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Actualités - CHRONOLOGIE

Francophonie - « Les jeunes ont la parole », dimanche à l’Escwa : une initiative des anciens des Saints-Cœurs Donner carte blanche à 128 adolescents libanais, face à Boutros-Ghali, Salamé, Hamadé...

Il est de ces rares initiatives, heureuses et terriblement citoyennes, qui arrivent à rendre la francophonie, en ces temps où elle occupe tous les espaces, toutes les énergies, un peu moins pesante. Et si ces projets-là sont aussi bienvenus, c’est tout simplement parce qu’ils arrivent à réinsuffler à « cette chère francophonie » un peu de ce qui devrait être les semences de sa véritable mission. C’est-à-dire être le vecteur qui permettrait de concrétiser, au quotidien, des valeurs certes très belles sur le papier, mais qui, pour bénéficier d’un minimum d’intérêt, ont besoin – surtout au Liban – de l’épreuve du terrain : le civisme, la démocratie, la (et les) liberté(s), l’égalité, la fraternité, la protection du droit à l’éducation, la coopération à la vie culturelle, etc. Bienvenus également, parce que ce genre de projets débarrasse la francophonie de ce qui, le plus souvent, lui colle à la peau – le très inutile et folklorique label « bavardages de salon » –, la dépoussière de la kyrielle d’images d’Épinal qu’elle traîne, aujourd’hui sans doute malgré elle, jusque dans les moindres confins des pays qui la pratiquent. C’est justement un événement de ce calibre-là qui aura lieu dimanche 13 octobre, à l’Escwa. Cent vingt-huit jeunes gens et jeunes filles, âgés de 15 à 19 ans et de toutes les confessions, entourés de 150 observateurs invités, se retrouveront pour dialoguer avec quatre intervenants étrangers et cinq autres libanais. Ils poseront des questions, débattront, proposeront, profiteront, apprendront et, accessoirement, à l’heure où la majorité de leurs concitoyens aînés a capitulé plus ou moins volontairement, se rendront définitivement utiles, certes à leur manière et avec leurs moyens, à leur pays. Ainsi, le secrétaire général sortant de l’Organisation internationale de la francophonie, Boutros Boutros-Ghali, le délégué québécois aux Affaires francophones et multilatérales à Paris, Denis Gervais, le représentant personnel du président du Burkina-Faso (qui accueillera, après Beyrouth, le Xe Sommet de la francophonie) auprès du Conseil permanent de la francophonie, Filippe Savadogo, un représentant du Quai d’Orsay, Éric Pinon, le ministre de la Culture chargé de la Francophonie, Ghassan Salamé, son collègue aux Déplacés, Marwan Hamadé, le PDG d’An-Nahar, Gebrane Tuéni, l’économiste Kamal Hamdane et le sociologue Abdo Kaï tenteront de répondre à dix questions liées à la francophonie et la femme, la francophonie et les valeurs humaines (liberté, égalité, fraternité), la qualité du marché du travail que la francophonie propose aux jeunes, la suprématie de l’anglais, etc. Ils débattront ensuite avec ces 128 jeunes de sept propositions qu’ils leur soumettront (et qui sont le fruit de leur réflexion personnelle) : création d’une chaîne de télévision locale, d’un Centre d’information et de documentation au Liban-Sud, d’une oasis culturelle, etc. Les jeunes : l’avenir de la francophonie À l’origine de cette initiative, « Les jeunes ont la parole », labellisé par le ministère chargé de la Francophonie : l’amicale des anciens des Saints-Cœurs-Sioufi – une association issue de la Congrégation des sœurs des Saints-Cœurs, qui dispense sur l’ensemble du territoire libanais, et depuis 1853, l’enseignement de la langue française. Au départ, le comité directeur de cette amicale voulait s’investir dans l’année de la francophonie, être à l’origine d’un véritable projet qui contribuerait à développer la formation civique des élèves, issus de tous les milieux socioculturels et appartenant à l’ensemble des communautés libanaises. Et tout naturellement, l’intérêt s’est porté sur les jeunes francophones. « Qui d’autre qu’eux incarne l’avenir de la francophonie ? » (se) demandent Ariane Dagher et Josette Chehwane, deux des membres du comité directeur. Qui, comme plusieurs de leurs collègues au sein du comité, ont, pendant deux ans, travaillé d’arrache-pied pour ce projet, en organisant notamment toute une série de conférences, à travers le pays, avec tous les élèves du secondaire des Saints-Cœurs. Pour approfondir avec eux, disent-ils, le concept de la francophonie et les aider, les guider vers l’élaboration des questions et des propositions qu’ils soumettront dimanche à l’Escwa. Le comité voulait d’abord la création d’un Parlement des jeunes. Certes l’idée est loin d’être nouvelle, plusieurs pays ayant instauré cette Chambre dont le fonctionnement est le même que « la vraie Assemblée nationale » (même la planète francophone a son Parlement des jeunes), mais c’est un concept qui n’a malheureusement toujours pas été concrétisé au Liban. « Nous voulions, à la base, que l’événement se tienne place de l’Étoile. Mais on nous a refusé l’hémicycle arguant du fait que la Congrégation des sœurs des Saints-Cœurs a une seule couleur confessionnelle. C’est vite oublier qu’à notre branche de Tripoli, par exemple, 80 % des élèves sont sunnites, et qu’à Aïn Ebel, 68 % d’entre eux sont chiites. » Dont acte. L’éloquence des chiffres Dans tous les cas, qu’ils soient chrétiens ou musulmans, les 3 997 élèves des 17 collèges des Saints-Cœurs ont tous répondu à un questionnaire. Et c’est cette enquête qui constitue le point de départ de ce projet, qui a justifié le cycle de conférences dans les collèges, les questions et les propositions des jeunes francophones. Cinq questions, avec plusieurs réponses possibles, ont été soumises à ces jeunes par la psychanalyste et ethnologue Liliane Germanos Ghazaly. Les chiffres sont éloquents. Ainsi, 82 % des 3 997 élèves interrogés estiment que la francophonie est pour eux une « option culturelle », 81,4 % une « langue », 38,5 % des « valeurs », 33,5 % une « option politique », 27,7 % une « option économique », 20,4 % un « mode de vie » et 3,4 % une « option religieuse ». Ensuite, sur le point de savoir ce que ces élèves attendent de la francophonie, la (très intéressante) réponse la plus souvent citée (à 24,6 %) a été la suivante : un « appui politique pour la liberté et l’indépendance ». À une autre question, qui portait sur le point de savoir ce que la francophonie leur a apporté jusqu’à présent, 50,6 % des élèves ont parlé d’une « richesse culturelle, intellectuelle et sociale », 38 % d’une « ouverture sur d’autres cultures », 23,4 % d’une « langue étrangère », 8,4 % ont répondu « rien », etc. Mais ce sont les réponses au pendant de cette dernière question (à savoir : qu’est-ce que la francophonie ne vous a pas donné ?) qui pourraient donner lieu à des réflexions en profondeur. 19,7 % n’ont pas donné de réponse. 17,3 % ont évoqué une « chaîne de télévision francophone locale », 9,4 % une « aide politique » et 4,7 % une « aide économique ». 5 % des élèves ont parlé de « subventions, aides, bourses et autres moyens pour développer le culturel », 9,3 % ont estimé que la francophonie ne leur a pas donné les « moyens de défendre la langue française face à la mondialisation », 7,2 % un « développement culturel et social », et 2 % des « valeurs humanistes applicables et viables ». 5,1 % d’entre eux ont rappelé le manque d’une « technologie avancée », 2,6 % celui d’une « opportunité de travail », et 1,5 %, qui ne perdent apparemment pas le nord, ont regretté que la francophonie ne leur ait pas donné « la nationalité française ». Enfin, 5,6 % des élèves estiment que la francophonie ne leur a « rien » donné et 3,5 % qu’elle leur a « tout » donné. Décryptage Dans sa (passionnante) analyse qualitative de ces chiffres, Liliane Germanos Ghazaly estime d’abord, en se basant sur les réponses données par les sondés, que, profondément aimée, « j’adore le français », ou rejetée en bloc comme étant « actuellement inutile dans le monde moderne », la langue française ne laisse presque jamais indifférent. Qu’elle est plutôt rapide à déchaîner les passions. La psychanalyste ajoute que, « survalorisée par certains, honnie ou enviée par d’autres, la langue française apparaît aux premiers comme liée à la perception idéalisée du statut socio-économique et éducatif de ceux qui la pratiquent couramment – comme un idéal à atteindre –, alors que, pour les autres, elle représente encore le dernier maillon d’une aliénation imposée par l’histoire, un lien aujourd’hui désidéalisé ». Liliane Ghazaly s’attarde ensuite sur les 38,5 % d’élèves qui ont répondu que, pour eux, la francophonie représente des « valeurs ». Où l’on apprend également que « l’ouverture d’esprit, la curiosité intellectuelle, la communication avec d’autres individus et cultures, la justice, la solidarité, le respect des différences, la liberté, la fraternité, l’égalité, la tolérance, l’esprit critique, et même... la laïcité. La francophonie leur a permis, disent-ils, de “découvrir, cristalliser et objectiver un certain esprit humaniste”, leur a donné “le pouvoir de défendre nos droits, la passion pour la liberté, qui fait notre différence dans la région”, elle leur a insufflé “le goût de la liberté et le courage de demander, parce qu’en France, l’homme vit dans la liberté, avec dignité et honneur, alors que ce n’est plus le cas ici” ». Autre décryptage, et pas des moindres, celui des 33,5 % de jeunes qui relient francophonie et option politique. « Un taux relativement élevé, souligne Liliane Ghazaly, qui note que si quelques-uns parlent d’hégémonie ou d’espace de “conquête économique” en précisant de manière réaliste que “la francophonie est la politique de création de débouchés économiques et de marchés pour écouler les produits français”, d’autres, plus nombreux, insistent sur la francophonie comme étant un “espace d’entraide où les pays développés aident les pays sous-développés”. Plus généralement, il s’agit, pour la plupart des jeunes, d’aligner la politique libanaise sur celle des pays francophones dont la France est le symbole, c’est-à-dire “d’adhérer sans réserve aux droits de l’homme”, d’instaurer “dans les textes et dans l’application” les droits civils, le pluralisme politique, bref, et comme le dira ce jeune, “d’adhérer à tout ce qui s’oppose au tyrannisme, au totalitarisme et à la dictature”, voire au monolithisme des pays voisins qui les inquiète tant. En écho à ces inquiétudes, ces jeunes attendent de la France qu’elle soit plus “combative aux côtés du Liban pour la sauvegarde des droits de l’homme, pour sa souveraineté et pour sa liberté” », ajoute-t-elle. Quoi qu’il en soit, force est de constater que cette initiative est triplement intéressante, importante. D’abord par la radioscopie qu’elle permet d’établir d’une jeunesse francophone qui représente un bien large panel socioculturel et confessionnel. Ensuite, parce qu’elle prouve bien que l’on peut « célébrer » intelligemment la francophonie, et que celle-ci peut devenir éminemment porteuse. Enfin, que la société civile libanaise peut remplir admirablement le rôle que l’État est censé jouer : la promotion de la citoyenneté, des droits de l’homme et des libertés publiques. Ziyad MAKHOUL
Il est de ces rares initiatives, heureuses et terriblement citoyennes, qui arrivent à rendre la francophonie, en ces temps où elle occupe tous les espaces, toutes les énergies, un peu moins pesante. Et si ces projets-là sont aussi bienvenus, c’est tout simplement parce qu’ils arrivent à réinsuffler à « cette chère francophonie » un peu de ce qui devrait être les semences...