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Actualités - OPINION

Maturités

«Naïvement, j’avais quelque difficulté à imaginer des soldats juifs et, plus encore, des flics juifs». Maurice Rajsfus, historien et rescapé du Vel’ d’hiv’ Maintenant, tout a été dit : désormais, les mots ont été vidés de leur sens, de leur intérêt, de leur utilité. Maintenant, les images, les pires, ont fait le tour du monde : le peuple palestinien «auschwitzé» sur place, des civils israéliens déchiquetés par les bombes humaines. Aujourd’hui, tout le monde est en mesure de se demander – et plus personne ne se retient – s’il est déjà trop tard pour une quelconque solution. Oui il est trop tard. À cause de cette bonne fraction d’Israéliens, colons dans l’âme, fascistes, qui vilipendent la mémoire de «ce gauchiste» de Menahem Begin, persuadés qu’ils sont que «tous» les Arabes veulent éliminer «tous» les juifs d’Erez. Ces Israéliens fiers de mener, eux aussi, cette «guerre sainte» qui, lorsqu’elle sera terminée, ne devrait laisser aux Arabes des territoires palestiniens qu’un seul choix : survivre sous l’autorité d’Israël. Ou fuir. Comme les juifs qui fuyaient, des quatre coins d’Europe, dès 1939. C’est trop tard à cause, tout autant, de ces Palestiniens – à l’instar de la «Vierge noire» qui s’est faite sauter dans un supermarché – et d’une partie de leurs frères arabo-musulmans, de Marrakech à Qom en passant par Djeddah, persuadés, les clés du paradis autour du cou, que leur mort et celle de dizaines de civils israéliens sont la seule réponse possible. Sang pour sang. Oui il est trop tard, parce que les uns essayent de rivaliser avec la boucherie des autres, parce que les victimes d’hier sont devenues les bourreaux d’aujourd’hui. Non il n’est pas trop tard. Parce que, paradoxalement, atrocement, Palestiniens et Israéliens sont aujourd’hui, toutes proportions gardées, «frères de sang». Tous deux connaissent parfaitement bien aujourd’hui l’odeur de la chair brûlée. La vue du sang, rouge, qui ne cesse de gicler. Le bruit, tyrannique, des explosions – même un ballon de baudruche que l’on crève les fait, tous deux, sursauter. Le goût de la poudre sur le palais. Et surtout, ces peaux encore tièdes de leurs proches, morts, qu’ils pressent sur leur corps en pleurant. Ils ont aujourd’hui, toutes proportions gardées, le même quotidien : la peur. Les Palestiniens la vivent concrètement, en pratique, elle est en eux. Les Israéliens la ressentent, par instinct, par mémoire collective. Ils ont beau essayer de l’apprivoiser, cette peur, de la faire leur, rien n’y fait. Ils n’ont, tous deux, qu’une envie, qu’un besoin : s’en débarrasser. Oui il est trop tard. Parce qu’il y a Sharon. Inutile de s’arrêter sur ces caricatures faites de lui en Hitler de troisième zone. Ou sur son «incroyable attirance pour le sang». Parce que, au-delà de son ultrasionisme, au-delà de ce que l’histoire est en mesure, à ce stade, de retenir de lui – il est le négationniste numéro un de la paix –, le vrai problème de Sharon tient en sa bêtise. Celle, entre autres, surtout, de n’avoir pas compris que seules des frontières définitives feront la paix. Trop tard parce qu’il y a aussi Arafat. Aujourd’hui «guévarisé», sur le point de devenir un mythe, s’il meurt, un dalaï-lama, s’il est exilé. Et s’il triomphe ?… Arafat a tout compris. Mais trop tard. Et pour entrer dans l’histoire, il ne lui reste plus qu’à désigner son successeur. Mieux : à le faire élire. À le cautionner. Il sait que, quoi qu’il arrive, il aura été le pionnier, le premier. Mais l’image de sa poignée de main avec Yitzhak Rabin s’efface, désormais, un peu plus chaque jour. Trop tard aussi parce que la frustration des Palestiniens – ils veulent leur terre –, et la fusion des Israéliens – avec la leur –, est aujourd’hui maximale. Non il n’est pas trop tard. Parce qu’il y a, entre autres, le Mouvement pour la paix. Parce qu’il y a les féministes israéliennes d’un autre mouvement, les Femmes en noir, qui protègent de leurs corps, devant les soldats israéliens, ceux des manifestants juifs et arabes. Parce qu’il y a le Ta’ayush, encore un mouvement (synonyme de mouvement : un geste), pacifiste, et qui réunit juifs et Arabes. Parce qu’il y a le Yesh Kvul (en hébreu, cela veut dire, en gros, qu’il y a une limite à tout, une ligne rouge à ne pas franchir), cette association qui milite depuis vingt ans, infatigablement, pour le droit des conscrits et des réservistes israéliens à refuser de servir en territoire occupé. Hier, c’était le Liban, aujourd’hui, les territoires autonomes. Des militants tenaces, sans pitié pour leurs dirigeants qui savent, eux, qu’ils ne doivent leur place qu’à un bulletin de vote. Parce que sans les réservistes – c’est-à-dire les deux tiers des effectifs de l’armée israélienne –, celle-ci risque à tout moment de devenir exsangue, flétrie, vide. Il y a, aussi, ce sondage effectué par Newsweek, des chiffres plus forts que n’importe quels mots : 23 % des personnes interrogées estiment qu’Israël sera un État mixte, 18 % qu’Israël n’existera plus – et il n’y a que 34 % des personnes interrogées qui pensent qu’Israël restera un État juif pendant cinquante ans. Il y a, enfin, tous ces Israéliens anonymes qui n’en peuvent plus, qui hurlent, en marchant aux côtés des Palestiniens, comme il y a quelques jours à Paris, que «Sharon va détruire Israël bien plus vite que n’importe quel holocauste, bien plus vite qu’Arafat lui-même, il est le premier ennemi d’Israël». La voilà, sans doute, la solution. Pour toutes ces raisons-là – les oui comme les non. Européens et Américains ont prouvé la vanité de leurs demandes, ou de leurs injonctions. Et entre les exigences des premiers et les refus des seconds, les actuels dirigeants palestiniens et israéliens sont totalement immatures pour envisager la paix. D’autres le sont : une confortable partie de la population israélienne – et également palestinienne –, et ces quelques hommes politiques qui veulent, comme Yossi Beilin, «deux États pour deux peuples». Il y a certainement un Rabin qui attend quelque part en Israël. Il y a certainement un Issam Sartawi qui attend, quelque part, à Ramallah, à Béthléem ou à Jéricho. Dans toutes les guerres, chercher, puis trouver, chez l’ennemi, cet interlocuteur sans lequel il n’y aura jamais de paix, a toujours été l’essentielle stratégie. Il y a une opposition en Israël, avec laquelle les Palestiniens d’abord, les Arabes ensuite, peuvent commencer à envisager autre chose que du sang. C’est à cette opposition israélienne qu’il faut, désormais, s’adresser. C’est sur elle qu’il faut, désormais, parier. C’est enfin pour elle qu’il faut, désormais, s’employer à appliquer l’esprit de la propostion saoudienne, que le sommet arabe a adoptée à l’unanimité : le «je m’adresse au peuple israélien» d’Abdallah ben Abdel-Aziz. Mais pas n’importe quel peuple : quelquefois, le manichéisme pur est urgent. Oui, il y a de «bons» Israéliens avec lesquels on peut essayer de faire primer le droit, et il y a les «mauvais». Ceux qui n’ont pas encore compris qu’à trop jouer à l’apprenti sorcier, à la fin on se brûle. Ceux qui n’ont pas encore appris à tourner les pages de l’histoire, à s’en servir. Qui d’autre, dans toute la région, que les Palestiniens et les Israéliens, ont autant payé le terrifiant prix de la guerre et du sang ? Qui, à part eux, est le plus à même de tenter de forger la paix, leur paix ? Les Libanais, sans aucun doute. Ziyad MAKHOUL
«Naïvement, j’avais quelque difficulté à imaginer des soldats juifs et, plus encore, des flics juifs». Maurice Rajsfus, historien et rescapé du Vel’ d’hiv’ Maintenant, tout a été dit : désormais, les mots ont été vidés de leur sens, de leur intérêt, de leur utilité. Maintenant, les images, les pires, ont fait le tour du monde : le peuple palestinien...