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Actualités - OPINION

L’écho sanglant d’une mentalité dégénérée, mais aussi d’une misère trop ignorée

Un acte dément, isolé. On veut bien le croire. Ou, plutôt, l’espérer. Parce que le moindre Bourdieu en herbe vous dira que le massacre de la rue Mama n’est pas un fait divers. Il n’est pas besoin, en effet, d’être psychosociologue pour deviner qu’un Ahmed Mansour, la gêne peut en sécréter des cents et des mille à tout moment. Et que les vendanges du prochain autonome, échéance de dure rentrée, peuvent rendre beaucoup de gens fous. Ou pousser la rue à bouger dangereusement. D’autant que la crise prend racine dans un terreau fertile de ressentiments, pour ne pas dire de haines, à caractère socioculturel. Une mentalité que, de leur propre aveu, les pratiquants de Taëf ont favorisée ces dernières années. Au point que l’on entend souvent des députés du tout premier rang, ainsi que de hauts dignitaires religieux de tous horizons, répéter que, même durant la guerre, les clivages communautaires n’ont jamais été aussi exacerbés. Il paraît absurde, redoutable même, que le mot d’ordre officiel contredise la double cause du massacre. En menaçant de poursuites quiconque parlerait d’un balayage sectariste à l’algérienne. Et en soutenant, contre toute évidence, que la traque acharnée des victimes, abattues dans les coins reculés où elles avaient cru trouver un refuge, n’est qu’un crime de fou. Sans tenants, sans aboutissants et pour ainsi dire, sans conséquences, du moins au niveau de la vie collective. De la sécurité, de l’économie sociale. Et, surtout, de la politique, qui chapeaute le tout. L’attitude de démenti immédiatement adoptée par les autorités n’est pas condamnable en soi. Elle traduit, sans aucun doute, une louable intention d’atténuer le choc, d’en prévenir de périlleuses répercussions. Tout en tentant d’amortir les effets de ce premier constat, inévitablement généralisé : le sang des innocents n’aurait pas coulé si Ahmed Mansour – et le pays commun – n’avait pas autant de difficultés matérielles. Cependant, vouloir à tout prix relativiser un tel drame, s’acharner à lui retirer toute valeur d’indice social et politique, à lui ôter son exemplarité, si l’on peut dire, peut provoquer un double effet boomerang. Tout d’abord, les gens n’aiment pas beaucoup les interdits abrupts. Ensuite, dans la proportion exacte, mais inverse, où les autorités affirment une chose, l’opinion a tendance à croire le contraire. Ce qui signifie que le mince crédit du pouvoir s’en trouve encore réduit. Comme une peau de chagrin, c’est malheureusement le mot. Pour nombre de sociologues, des vrais, ce n’est pas de l’eau que les responsables jettent sur le feu, mais de l’huile. D’autant qu’une première onde de choc, il ne faut jamais essayer d’en supprimer les effets par une négation têtue. Mais entamer un processus de récupération, fondé au contraire sur la reconnaissance des réalités assortie d’engagements clairs, de promesses précises. Ce que l’on pourrait appeler, après une telle tragédie, un travail de deuil. Il faut que le pays se remette d’un coup que la population dans son ensemble a ressenti, et compris, d’une façon tout à fait différente que ses gouvernants. Tout le monde, les responsables exceptés, s’est posé des questions angoissées. De double nature, peut-être, mais complémentaires. Y a-t-il un danger de heurts confessionnels ? L’agitation sociale, les mouvements de rue ne pointent-ils pas à l’horizon ? Que faire, où aller, comment survivre, si les privatisations ne marchent pas, si Paris II est annulé, si la livre est dévaluée ? Tout de suite, la défense (c’est son droit, c’est son devoir) a soutenu qu’Ahmed Mansour a agi sous l’empire d’une crise des nerfs, d’une folie passagère. Pour se venger d’humiliations subies à cause d’une dette qu’il ne parvenait pas à rembourser. Mais force est de constater, d’abord, la préméditation, ce monstre toujours issu d’une tête réfléchie. C’est-à-dire qu’il n’a pas agi dans un accès de soudaine colère, de coup de sang. Ensuite, on ne peut s’empêcher de relever qu’il a exécuté, de sang-froid, non pas seulement les personnes précises auxquelles il pouvait en vouloir, mais tous les employés de confession chrétienne qu’il a pu rencontrer. En opérant une sélection soigneuse. Les rescapés, qui ont pu échanger des mots avec lui, pour le supplier de les épargner, rapportent qu’il tenait des propos lucides, ne bredouillait pas, ne bavait pas, ne tremblait pas, gardait tout son calme. Dans l’horreur. Ahmed Mansour n’a donné autour de lui aucun signe avant-coureur de dérèglement. Et le pire, peut-être, est que s’il avait effectivement des problèmes de dette, il n’était pas plongé dans la misère. Il revenait d’un voyage d’agrément, rajoutait un troisième étage à sa maison de Loubié, pouvait compter sur sa belle-famille, comme sur ses appointements de fonctionnaire ancien. Ce point est un repère qui mérite l’attention des autorités : ce n’est pas nécessairement lorsqu’on est totalement au bout du rouleau que l’on peut plonger dans la violence. Autrement dit, le mal peut se déclarer, à tout moment, dans les plus larges couches de la population libanaise. Celles qui, sans être dans une noire misère, ne savent pas trop comment boucler les fins de mois. Surtout si on ajoute l’ignorance à leur handicap, en les berçant de contrevérités ou en les soumettant sans cesse à un lavage de cerveau pseudo-idéologique. C’est-à-dire que n’importe quel mouvement radical, sinon subversif, peut exploiter le stress sociopopulaire ambiant, pour provoquer des histoires sinon des troubles. D’autant que le massacre suscite également des interrogations sur l’armement des Libanais. Et sur le fait que n’importe qui peut trimbaler de Tyr à Beyrouth tout un arsenal, pénétrer dans des locaux officiels et ouvrir le feu sans aucun contrôle. Au nom, peut-être de cette « sécurité à l’amiable «, dont certains leaders, toujours en vue aujourd’hui, étaient les chantres durant la guerre. On dira que nul n’aurait songé à se méfier d’un vétéran, fonctionnaire depuis vingt-cinq ans. Mais il avait, indiquent les témoins, proféré des menaces. Et puis, est-on bien sûr qu’un Ahmed Mansour aurait songé à répandre la mort et la douleur, s’il n’avait le sentiment d’être protégé. Un peu comme Abou Obeida, assassin de trois militaires. Ou, vu sous un autre angle, s’il n’avait l’impression que les dirigeants ne s’intéressent qu’à leurs petites querelles, à leurs petites affaires. Et une dernière question, pour finir : où est la crainte du gendarme, où est l’autorité de l’État ? Philippe ABI-AKL
Un acte dément, isolé. On veut bien le croire. Ou, plutôt, l’espérer. Parce que le moindre Bourdieu en herbe vous dira que le massacre de la rue Mama n’est pas un fait divers. Il n’est pas besoin, en effet, d’être psychosociologue pour deviner qu’un Ahmed Mansour, la gêne peut en sécréter des cents et des mille à tout moment. Et que les vendanges du prochain...