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Actualités - CHRONOLOGIE

CONFÉRENCE - Utopie et réalités de la coexistence au colloque de l’USJ Un témoignage personnel de Hamadé sur « les richesses et périls du biculturalisme »

Dans le cadre du colloque organisé par l’Université Saint-Joseph sur le thème « Coexistence des langues et des cultures dans l’espace euro-méditerranéen », le ministre Marwan Hamadé a donné une conférence-témoignage sur « le biculturalisme entre richesses et périls », dont nous publions ci-après de larges extraits. Quand l’Université Saint-Joseph me proposa pour ce témoignage le thème du biculturalisme entre richesses et périls, il me vint tout d’abord à l’esprit que l’exercice pourrait aisément déraper, vers une rétrospective familiale, professionnelle ou politique, une sorte d’autobiographie présentée comme un cas d’espèce ou de figure, voire les travaux pratiques d’une déconfessionnalisation souhaitée (...) Car le fameux adage de Georges Naccache, « Deux négations ne font pas une nation » revient périodiquement sur le terrain et entraîne dans ses rebonds, une série de questions accessoires. Je m’en suis posé certaines : Deux cultures font-elles une nation ? Deux religions font-elles une société ? Et l’on pourrait aller loin, très loin, sur la pente des interrogations. Deux programmes font-ils une éducation nationale ? Un régime politique confessionnel constitue-t-il le système unitaire qu’il prétend être ou est-il un ersatz de fédération ou de confédération inavouées. Poussée à l’extrême, la pensée des bigots ou des salafistes porterait à se demander si un mariage civil constitue un vrai mariage. Dans une conférence-débat, il y a deux ans, je me posais, avec un penchant dialectique, la question de savoir si ce Liban que nous ne cessons de refaire après l’avoir défait ou – c’est tout aussi vrai – de défaire après l’avoir refait, ce Liban est-il voué, condamné à vivre en purgatoire permanent entre l’enfer de l’uniformité culturelle dépeint par les uns et le paradis de la diversité culturelle décrit par les autres ? La mosaïque de cultes qui font de sa géographie religieuse un patchwork rituel et tribal est-elle totalement exclusive de dénominateurs communs sur le plan de la culture, ou au contraire l’ensemble de ces apports, avec leurs alluvions de mœurs, de coutumes, d’affinités partagées, tantôt avec l’Occident et tantôt avec l’Orient constituent-ils un concentré de richesse culturelle rare, voire unique au monde ? Dans ce creuset, je l’ai toujours dit, je l’affirme encore, la langue arabe, partagée par tous, constitue le ciment qui lie, et qui lie encore mieux grâce à l’apport d’autres langues en partage, comme celle des valeurs exprimées en français, et celle des intérêts traduite en anglais. À ce titre, j’ai toujours cru, pour l’avoir vécu, que les exceptions culturelles sont appelées à devenir des compléments culturels. Le français, langue en partage de nombreuses ethnies et communautés, et l’arabe, dépositaire d’une civilisation prestigieuse, peuvent être porteurs de réconciliation, voire de sublimation des rapports entre un certain Nord franco-européen et un certain Sud arabo-islamique. Je ne me suis jamais tracassé pour savoir laquelle, de l’arabe ou du français, est ma première langue. J’écris, je parle et je pense dans les deux langues. L’une est ma langue nationale, l’autre est le véhicule de valeurs auxquelles je crois. Langue de la puissance mandataire, le français n’avait pas des accents coloniaux. C’est au nom des valeurs prises à la France et apprises en français que nos parents menèrent contre le mandat la lutte indépendantiste. Ainsi pour l’arabité et la francophonie, l’avenir est dans la promotion des valeurs de démocratie, de liberté, de tolérance et d’échange, de rejet du racisme et de l’exclusion, autant de valeurs empruntées à nos deux civilisations. Ma réconciliation intérieure s’est faite sur ce compromis. Le biculturalisme qui enfante le compromis sied donc à un pays où tout est cohabitation. Le refus de l’uniformité culturelle globalisée nous porte à plus forte raison à refuser l’uniformité culturelle localisée. À ceux qui ne croient qu’à l’uniformité, je dirais que l’exclusive est autodestructrice. J’ajouterais en passant que dans notre région du monde, l’uniformité est fille de l’uniforme et s’il est quelque chose d’unique qui nous guette, ce serait tantôt un parti, tantôt un dirigeant, tantôt une dynastie. De ces différentes hypothèses, se dégage une question vitale, existentielle pour le Liban. Y aurait-il une culture nationale propre à notre pays, une culture aux sensibilités communes, bien arrêtées, partagées par les Libanais du Akkar, du Kesrouan, du Chouf ou du Djebel Amel ? Où sommes-nous en présence de mini-nations associées en un même État dont les cultures spécifiques se juxtaposent sans vraiment se fondre et s’amalgamer ? À cette question, qui fait rugir autant les tenants de l’arabité totale et inconditionnelle rivés dans les sables du conformisme que les nostalgiques d’un Liban sans amarres, dérivant avec quelques cageots d’orientalisme vers d’autres rivages culturels ; à ce débat sans fin sur les richesses et les périls du biculturalisme vient s’ajouter une interrogation qui dépasse les frontières du Liban et qui peut déranger les pensées comme les langues de bois, mais que nous ne saurions occulter dans la recherche sérieuse d’une nouvelle vision de notre avenir et de notre rôle. Cette interrogation dont dépend largement le sort de notre coexistence culturelle et politique, les coptes d’Égypte se la posent, comme les orthodoxes de Syrie et les chaldéens d’Irak. Tout comme les Arméniens d’Iran et même les minorités en islam, druzes, alaouites, kurdes et ismaéliens confondus. Personnellement, et pour en revenir au témoignage, j’ai vécu ce dilemme dans ma chair comme dans son esprit. Non point comme un déchirement mais plutôt comme un pari exaltant que devront immanquablement relever nos sociétés au fur et à mesure de leur triple intégration nationale, régionale et globale. Nous avons conclu une série de pactes nationaux. Mais où sont donc les pactes culturels et les pactes économiques et sociaux, à défaut desquels l’expérience libanaise se limiterait à une façon d’être parfois nonchalante, au mieux un style de vie quelque peu épicurien sans jamais transcender le phénomène vers ce que Jean-Paul II nous conviait à être au bénéfice de l’humanité. Un message de convivialité, un laboratoire de diversité cutlurelle et un exemple de tolérance religieuse. Et si, comme en chimie, rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme, où en sommes-nous donc de cette tâche qui nous est confiée par le destin, certains diront imposée par la fatalité géographique et historique ? Le jugement que je porterais ici est celui d’un Libanais atypique : avec un grand-oncle cheikh Akl de la montagne druze, et un autre grand-oncle curé à Clermont-Ferrand, une jeunesse vécue entre les ambassades de mon père et les pensionnats du Liban, des convictions nationalistes arabes et une profession de journaliste polyvalent, un mandat de député de rite musulman pour un électorat à large composante chrétienne, et enfin une famille où pratiquement tous nos mariages, sur trois générationns, sont interconfessionnels. Premier en catéchisme chez les bonnes sœurs, j’ai pris, pendant des années, des cours coraniques privés avec un cheikh sunnite. « C’est pour consolider ta langue arabe et te plonger au cœur de notre histoire », me disait mon père. Ma mère, française, auvergnate et catholique, n’y trouvait rien à redire et suivait notre progrès. Le fait d’avoir toujours été à la jonction – dirais-je à la frontière – de deux mondes a largement conditionné mes attitudes et mes choix. Ce que d’autres abordent avec le recul et la sérénité d’une réflexion abstraite aura pour moi une expérience personnelle et quotidienne. Ma sœur Nadia Tuéni, poète francophone, et moi-même n’avons jamais subi les affres de la double allégeance. J’avouerais donc que j’ai puisé dans le biculturalisme des atouts enrichissants, qui m’ont servi dans ma vie professionnelle et politique. Les périls, je les ai vécus aussi. Tentatives d’assassinat perpétrées par des milices chrétiennes. Crises de méfiance de la part de mes pairs druzes et musulmans. Dans son roman La manip du Karin A, Gérard de Villiers « m’assassinera » en tant que représentant d’une « grande famille chrétienne ». En fait, à aucun moment n’ai-je senti que je reniais mon libanisme en affirmant mon appartenance arabe. Ni que cette dernière se trouvait diminuée par ma reconnaissance du singularisme libanais. J’ai toujours trouvé cette addition enrichissante, nettement identitaire et pas le moins bâtarde. Ces richesses, qui surpassent de loin les périls ou du moins qui valent la peine d’en prendre les risques, le Liban doit les valoriser. Il peut le faire. C’est dans le laboratoire de la convivialité que peuvent être réunis, en une seule et même éprouvette, les éléments du message libanais. Pas de tolérance condescendante, sorte de « zemma » culturelle du côté musulman. « Pratique chrétienne des affaires temporelles » comme la prêche le Saint-Père. Il n’y aurait donc pas deux vies parallèles, l’une spirituelle avec ses valeurs et ses exigences et l’autre dite séculière qui aurait des valeurs différentes ou opposées aux premières. La culture libanaise, fruit du biculturalisme ou du pluriculturalisme, ne saurait donc acquérir une accréditation à la fois nationale et universelle que dans la mesure où elle porte un message d’avenir véhiculant l’idée d’un État de droit et de tolérance, démocratique et moderne. Prouver que l’exception peut durer, prospérer et s’élargir dans ce Moyen-Orient de l’obscurantisme où l’intégrisme sioniste se ressource souvent auprès des dictatures arabes. Les chocs de la diversité, je peux en témoigner, viennent de l’extérieur ; ils ne sont pas ressentis comme un déchirement mais plutôt comme une agression. Et c’est dans les moments de crises, politique, économique, sociale, sécuritaire, que les périls risquent de tout faire basculer. C’est dans ces mêmes moments de crise qu’une société comme la nôtre découvre si elle a vraiment capitalisé sur les richesses de la diversité culturelle ; si elle s’est réellement dotée d’une véritable immunité aux épreuves qui fragilisent les relations intercommunautaires et parfois intracommunautaires. Le fil est alors ténu, la frontière mal tracée entre l’inclination au dialogue et la propension à la violence. Pour bien la baliser, pour y aménager des soupapes de sécurité, le recours aux institutions, le respect des libertés, le soin de la tolérance s’imposent. L’État de droit est, en la matière, le véritable garde-fou. Or c’est précisément cet État de droit qui nous a fait cruellement défaut à l’heure des grands déchirements. Nous en avons eu la preuve en 1958, en 1975, en 1982 et nous en percevons encore de nos jours la déplorable absence. Ces dates sont des points de repères, du reste non exhaustifs pour le Liban, mais le phénomène, faut-il le rappeler, est propre à l’ensemble de nos sociétés arabes où les dictatures font leur lit dans l’intolérance, avec des draps politiques et une couette religieuse. Ce qui me fait penser à un avocat palestinien de la non-violence et de la modernisation politique, le Dr Sarraj, qui écrivait dans Le Figaro du 24 septembre (je cite) : « Tout le monde a échoué, le sionisme a échoué (c’est évident), Israël s’est transformé en nouveau ghetto pour tout le monde, Juifs et Arabes. Les Arabes eux aussi ont échoué misérablement. Ils n’ont pas libéré leurs terres. Ils n’ont pas instauré l’État de droit, et ils sont toujours prisonniers de régimes dictatoriaux ». Il ajoute : « Nous avons supporté quarante-cinq ans de démagogie, de slogans, de directions réduites à un “ one man show ” de régime des milices. Nous avons perpétué notre propre victimisation » (fin de citation). Ayant cité cet auteur palestinien, je ne soulignerais jamais assez l’impact de la tragédie palestinienne sur les relations politiques et culturelles du monde arabe avec le reste du monde. Ce que Samuel Huntington et d’autres qualifient désormais de « choc de civilisations » n’est pas aussi imputable aux croyances différemment perçues qu’au grave sentiment d’injustice ressenti du fait de la tragédie palestinienne, une tragédie qui n’en finit pas d’envenimer des rapports que la décolonisation laissait espérer de normaliser et de développer. Depuis 1948, nous subissons l’agression d’Israël en Palestine et autour de la Palestine. Et depuis, au nom de la Palestine, tous les excès sont permis au sein de nos propres sociétés, avec pour premières victimes les libertés politiques et culturelles. À toutes ces peurs d’oppression culturelle, comme à toutes les craintes d’atomisation culturelle, un seul antidote : la liberté, la tolérance. De l’Adam Smith culturel ; laisser penser, laisser dire. Face au doute généralisé, le Liban peut incarner une culture, pétrie d’histoire, fière de ses racines arabes, soucieuse de ses particularismes et ouverte aux valeurs et aux idées universelles. Comme il n’y a de liberté politique ou économique sans liberté culturelle, comme ni les uns ni les autres ne se conçoivent dans l’uniformité et comme la médiocratie nous guette sur tous ces plans, cessons de dilapider le capital humain et les libertés essentielles. Ce sont nos seules ressources, nos seules richesses nationales. Sans elles les périls auraient vite fait de balayer les Liban, et tous les phénix qui espéraient, à la Philippe Walter, y élire domicile.
Dans le cadre du colloque organisé par l’Université Saint-Joseph sur le thème « Coexistence des langues et des cultures dans l’espace euro-méditerranéen », le ministre Marwan Hamadé a donné une conférence-témoignage sur « le biculturalisme entre richesses et périls », dont nous publions ci-après de larges extraits. Quand l’Université Saint-Joseph me proposa pour...