Rechercher
Rechercher

Actualités - OPINION

REGARD – Anita Toutikian et Jacko Restikian : « Crépuscule du crépuscule » La beauté de la laideur

La nouvelle corniche de Mina serpente sur six kilomètres le long du rivage. Les distances y sont inscrites en blanc à même le trottoir pour permettre aux coureurs et aux marcheurs de mesurer le chemin parcouru, aimable prévenance municipale. À la cote 1 600 mètres se dressent, face au large, sur une quarantaine de mètres, quinze stèles en bois asphalté de la dimension familière d’une porte (2,10 m x 1,02 m). Dépouillées et austères, elles paraissent, de loin, être faites en métal. Un peu à l’écart, un panneau-annonce en jaune de l’installation d’Anita Toutikian et de Jacko Restikian Crépuscule du crépuscule. Elle de Beyrouth, lui de Tripoli, ils comptent parmi les rares artistes véritablement contemporains que nous ayons. Face au large, en plein vent. En cet endroit autrefois dénommé Foq el-Rih, le vent d’ouest chargé d’embruns, de sel et d’humidité qui, à la tombée du jour, pénètre jusqu’aux os, ne cesse de souffler l’été pour, l’hiver venu, se transformer en affolantes rafales. Les épaves de l’histoire Foq el-Rih : au-dessus du vent. L’expression, au figuré, désigne un état d’aisance et de prospérité. Ironiquement, cette partie de la côte, trop exposée, était évitée par les habitants de Mina et seuls les laissés-pour-compte, les épaves poussées par le vent de l’histoire, Arméniens de Cilicie, Kurdes de Turquie, Crétois, Syriaques d’Irak, Arabes du sandjak d’Alexandrette et bien d’autres, venaient, au fil des ans, s’échouer là, au pied de l’ancien khan, bâtiment oblong assez hideusement enduit de ciment écaillé sous lequel se devinent des arcades, signes de voûtes intérieures. Les fenêtres en rang d’oignon sont soit murées de parpaings, soit barrées de planches ou de tôles ondulées. Avec, juste au milieu, une fenêtre saugrenue à vantail unique peint en rouge vif. Sous le mandat, le khan accueillit un bordel à l’usage de l’armée française. Une extrémité de la bâtisse, dite actuellement Beit Yazbeck, s’est effondrée il y a quelques années. Aujourd’hui, elle sert de logis à de nombreuses familles de modeste condition, dont des pêcheurs, puisque Mina, port de la trinité urbaine de Tripoli, était essentiellement une agglomération de marins et de pêcheurs. La mémoire enterrée Naguère encore à même le rivage, battue par les vagues, la bâtisse se retrouve aujourd’hui de l’autre côté de la corniche récemment construite avec les déblais des anciens souks et des quartiers populaires de Qobbé et de Bab el-Tebbané systématiquement pilonnés lors des combats des années 80. On déblaie, et les promoteurs immobiliers s’engouffrent dans l’espace dégagé. On remblaie, et voici que les joggeurs de l’aube et les promeneurs du crépuscule foulent aux pieds, à leur insu, le passé de la ville, leur propre mémoire collective enterrée sous l’asphalte. Non loin du khan et donc de l’installation qui lui fait face, un fût tronqué de colonne romaine en granit gris émerge bizarrement de biais des rochers brise-lames, comme si même la mémoire antique, en plus de la moderne, était ouvertement vouée aux gémonies. Dans la logique pragmatique des promoteurs et des urbanistes du cru, le passé sert de matériau pur et simple pour les constructions présentes et à venir. En contrebas des stèles, intitulées Woodhenge par Anita Toutikian en allusion au fameux cercle de pierres mégalithiques anglais de Stonehenge, et à même un large rocher plat à ras de flot, quelqu’un a involontairement réalisé une autre installation spontanément surréaliste : un sofa et un fauteuil plein tissu tapissés de rose, anciennement cossus, se calent sur les rochers du remblai, sorte de dernier salon pour veillées au miroitement des vagues sous la lune. Rien ne se perd, tout se récupère et se recycle. Compendium Le lieu choisi pour l’installation est donc déjà, en lui-même, un lieu de mémoire intensément chargé, une sorte de compendium de la grande et de la petite histoire de la ville, une histoire non écrite qui se reconstitue en puzzle à travers les bribes de souvenirs des passants, porteurs de mémoire sans le savoir qui, intrigués par ces étranges lucarnes ouvertes sur l’infini du ciel et de la mer, interpellent, interrogent, s’étonnent, discutent, évoquent des pages oubliées de la vie urbaine et de la leur propre. Une locataire du khan se gausse des propos sur la crainte du vent : «Ce sont les faignants qui fuient le vent. Y a-t-il rien de plus beau que le vent ? » Pourtant son beau-père a été emporté par le vent qui fit capoter son bateau de pêche. Cela évoque, chez une autre passante, passionnée par ces stèles qui, du seul fait de leur présence ambiguë, sans justification, font lever une foule de questions, les soirs de tempête où son père rentrait trempé de la tête aux pieds de sa sortie de pêche. Les cirés et les anoraks étaient encore inconnus à l’époque. Parfois, les hommes passaient plusieurs journées d’affilée à l’abri d’une crique, voire un mois entier à Chypre. D’où sa détestation de la mer « que personne ne peut maîtriser, sinon son Créateur ». Et d’énumérer le vocabulaire spécifique de la mer, des vagues, du vent, du temps qu’il va faire, jargon ancestral basé sur un savoir d’observation essentiel pour survivre aux vicissitudes marines. Les pêcheurs disparaissent peu à peu, et même eux, divisés en syndicats rivaux, loin de l’ancienne solidarité des gens de mer, sont gagnés par les partages confessionnels. Rétrovision Les deux installateurs pouvaient craindre des réactions indifférentes, hostiles, décontenancées des usagers de la corniche. C’est même tout le contraire, avec des coopérations spontanées durant la mise en place assez pénible. Faute de moyens, ils ont tout fait de leurs propres mains, depuis la fabrication des panneaux jusqu’à leur vissage au sol. Ils n’ont pas oublié de filmer le processus, mais il n’y a pas d’électricité pour montrer le « making of » de l’installation. Les gens s’approchent, s’installent sur les chaises et les tables basses au pied des stèles et, en quelque sorte, s’y intègrent, s’y encadrent, comme s’ils faisaient partie de l’œuvre. Ils passent la tête par les lucarnes situées à différentes hauteurs de Toutikian et, soudain, ils voient autrement le paysage qu’ils n’ont pourtant pas cessé de regarder. Ils collent l’œil aux télescopes de Restikian et, déconcertés, se demandent ce qui ne va pas. Ils finissent par s’apercevoir qu’au lieu de regarder vers l’avant, la mer, le ciel, l’avenir, ils regardent vers l’arrière, le khan, la ville, le passé : les télescopes sont en réalité des rétroscopes. Ils se rendent compte, tout d’un coup, qu’on ne peut pas séparer les deux séries, qu’il n’y a pas d’avant sans arrière, de mer sans terre, d’avenir sans passé, et que l’ici et le maintenant sont l’indispensable point d’entretissage des directions, des fils, des sens. Sans ce va-et-vient, le sens ne peut pas émerger et donc la compréhension, la prise de conscience. Anamnèse En quelque sorte, l’installation, qui, au départ, se voulait, dans l’esprit de Restikian, une dénonciation de l’affairisme immobilier qui a saisi Tripoli à l’annonce de la prochaine mise en place d’un plan d’urbanisme, chacun se hâtant de construire aussi haut que possible avant l’imposition de normes strictes (d’où la récurrence de la diapositive d’un panneau de promotion figurant un futur immeuble), fonctionne comme une machine à faire passer de l’inconscient à la conscience, de l’irréflexion à la réflexion, de l’indifférence à l’intérêt. Et quand cela se passe au niveau collectif, urbain, historique, social, cela se passe aussi, forcément, au niveau personnel. Chacun, en passant la tête dans les lucarnes, en braquant l’œil sur le rétroscope, regarde non seulement au-dehors mais au-dedans de lui-même, dans une sorte d’anamnèse, d’opération psychanalytique qui métamorphose le « ça », la part d’obscurité et d’inconnu, en « moi », part de clarté, de savoir et de maîtrise. D’où le titre de Crépuscule du crépuscule, non seulement parce que l’installation se voit le mieux à cette heure ambivalente de passage et de transition qui, tels l’ici et le maintenant, entretisse les contraires, la lumière et l’obscurité, dans un mystérieux suspens, mais parce que cette formule de double négation équivaut à une affirmation, celle du lever de l’aurore si l’on veut : Aurora consurgens, suivant le titre d’un ancien traité d’alchimie, laquelle consistait à passer du noir de la matière ou de l’inconscient au blanc de l’esprit ou de la conscience. Happening Tout cela transforme l’installation en événement, en petit happening de rue ou de vent où les badauds de hasard deviennent des protagonistes involontaires, du seul fait d’entrer dans le cercle de l’œuvre et de la discussion, d’un jeu complexe, inattendu, ouvert et divertissant. « Ah, comme les gens s’amusent à regarder les gens, à guetter leurs réactions », commente une mère de famille au milieu de sa smala. Une autre : « Je dirai aux autres : allez voir par vous-mêmes. Ce que j’ai vu, vous ne le verrez pas, ce que vous verrez, je ne l’ai pas vu ». Une autre encore : « Ici, on voit beauté de la laideur », sans doute celle du khan aperçu en rétrovision. L’art contemporain, même le plus austère, le moins complaisant, le moins « artistique » en apparence, qui se donne moins à voir qu’il ne donne à voir, semble stimuler les gens de la rue qui, loin des lieux consacrés où la plupart ne mettent jamais les pieds, comprennent sans trop d’effort et, de comprendre, s’étonnent, de s’étonner, se réjouissent et, de se réjouir, cherchent à communiquer autour d’eux la joie de la découverte. (Jusqu’à ce soir). Joseph TARRAB
La nouvelle corniche de Mina serpente sur six kilomètres le long du rivage. Les distances y sont inscrites en blanc à même le trottoir pour permettre aux coureurs et aux marcheurs de mesurer le chemin parcouru, aimable prévenance municipale. À la cote 1 600 mètres se dressent, face au large, sur une quarantaine de mètres, quinze stèles en bois asphalté de la dimension...