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Actualités - OPINION

Spécial francophonie Le français dans nos rues et dans nos vies

Par Jean-Paul CLUZEL* Le 23 décembre 1970, Montherlant note dans ses Carnets : « Chateaubriand écrit à Rome (à peu près) : Quelle ville pour y mourir ! Je dirai : c’est avec Chateaubriand qu’il faut mourir. Les yeux fixés tantôt sur nos Eros funèbres, qui nous rappellent que nos plaisirs, et plus encore ceux que nous donnâmes, ont été notre seule justification d’avoir vécu. Et tantôt sur une page des Mémoires pour voir une dernière fois ce que c’est d’écrire le français, qui a été dans les siècles la grande réussite de la France, et l’écrire comme personne d’autre ne l’a fait. » Chateaubriand écrivait à une époque où l’usage du français était parvenu à un tel degré d’universalité dans les chancelleries d’Europe que les diplomates, quelle que fût leur langue maternelle, ne correspondaient avec leur ministre qu’en français. Chateaubriand écrivait aussi notre langue à la perfection, aux yeux de Montherlant tout au moins. Pratique et maîtrise se distinguent. Ceux qui ont une conception institutionnelle et diplomatique du français rappellent volontiers que l’universalité de son usage diplomatique déclina à partir du milieu du dix-neuvième siècle, amorçant un effacement qui se poursuit à notre époque. Les mêmes oublient que la plupart des Français contemporains de Chateaubriand étaient loin de maîtriser, voire de parler même approximativement, ce qui était officiellement leur langue depuis l’édit de Villers-Cotterêts. Ce n’est qu’après la mort de l’auteur des Mémoires d’outre-tombe que commencèrent véritablement les grands pas en avant pour ce qu’on appellera plus tard la francophonie : en premier lieu, l’extension du français en France même par l’Instruction publique obligatoire, à partir du Second Empire, qui fit du français la langue maternelle de l’ensemble de nos provinces en l’espace de trois générations ; l’expansion coloniale ensuite, qui rendit possible l’essor d’une communauté de francophones à l’échelle de la planète, même si, au Levant arabe, l’usage du français n’est pas lié à la colonisation, mais au libre choix culturel de fractions importantes de la population. Aujourd’hui, plus de deux cents millions de personnes dans le monde ont officiellement le français en partage. C’est cette réalité quotidienne qui m’intéresse, celle des rues d’Achrafieh, de Bamako, de Port-au-Prince et de Gennevilliers, plus que celle des couloirs de l’Onu ou de la Commission européenne. Il m’importe plus que l’on parle notre langue dans nos rues que dans les ambassades, et qu’on la parle avec la correction qu’appellent son respect et son amour. Certes, l’attention des médias va se porter principalement sur la dimension institutionnelle du mouvement francophone, qui s’exprimera dans tout son éclat au prochain sommet de Beyrouth. Cette institutionnalisation du mouvement francophone est une bonne chose en elle-même, parce qu’elle lui donne une visibilité politique. Les défenseurs du français commettraient néanmoins une grave erreur s’ils évaluaient l’avenir de notre langue à l’aune de ses institutions, même de celles qui, à juste titre, sont chargées de la défendre et de la faire vivre sur la scène internationale. Les lecteurs de L’Orient-Le Jour le savent mieux que quiconque : l’avenir de notre langue se joue dans nos écoles, sur nos écrans de télévision, dans nos postes de radio, sur nos panneaux publicitaires, dans nos bouches et celles de nos concitoyens. Quitte à choquer, je trouve plus grave l’appauvrissement du français dans nos banlieues que sa disparition des couloirs des Nations unies. Selon les enquêtes, le vocabulaire de beaucoup de jeunes de nos banlieues de France est aujourd’hui réduit à trois cents mots. C’est dramatique à tous égards. J’admets en revanche que tous les documents de travail de l’Onu ne soient pas systématiquement traduits en français. M’alarme plus le peu de panneaux publicitaires en français des rues de Beyrouth que de savoir que beaucoup de textes européens sont d’abord écrits en anglais plutôt qu’en français. L’anglais est commode, il est répandu, son usage tend à devenir universel, au moins réduit aux trois cents mots communs qui sont utiles au citoyen du monde du troisième millénaire. Ce qui m’inquiète, c’est qu’une fraction croissante de nos jeunes concitoyens ne maîtrisent que trois cents mots aussi, et que ce confinement soit celui de leur langue maternelle supposée, alors qu’elle devrait les nourrir de la multiplicité des concepts et de leur mode d’expression. C’est d’abord en France, où l’acquis de l’instruction publique de la IIIe République est remis en cause par l’incapacité de l’école du troisième millénaire à donner aux nouvelles générations d’enfants la même capacité d’expression orale et écrite que leurs parents, que le redressement doit être mené. L’appauvrissement du vocabulaire, la mauvaise connaissance de la syntaxe ne sont plus combattus aussi efficacement qu’autrefois, et reçoivent dans mon pays l’onction de certains médias et, parfois, celle de l’État. Cet appauvrissement de la langue est aussi, bien évidemment, une menace en Afrique francophone, puisque les difficultés économiques persistantes ont amené l’effondrement des systèmes scolaires publics. Ceux-ci ne sont plus, dans la plupart des cas, en mesure d’enseigner les rudiments de notre langue, laissant à l’enseignement privé et à la seule pratique quotidienne cette tâche essentielle dans des pays où les langues vernaculaires sont en plein développement et mettent en danger les fragiles unités nationales. Le français, langue vivante commune de l’Afrique francophone, viendrait au contraire au secours des unités nationales et de la marche nécessaire vers l’union africaine. Si, en Afrique, le français n’est plus dans quelques années que la langue des fonctionnaires, la francophonie aura perdu les trois quarts de ses membres actifs, et notre langue sa place parmi les langues du monde. J’ai trop de respect pour le combat des Libanais en faveur du français et je connais trop le prix payé pour dresser le moindre constat ou donner la plus infime leçon à votre pays. J’observe simplement l’inquiétude de nombre d’amis. Au-delà de cette absolue priorité, qui est d’assurer convenablement l’enseignement de la langue à ceux dont le français est supposé devoir être la langue maternelle, il est un rappel : la pratique d’une langue ne vaut universellement que si elle est au service de la création et de la culture. Le français n’aura, littéralement, rien à dire au monde si notre langue n’est pas la matrice d’une création littéraire, artistique, humaine vivante. Quitte encore à choquer une seconde fois, la langue en usage dans les conseils d’administration d’entreprises et les revues de publications scientifiques m’importe moins. Le français aurait beau redevenir la langue des chancelleries et des affaires, s’il n’a rien de plus à rapporter que le travail et le génie des autres, il ne servirait à rien. Dans ce domaine aussi, le « petit » Liban a beaucoup donné et, Dieu merci, donne encore. Lecteurs de L’Orient-Le Jour, les hommes de bonne volonté qui ont le français en partage sont heureux que le sommet de leur langue se tienne dans votre pays. * Président de Radio France internationale et de Radio-Monte-Carlo Moyen-Orient. Lundi, la suite de nos éditoriaux hors-série avec Jean-Marie ROUART
Par Jean-Paul CLUZEL* Le 23 décembre 1970, Montherlant note dans ses Carnets : « Chateaubriand écrit à Rome (à peu près) : Quelle ville pour y mourir ! Je dirai : c’est avec Chateaubriand qu’il faut mourir. Les yeux fixés tantôt sur nos Eros funèbres, qui nous rappellent que nos plaisirs, et plus encore ceux que nous donnâmes, ont été notre seule justification...