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Actualités - OPINION

REGARD - Aley, ville symposium La culture dans la rue

Quand on traverse la ville d’Aley, on ne peut manquer d’être frappé par l’activité fébrile qui y règne. Partout des chantiers de cafés, de restaurants, de casinos, de centres d’amusement et de jardins municipaux. Le reste du pays est plongé dans la déprime, Aley est porté par une vague d’optimisme. Je me rends chez le peintre et sculpteur Aref Rayess, il m’entraîne vers un terrain en bordure de la rue principale où s’activent des ouvriers, des contremaîtres, une grue. Il est en passe de devenir un mini-parc de sculptures. Pas particulièrement des merveilles. Des œuvres, souvent maladroites, parfois bien venues, d’étudiants des beaux-arts, financées par la municipalité. À l’initiative d’un maire dynamo qui a réussi, à lui tout seul, à transformer une ville sinistrée, où les stigmates de la guerre sont partout présents, en une ville qui, si elle va de ce train quelques années encore, pourrait devenir le joyau de la montagne libanaise. Changer la mentalité Tout comme à Zouk Mikaël, il suffit de la vision et de la détermination d’un seul homme pour opérer la métamorphose. Wajdi Mrad voit les choses en grand. Les symposiums de sculpture initiés par lui ont été jusqu’à grouper plus de soixante sculpteurs du monde entier. Leurs œuvres en pierre, en bois, en fer constituent désormais un véritable musée en plein air que les gens du village, traditionalistes et méfiants des innovations, se plaisent désormais à visiter, prenant le temps de s’arrêter quelques minutes, au cours de leurs déplacements quotidiens, sur l’un des sites pour dialoguer avec ces statues parfois si éloignées de leurs principes et croyances qui sont en train, peu à peu, par la vue et le toucher, de les amadouer, de changer leur hostilité en bienveillance, bref de faire évoluer leur mentalité de rudes montagnards peu enclins aux aménités de l’art, figuratif ou non. On imagine désormais mal des nus en place publique à Beyrouth : est-ce la raison pour laquelle on semble ne plus vouloir remettre le monument aux Martyrs à sa place ? À Aley, ils font déjà partie du paysage. Au début, il fallait des gardiens pour empêcher d’éventuels attentats. Aujourd’hui, il n’y a plus de gardiens. Le respect des statues est devenu la règle. L’initiative individuelle Par un nombre de mesures ponctuelles, portes en bois pour les magasins de la rue principale et de certaines rues attenantes, enseignes homogénéisées, aménagement de belvédères pour jouir du panorama à couper le souffle sur Beyrouth, installation de murales en céramique, d’aires fleuries, etc., le maire, qui donne de lui-même, décide du moindre détail et retrousse les manches pour mettre la main à la pâte, en sorte qu’on le distingue à peine des ouvriers au milieu desquels il officie, a réussi à convaincre ses administrés des bienfaits de l’initiative individuelle. Ne pas attendre l’aide, les subventions, les décrets de l’État, foncer avec ses fonds propres, solliciter les bonnes volontés, dynamiser les volontés alanguies, susciter l’ardeur, voire la ferveur des collaborateurs. Symposium de peinture Cette année, le symposium de sculpture fera appel à une dizaine d’artistes internationaux de haut calibre. Après les débordements quantitatifs, les sélections qualitatives. Étant entendu qu’en dehors du symposium, n’importe quel artiste disposant d’une maquette convaincante et prêt à travailler en plein air est le bienvenu. On lui fournira le bloc de marbre, le bois, le fer nécessaire, une tente individuelle, des instruments et des assistants. À condition de laisser son œuvre achevée sur place. Des dizaines d’artistes qui n’ont jamais eu l’occasion ou les moyens de travailler en grand ont ainsi pu réaliser leur rêve. En sorte que Aley est devenu en trois ans un véritable atelier en plein air. Et compte le rester. Même en hiver, il était possible de voir s’activer, leurs disques rotatifs et leurs burins à la main, des sculpteurs isolés, prêts à affronter les intempéries. Parallèlement au symposium de sculpture redimensionné, un symposium de peinture se déroulera tout au long de la saison estivale dans un jardin nouvellement aménagé à cette fin en plein centre-ville. Les peintres travailleront sans mystère, au vu et au su de tout le monde, initiant par là les jeunes et les moins jeunes aux procédés picturaux. Ils pourront exposer et vendre leurs œuvres sur place et dans les nombreux cafés riverains de la rue principale. La seule condition est d’offrir une œuvre à la municipalité qui compte bien les utiliser à bon escient et non pas les entasser dans des dépôts humides et malsains comme c’est le cas pour les collections du ministère de la Culture privées ou interdites de musées. Magnifique revanche Artiste à la vocation frustrée, Wajdi Mrad a décidé de prendre une magnifique revanche sur la vie en ouvrant la voie de l’art même à des novices, sans préjugés. Il a inventé en quelque sorte la fête permanente des arts plastiques. Quitte à assumer quelques erreurs. Bientôt, faute d’aller au musée, on ira à Aley. Beau renversement de situation pour cette station estivale qui retrouve ainsi un visage culturel qui fut familier autrefois, quoique élitiste. L’Agence nationale de publicité de mon père éditait, dans les années trente, le programme semi-mensuel des activités de l’hôtel Gebeily, aujourd’hui carcasse béante. On croirait lire l’Agenda culturel d’aujourd’hui : orchestres de jazz venus droit des États-Unis, orchestres de chambre viennois, pièces de théâtre françaises, récitals de piano, bals masqués, soirées à thèmes gastronomiques, les festivités étaient pratiquement ininterrompues. La déferlante arabe W. Mrad tente de faire descendre la culture dans la rue pour la mettre à la portée du premier venu, loin de tout élitisme. C’est peut-être la voie pour faire reprendre à sa ville son ancienne splendeur que d’aucuns qualifient volontiers de décadente. Peu importe. La clientèle de jadis, fleur de la bourgeoisie libanaise, a déserté les lieux. La guerre a fait ses ravages. Mais on n’arrête pas la vie. Aley fait sa toilette en attendant de pied ferme la déferlante d’une autre partie de son ancienne clientèle, les Arabes du Golfe qui se sentent mal à l’aise, voire indésirables dans le reste du monde et qui reviennent à leurs premières amours. Le poulailler Je n’avais pas l’intention de m’étendre autant sur Aley. Si je l’ai fait, c’est peut-être à cause de la nostalgie. J’y ai passé une partie de mon enfance. J’en garde des souvenirs indélébiles. À trois ou quatre ans, j’ai disparu une journée entière. On me crut enlevé par une nawariyé avant de me retrouver à l’autre bout de la ville, au soir d’une folle journée de rumeurs et de recherches, dans le grand poulailler du souk aux légumes en train de pourchasser les volatiles dans un ravissement total. Chacun a son poulailler quelque part. Le tout est d’en trouver le chemin. Pour Wajdi Mrad, il est là où se trouvent ses chères statues. Sous influence Et Aref Rayess dans tout cela ? Il est là, patriarche qui ne s’assagit guère, conseiller discret, prêt à faire le maître de chantier au symposium au besoin, car il faut un artiste pour comprendre les problèmes et les besoins d’autres artistes. Un artiste autodidacte qui a eu la chance d’être découvert très tôt par de grands intellectuels et connaisseurs comme Julian Huxley et Henri Seyrig qui l’ont imposé envers et contre tous. Dans son Aley natal, loin de tout, il était, spontanément, au diapason de l’art le plus contemporain. Après avoir bourlingué à travers le monde, il est toujours là, dans son coin, à s’étonner, devant ses dessins en noir et blanc produits compulsivement après le décès de son père à qui le liait une forte complicité, de les avoir exécutés « sous autorité », « sous influence », sa main conduite par une force invisible. Tout comme il avait produit ses premiers dessins oniriques sauvages qui avaient ébloui Seyrig et Huxley et qui déclenchaient la fureur de César Gémayel, incapable d’en saisir la portée et la valeur. Joseph TARRAB
Quand on traverse la ville d’Aley, on ne peut manquer d’être frappé par l’activité fébrile qui y règne. Partout des chantiers de cafés, de restaurants, de casinos, de centres d’amusement et de jardins municipaux. Le reste du pays est plongé dans la déprime, Aley est porté par une vague d’optimisme. Je me rends chez le peintre et sculpteur Aref Rayess, il...