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Actualités - OPINION

Spécial francophonie Une part ou une tare de notre histoire ?

Par Slimane Benaïssa * Afin d’éclairer le contexte historique qui a fait aujourd’hui de nous des bilingues arabo-francophones, je proposerai un extrait d’un de mes romans, publié aux éditions Plon : Les fils de l’amertume : « On n’avait jamais de vacances, sauf le jeudi après-midi. On était soit à l’école, soit à la médersa, de six heures du matin à huit heures du soir, pendant les trois cent soixante-cinq jours de l’année. Les vacances de Noël et de Pâques étaient consacrées à rattraper le retard à la médersa. Pendant les trois mois d’été, on essayait de prendre de l’avance. On ne pouvait même pas tomber malade ! Notre cheikh croyait aux qualités préventives de la foi… et nous aussi… Il nous était arrivé d’avoir, sur une classe de cinquante élèves, deux cas de coqueluche, trois rougeoles, une typhoïde, le cheikh tout rouge d’une grippe, en plus des deux épileptiques habituels. Malgré cela, l’enseignement suivait son cours. Quand le cheikh était trop fatigué, il désignait un élève pour continuer le cours à sa place et en sa présence. Jamais la médersa n’a fermé ses portes ; même pendant la grippe asiatique, nous étions tous là, chacun fourré dans sa kachabia, dans un silence où l’on n’entendait que les reniflements ; c’est à cette époque-là qu’il nous dit : “ Cette médersa a été ouverte pour Dieu, elle ne fermera ses portes que par la volonté de Dieu. ” « Nos parents ont mis deux ans pour le convaincre de nous libérer le jeudi après-midi. Nos pères avaient été excités par les maîtres de l’école française qui prenaient plaisir à noter, sur nos bulletins scolaires, des appréciations qui ne manquaient pas de sous-entendus. “ Surmené. ” “ Dort en classe. ” “ Élève saturé. ” “ Peut faire beaucoup plus s’il se reposait un peu plus. ” “ A besoin d’être surveillé en français. ” “ A pris l’habitude de se rattraper en arabe. ” « Malgré cela, les arguments du cheikh étaient plus scientifiques. Soixante-quinze pour cent des élèves de la médersa étaient, dans leurs classes respectives, parmi les dix premiers ; cinquante pour cent parmi les cinq premiers. La cause de tant de succès était simple : la médersa était partagée en trois niveaux ; pendant que le cheikh s’occupait d’un niveau, il désignait les plus brillants pour aider les autres à faire leurs devoirs et à apprendre leurs leçons, en arabe et en français, car il avait pour devise : “ Apprenez l’arabe, il vous fera toujours honneur. Apprenez le français, vous en aurez toujours besoin. Apprenez l’arabe, vous saurez qui vous êtes. Apprenez le français, vous saurez qui ils sont. Apprenez l’arabe, pour aller de l’avant. Apprenez le français, pour les obliger à aller en arrière. Apprenez l’arabe, malgré eux. Apprenez le français, malgré eux, aussi. ” « Nous savions chanter “ Frère Jacques, dormez-vous ? ” en français. Et “ Soldats de Dieu, levez-vous ” en arabe. « Nos parents voulaient s’assurer avant tout de notre réussite à l’école française, mais restaient impuissants face aux arguments du cheikh. C’est ainsi que nous étions tenus à l’école par crainte de nos parents, et à la médersa par solidarité avec notre cheikh. » Ce texte donne une idée des conflits linguistiques et culturels dans lesquels j’ai grandi à l’époque de la présence française en Algérie. Mais aujourd’hui, quelle est notre responsabilité face à notre histoire et face à notre francophonie ? Il est à mon sens indispensable de dresser un bilan objectif (dans la mesure du possible) de chaque étape historique de nos pays afin de préparer la prochaine avec plus de maturité et de sérénité. Nos gouvernants ont tenté de javelliser l’histoire par la négation de sa dimension francophone, alors que dans la réalité, la langue française prospère. Nous ne pouvons pas élargir l’espace de nos indépendances par un esprit nationaliste étriqué qui nous piège et nous retarde dans un monde qui avance de plus en plus vite. Il faudrait que ceux qui nous gouvernent s’en remettent aux exigences de notre époque ainsi qu’à l’évidence de la pluralité de nos peuples et qu’ils apprennent à accepter l’autre dans sa différence, afin de vivre le partage et non la guerre. Prenons comme exemple l’Algérie, où quatre langues coexistent : le berbère, langue d’origine de tout le Maghreb, l’arabe algérien ou « arabe dialectal », langue véhiculaire parlée par la totalité des algériens, le français et l’arabe classique. Le berbère et « l’arabe dialectal » sont les langues maternelles des Algériens. Elles sont des langues d’« oralité » et non d’écriture, même si le berbère a connu, à l’origine, une forme écrite limitée. Les deux langues écrites en Algérie sont « l’arabe classique » et le français, mais elles ne sont les langues maternelles de personne. Elles sont vécues, consciemment ou non, comme deux langues étrangères. « L’arabe classique » est apparu en Algérie par l’islamisation, et le français par la colonisation. La première est sacrée, l’autre profane. On voit bien qu’historiquement, l’écriture en Algérie est liée à l’oppression, ce qui va dès le départ établir une relation complexe de l’individu à l’écrit. Inconsciemment, écrire en français, c’est trahir et écrire en arabe, c’est souiller, désacraliser. Cette situation déjà complexe est rendue conflictuelle par la vision officielle : en effet, l’arabe (arabe classique) est proclamé par le pouvoir langue nationale et officielle du pays dès l’indépendance. Le français, langue du colonisateur, devient une langue étrangère et les langues maternelles sont méprisées à cause de leur caractère oral. Les quatre langues en présence, partagées entre légitimité et pouvoir d’une part, et entre sacré et profane d’autre part, sont alors vécues à différents niveaux conflictuels entre oralité et écriture. Ajoutons à cela que ces langues sont réparties par le pouvoir en « partitions » (au sens mathématique du terme), et que leurs espaces d’intersections sont rendus insignifiants, alors que dans la pratique quotidienne elles s’interpénètrent puisque les langues maternelles sont très souvent employées en alternance avec la langue française. Cette situation complexe fait qu’un Algérien doit avoir recours à quatre langues, quatre cultures, quatre attitudes mentales différentes pour exister pleinement dans un même et unique pays, et vivre la même et unique citoyenneté. Les Algériens qui maîtrisent ces quatre langues et ces quatre cultures ne représentent qu’un faible pourcentage de la population. Ils ont l’impression de vivre quatre espaces impossibles à unifier, et la synthèse que certains peuvent en proposer est inaccessible à la majorité. Ainsi, en Algérie, chaque secteur de l’activité sociale n’implique pas logiquement l’autre parce qu’ils ne s’expriment pas dans la même langue : l’arabe classique est réservé à la religion ainsi qu’aux situations officielles formelles, la langue française à l’économie, à la gestion, aux sciences et aux finances. Quant à « l’arabe dialectal » et au berbère, ils sont utilisés dans la communication quotidienne et au sein de la famille. Langue et identité étant fortement liées, tous ces espaces linguistiques constituent la base identitaire des Algériens. Le problème est que les différentes langues dans lesquelles cette base identitaire est exprimée sont mises dos à dos. C’est ainsi qu’un malaise identitaire est né, fruit d’une perturbation de l’espace linguistique. Cette perturbation linguistique, donc identitaire, constitue une des raisons qui a conduit la société algérienne à la violence. Rétablir l’équilibre liguistique, c’est, entre autres, redonner à chaque langue sa place historique, non sa place légitime, et admettre que si, hier, pour nos indépendances, nous criions : « à bas la langue française », aujourd’hui, pour notre paix et notre progrès, nous devons dire : « vive la langue française. » Quand nous nous trouvons dans la situation de subir l’histoire, il faut savoir la subir et ne pas avoir l’absurde attitude de croire que nous sommes en train de faire l’histoire. La seule façon de faire l’histoire pour ceux qui la subissent, c’est d’être intelligents, souples et pertinents afin de subir juste ce qui leur faut pour se refaire. Toute autre attitude est une autodestruction, un suicide… Par ailleurs, toute identité est appelée à évoluer. Elle se forge et se construit sous le regard de l’autre, si ce n’est grâce à l’autre. La folie de ceux qui nous dirigent est qu’ils sont persuadés qu’un bilingue est un handicapé par rapport à un monolingue. Quel bonheur d’être bilingue ! Et de lire Nizar Qabbani et Rimbaud dans leurs langues respectives. Si je pouvais lire Soljenitsyne et Garcia Marques dans leurs langues, je comprendrais certainement mieux le monde. Les séquelles du colonialisme ne sont pas dans l’héritage de la langue française. Elles sont dans la répression de nos pouvoirs. Voilà ce qui est resté de l’esprit colonial dans nos pays. Quant à la langue française, elle est une possibilité supplémentaire à notre liberté. J’élargis mon monde grâce à la langue française, j’ai partagé des situations exceptionnelles avec des personnes exceptionnelles, que ce soit dans ma vie de tous les jours, à travers mon métier de théâtre ou à travers mes écrits. Pour finir, je dirai que la langue française, mieux que ma langue maternelle, m’a permis d’exprimer ma douleur face à l’intégrisme islamique. Car en effet, comment prendre de la distance par rapport à cette problématique, une fois que l’intégrisme s’est approprié ma langue maternelle pour s’affirmer ? Si ma langue maternelle est celle de ma naissance, la langue française est celle de ma renaissance face aux menaces terroristes et face à l’absurdité d’un monde qui croit que plus il s’enferme sur lui-même, plus il progresse. L’enfermement n’a jamais fait progresser quiconque, il n’a mené qu’à l’implosion. Pour ma part, je me définis comme triculturel, de cultures berbère, française et arabe. Ma langue est pluralité, mon lieu culturel est mon métissage. Ma parole en est la synthèse. Ainsi, je suis le fils de l’histoire et non de mes parents. Ils ont été mes géniteurs biologiques et mon existence culturelle allait se faire ailleurs que dans l’espace d’origine. L’histoire est devenue une sorte de lieu psychanalytique dans lequel je forge ma pluralité. Elle est mon alibi identitaire, celui du métis qui sait plusieurs langues et que chaque langue ignore. Je parle berbère, je suis. Je parle arabe, j’en suis heureux. Je parle français, j’en suis fier. Je ne parle pas d’autres langues et je le regrette. * Auteur, metteur en scène et acteur algérien. Après une vingtaine d’années de théâtre en arabe algérien, il s’exile en France en février 1993. Lauréat du Grand prix francophone de la SACD en 1993. Lundi, la suite de nos éditoriaux hors-série avec Amin Maalouf
Par Slimane Benaïssa * Afin d’éclairer le contexte historique qui a fait aujourd’hui de nous des bilingues arabo-francophones, je proposerai un extrait d’un de mes romans, publié aux éditions Plon : Les fils de l’amertume : « On n’avait jamais de vacances, sauf le jeudi après-midi. On était soit à l’école, soit à la médersa, de six heures du matin à huit heures...