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Actualités - INTERVIEWS

Entretien - Les institutions s’éloignent chaque jour un peu plus de la Constitution Maila : « Taëf est un texte qui confie la restauration d’une démocratie à une dictature »

Personne d’autre que Joseph Maila ne saurait mieux décrire la «République de Taëf» comme il l’a fait lors de son intervention à l’USJ. «Non pas l’accord», précise l’analyste, «mais la pratique constitutionnelle». Joseph Maila, qui occupe aujourd’hui les fonctions de doyen de la Faculté des sciences sociales de l’Institut catholique de Paris, est devenu un véritable expert de cette Constitution qui a fait l’objet de plusieurs articles et commentaires signés par lui. Aujourd’hui, il met à nu une réalité institutionnelle nouvelle, qui fait suite à un accord qui ne ressemble plus au texte que très médiocrement. Utilisant une formule lapidaire, il dira d’ailleurs : «Taëf n’est plus Taëf». Dans une interview accordée à L’Orient-Le Jour, M. Maila commente les caractéristiques de cette seconde République en ciblant «les erreurs» d’un texte qui avait pour souci la seule conciliation, mais aussi d’une praxis qui a abouti à des blocages institutionnels. En l’absence d’une culture d’éthique et face à une présence syrienne que le Libanais a fini par intérioriser, la République de Taëf se résume aujourd’hui à cette formule, dira l’analyste, à savoir «un système communautaire libanais légalement pacifié, politiquement sous tutelle, économiquement épuisé et historiquement amnésique». L’intellectuel prend pour point de départ un paradoxe. L’idée d’abord que l’accord de Taëf est le premier accord du genre à lier «le renouveau libanais» – incarné notamment par la logique du vouloir vivre en commun – à une étroite coordination «dans tous les domaines avec la Syrie». Le second constat est le fait que cet accord consacre de manière normative «l’ordre de la coexistence» comme il dit, devenu une règle impérative de fonctionnement. Toutefois, s’interroge Joseph Maila, comment peut-on concilier deux nécessités contradictoires, à savoir la nécessité pour le Liban de s’entendre avec la Syrie et la nécessité pour les Libanais de s’entendre entre eux ? «Car si l’entente entre Libanais est la condition d’un Liban libre, la nécessité de s’entendre avec la Syrie – dans l’état actuel des rapports libano-syriens – conduit à une limitation de la liberté». «D’où, dit-il un perpétuel tiraillement entre une souveraineté limitée et une entente nationale limitée». D’où, également, certains traits caractéristiques de la pratique politique issue de Taëf, qui sont tellement éloignés de l’esprit des «pères de la Constitution» qu’il est difficile de s’imaginer aujourd’hui ce qu’aurait pu être cet accord en «l’absence d’une volonté supérieure qui arbitre les conflits et alloue les pouvoirs». «Si l’on peut parler d’erreurs à propos de Taëf, c’est bien à propos de cette quatrième partie (les relations libano-syriennes) où l’indépendance, du moins si on la conçoit sur le modèle de 43, est pratiquement annulée par l’imposition d’une relation tellement privilégiée avec la Syrie, dans la philosophie générale d’un texte qui confie la restauration d’une démocratie à une dictature», souligne Joseph Maila. Ainsi, dit-il, c’est toute la règle du jeu qui est faussée aussi bien au niveau du fonctionnement des institutions, que de l’altération de la culture politique prévalant, sans parler de l’instauration de l’État de droit, une entreprise qui a complètement échoué, estime le doyen. «L’ordre syrien s’est imbriqué au Liban à travers les multiples pores de la vie locale, économique, sociale et politique libanaises», affirme Joseph Maila. Transformée en «rente hégémonique de situation au Liban, la République de Taëf est devenue une République sans politique extérieure autonome». Les Libanais doivent-ils pour autant «abdiquer» au niveau des réformes internes sous prétexte que les Syriens contrôlent totalement la vie politique libanaise ? «Le problème c’est qu’une fois qu’on a bien intériorisé la domination on ne sait plus où elle se situe exactement. Elle est tellement partout qu’on ne peut plus la doser, la mesurer», dit-il. Dénonçant haut et fort «la culture de suivisme et d’alignement» ainsi que «la vassalisation du personnel politique, devenue une condition de gouvernance», Joseph Maila, fait toutefois bénéficier la classe politique libanaise de circonstances atténuantes. «Paradoxalement, dit-il, je ne les rends pas responsables de cette situation de fait. Les règles du fonctionnement et les règles du jeu politique sont telles que si l’on voulait faire de la politique au Liban, on ne peut que passer par la Syrie. De telle sorte que les politiciens libanais ont compris que l’on ne pouvait exister politiquement autrement». Sinon, ils doivent choisir entre la prison, l’exil ou la marginalisation. C’est ce qui arrive d’ailleurs avec l’opposition démocratique, «qui existe», mais «qui est pratiquement absente», dit-il. Par contre, ce qui est à déplorer, poursuit Joseph Maila, c’est l’amnésie dans laquelle on a abandonné la jeunesse à qui on a jamais expliqué pourquoi on a fait la guerre. «Nous avons décidé d’oublier. L’amnistie, c’est la forme juridique de l’oubli, la forme autorisée de l’amnésie. Elle est l’interdiction légale de se souvenir». «Or, dit Joseph Maila, l’État oublie, mais le peuple, lui, n’oublie pas et ne pardonne pas». Quant au dysfonctionnement institutionnel, il se traduit dans ce qu’on a communément appelé la «troïka», qui illustre les contradictions du système politique en place. Pour cet analyste, la République de Taëf n’a fait «qu’aggraver les tares classiques du communautarisme libanais». Ainsi, dit-il, «la troïka est la correction que le système communautaire apporte au système constitutionnel», dans la mesure où «elle fait participer à la prise de décision politique ceux qui, de par la Constitution, n’ont pas vocation à le faire». Il s’agit, d’un «détournement communautaire de la logique institutionnelle» . Elle n’en constitue pas moins un blocage des institutions, dit-il, car le principe de la Constitution libanaise est un principe de séparation des pouvoirs. Un détournement qui n’est pas pour autant efficace ? «Non justement», répond Joseph Maila, qui précise que la troïka a donné lieu à son tour à d’autres formes de blocage ou de dysfonctionnement dus aux multiples conflits auxquels l’on assiste régulièrement entre les trois présidents. Une situation qui arrange d’autant plus la Syrie que celle-ci gouverne selon le principe de «diviser pour mieux régner». «Nous avons un système qui procède par concentrations à étages, jusqu’à arriver à un condensé du condensé, ce que j’appelle l’unanimisme constitutionnel que l’on retrouve dans les régimes totalitaires», affirme Joseph Maila. Illégale, elle l’est certes, cette troïka, car non constitutionnelle, souligne l’expert. Toutefois, elle n’en est pas moins légitime au regard de la nature du système libanais, qui est foncièrement communautaire. À Taëf, «la Constitution a été révisée en fonction des rééquilibrages communautaires. Ce n’est pas le souci d’une cohérence constitutionnelle qui l’a d’abord emporté, mais une révision dans le sens d’une distribution nouvelle des pouvoirs constitutionnels, au détriment de la tête de l’Exécutif», souligne Joseph Maila. Y a-t-il une formule de rechange ? «Ou bien on opte pour un système communautaire fédéral à la Suisse, ou bien on instaure un système constitutionnel laïc. Il faut trancher», estime Joseph Maila, pour qui la République de Taëf continue d’hésiter entre deux modèles, un modèle collégial vrai et un modèle de séparation des pouvoirs. «Ce que nous avons, théoriquement, c’est un système de Constitution républicaine de séparation des pouvoirs et, en réalité, un régime communautaire réduit à trois communautés». Faite dans un esprit de conciliation communautaire, la République de Taëf a faussé le système constitutionnel. M. Maila reste toutefois convaincu que la Constitution peut encore évoluer si certaines de ses dispositions sont appliquées, telles que la création d’un Sénat ou la déconcentration . Si on dégage le communautarisme vers le Sénat et si l’on procède à la déconcentration administrative comme prévus par Taëf, on commencera à sortir du giron communautaire et confessionnel. La création de partis politiques transcommunautaires viendra renforcer cette tendance. Bref, «il faut un système où , à un moment donné, il y ait un sursaut national, un sursaut qui n’est dirigé contre personne», dit-il. «Cela suppose que l’on règle nos affaires à un niveau strictement national», conclut M. Maila. Jeanine JALKH
Personne d’autre que Joseph Maila ne saurait mieux décrire la «République de Taëf» comme il l’a fait lors de son intervention à l’USJ. «Non pas l’accord», précise l’analyste, «mais la pratique constitutionnelle». Joseph Maila, qui occupe aujourd’hui les fonctions de doyen de la Faculté des sciences sociales de l’Institut catholique de Paris, est devenu un...