tout sommet digne de ce nom, il est inutile de se pencher sur le communiqué final du IXe Sommet de la francophonie pour arriver à y déceler ne serait-ce qu’un petit quelque chose d’intéressant ou de croustillant. C’est dans les coulisses, ou dans les marges plutôt, des réunions de travail qu’il faudrait être. C’est au niveau du bilatéral que les bons mots se multiplient, qu’il faudrait aller chercher l’information. Savoir par exemple la nature et la teneur des contacts entre les délégués ivoiriens et burkinabés. Yamoussoukro accusant Ouagadougou de soutenir les rebelles contre le président ivoirien. « Les diplomates vont s’activer là... » Autre terrain où ceux-ci se surpasseraient sans doute : l’affaire des Grands Lacs. « Le mouroir principal de l’humanité depuis dix ans. L’axe Burundi-Rwanda-RDCongo-Centrafrique notamment. Tout cela c’est du ressort de la francophonie. » Et pour le Liban ? Le ministre chargé de la francophonie estime que le Sommet de Beyrouth est une « étape supplémentaire pour changer l’image de ce pays. Ce sera en présence des faiseurs d’opinions et de frustrations... » Mais ce sur quoi Beyrouth compte miser gros, ce sont les pays avec lesquels le Liban n’a aucune relation : « 44 pays de la planète francophone n’ont pas d’ambassade ou d’ambassadeur à Beyrouth. Exemple : le Vietnam. Qui est un pays d’avenir, un très probable tigre d’Asie. Que Beyrouth profite de ce Sommet pour compenser la modestie de ses relations diplomatiques. Que l’on envoie des projets d’accords : encourager les investissements, abandonner la politique douanière de la double imposition, favoriser la culture pédagogique, ou les échanges... » Justement. Il est des constats très sympathiques : jamais le Liban n’avait réussi à recevoir en même temps et sur son territoire 29 États d’Afrique qui abritent, chacun, une communauté libanaise. « Et il faut impérativement sortir cela de la phase coloniale. Se souvenir constamment que l’on n’est le supplétif de personne. Qu’il y a un rôle économique à jouer – plus sur le long terme. Certaines de ces communautés ont compris cela. Elles ont décidé de prendre à leur compte le voyage et le séjour de la délégation du pays dans lequel elles sont installées, comme pour le Bénin ou la Côte d’Ivoire par exemple. » L’occasion ou jamais de prouver que les Libanais ne sont pas racistes. Et que les Africains qui les ont accueillis non plus. De montrer à ces Africains que derrière une diaspora, il y a un vrai pays, avec des universités, une infrastructure culturelle, etc. Un pays qui réclame des relations amicales, au moins, et qui souhaite signer des accords. « Il faut sortir de l’informel cahotique de l’émigration du XXe siècle. Instaurer un partenariat à long terme entre les trois têtes et les trois bases de ce triangle État hôte-communauté libanaise-Liban. Il ne faut pas rater cette occasion, elle ne se représentera pas de sitôt. » Dernier enjeu – et vraiment pas des moindres : la présence à Beyrouth, (invité par le chef de l’État sur les chaudes recommandations, dit-on, de Ghassan Salamé) du n° 1 algérien, Abdel-Aziz Bouteflika. « La présence du président Bouteflika enterre définitivement la francophonie de papa. La phase coloniale et postcoloniale est, elle aussi, morte et enterrée. » Cela sans oublier le fait que tous les États membres de l’OIF sont, à l’unisson, « très mal à l’aise de voir l’Égypte, par exemple, faire partie de la planète francophone, et pas l’Algérie. Alors si l’Algérie intègre ou commencera d’intégrer l’OIF à Beyrouth, vous imaginez le succès... » Aisément. Quoi qu’il en soit, l’ouverture du Sommet, c’est dans trois jours. Et déjà, depuis quelques jours même, ça bouillonne de partout. Sur le devenir de la planète. Sur la définition du mot francophonie. Sur le carnet de route du successeur de Boutros Boutros-Ghali. Sur le degré de visibilité de l’OIF. Sur sa position concernant la mondialisation. Comment aurait-elle pu aider à la résolution des conflits entre pays membres... Bref, le « ou bien... ou bien... » a rarement été aussi clair : soit, au troisième jour, toutes les espérances avortent, on élit Abdou Diouf à la tête de la francophonie, et ça s’arrête là ; soit on va bien plus avant dans la politisation de l’institution francophone. Là, même les Libanais, qu’ils soient interrogatifs, désintéressés ou ronchons, sont unanimes : la deuxième option, vite. Ziyad MAKHOUL
Les Libanais dans leur majorité se demandent de quels sujets pourraient bien débattre, pendant près de deux jours et demi, les chefs de délégation des cinquante et quelques pays membres qui participeront au IXe Sommet des chefs d’État et de gouvernement ayant le français en partage. Certains se diront que si c’est uniquement pour redorer le blason du Liban, gagner un peu de...