Rechercher
Rechercher

Actualités - INTERVIEWS

INTERVIEW – Comment, après les attentats du 11 septembre, ressusciter la vie politique libanaise - Samir Frangié : Aujourd’hui, plus que jamais, - il faut construire l’État de droit

De journaliste et de politologue – brillant – Samir Frangié est devenu un homme politique à part entière. Et sans avoir eu besoin d’une députation ou d’un maroquin. Véritable théoricien – on continue encore à attendre et à espérer ses mises en pratique, ses «mises en scène», sa concrétisation des idées – l’«esprit de Kornet Chehwane» – comme certains ont vite eu tendance à l’étiquetter – s’est employé, pour L’Orient-Le Jour, a disséquer la vie politique libanaise. Ou plutôt son absence, sa vacuité, depuis le 11 septembre dernier. Sans aucune concession, ou presque, il a fait ce que peu d’hommes politiques libanais font : au lieu de les asséner, il a suggéré des(ses) vérités. Remettant ainsi bien des pendules à l’heure exacte. État de droit et convivialité islamo-chrétienne La question est désormais urgente, essentielle. Elle se pose même de facto : comment faire, plus d’un mois après les attentats de New-York et de Washington, pour ressusciter la vie politique libanaise – quasiment inexistante depuis le 11 septembre ? «Il est évident qu’après le 11 septembre, il y a à intégrer, dans le discours politique libanais, cette nouvelle donne. Le débat ne doit plus uniquement porter sur les multiples revendications déjà formulées. On ne peut plus demander aujourd’hui l’instauration d’un État de droit sans prendre en considération la nouvelle donne internationale. Idem pour le retrait de l’armée syrienne, qui ne peut que s’inscrire dans cette nouvelle recomposition politique du paysage proche-oriental. Idem aussi pour toutes les revendications avec Israël. Il ne faut pas oublier que la question palestinienne, dont le règlement semblait remis aux calendes grecques, est aujourd’hui de nouveau, et d’une façon brûlante, à l’ordre du jour». Il y a certainement quelque chose à faire pour réveiller la politique locale, essayer de tirer profit, pour le Liban, de la conjoncture actuelle… «Ajourd’hui, nous devons redéfinir le rôle du Liban après le 11 septembre. Ce pays n’a de rôle déterminant à jouer que dans la mesure où il peut incarner, dans un monde de violence et de déchirement Nord-Sud qui devient de plus en plus chrétienté contre islam : celui de montrer que la convivialité islamo-chrétienne est possible. En quoi elle est la solution au problème actuel». Elle existe, cette convivialité ? Du moins, ailleurs que sur le papier ? «Au niveau de la société, c’est évident. Sauf qu’elle ne se traduit pas dans la pratique politique du pouvoir». Comment peut-on alors opérer cette traduction politique qui semble être essentielle aujourd’hui ? «On ne peut le faire que dans un État de droit. Cette convivialité ne peut s’épanouir que dans un climat de liberté, de dialogue, d’ouverture. Que seul un État de droit peut garantir». Est-ce que cet État de droit ne serait pas en totale contradiction avec l’obsession du pouvoir, de plus en plus prégnante depuis le 11 septembre, cristallisée autour des mots «sécurité», «sécuritaire», ou «État le plus sûr…» ? «Ce que j’entends par État de droit, ce n’est pas uniquement un État qui permet à sa société de s’épanouir – dans le cas libanais, à une société pluricommunautaire la possibilité de pratiquer l’interconvivialité –, mais c’est aussi un État qui bloque, qui empêche, qui s’oppose à la conception mafieuse de l’État. Qui repose sur l’utilisation de l’État et de son appareil pour assurer des intérêts particuliers généralement totalement illégaux. Sur ce point, le problème auquel devra faire face le Liban avec cette fameuse résolution 1373 de l’Onu, n’est pas tellement le terrorisme. Notre problème est lié à tous les sous-produits de ce dernier : le blanchiment d’argent, la drogue, la contrebande… Ce que l’État doit faire aujourd’hui, c’est se réhabiliter. C’est-à-dire prendre l’initiative, non d’éliminer complètement ce secteur mafieux qui grouille en son sein, mais de le réduire. Et d’une manière visible. Mais cela ne peut pas se faire : la faute à l’état actuel de la justice. Le fait d’y arriver est pourtant une étape importante sur la voie de la création de cet indispensable État de droit au Liban. Dont nous réclamions, avant le 11 septembre, l’instauration pour arriver à assurer cette convivialité primordiale. Puis on l’a réclamé pour pouvoir trouver une solution à la crise économique qui secoue le Liban, répondre aux critères de la Banque mondiale, du FMI. Et depuis le 11 septembre, c’est encore plus urgent. Puisque le seul moyen de ne pas avoir à affronter les foudres de la communauté internationale, est de prendre nous-mêmes les initiatives, de réhabiliter notre État». Une réhabilitation qui passe donc nécessairement par une réforme du judiciaire ? «C’est capital. Je parle de l’instauration d’un pouvoir judiciaire indépendant». Vous n’avez pas l’impression, là, de nager en pleine utopie ? «Pas du tout. Ce sont des choses auxquelles l’État libanais va être de plus en plus confronté. Au lieu d’avoir à céder à des pressions internationales, il peut anticiper, prévenir, et prendre déjà les mesures…». Remodeler tous les discours politiques Vous parlez d’un discours politique des dirigeants et de l’opposition qui se doit être remodelé. «Dirigeants et opposants vont être confrontés au même problème». Les loyalistes resteront loyalistes, et les opposants opposants, après le 11 septembre ? «Une recomposition du paysage politique est peut-être à faire, en fonction des critères de création de l’État de droit. Il faudra voir qui est pour et qui est contre…». Ce qui fait qu’on risque de retrouver le même schéma… «Le Liban a connu sa période la plus difficile quand il s’est retrouvé sur la ligne de fracture entre l’Est et l’Ouest, entre ex-URSS et Etats-Unis. Aujourd’hui, la nouvelle ligne de fracture se situe entre la chrétienté et l’islam. Le pouvoir comme l’opposition doivent aujourd’hui prendre des initiatives, définir un nouveau discours politique qui prenne en considération ce qui s’est passé : construction de l’État de droit, convivialité, nouvelle réflexion sur les rapports Nord-Sud, le rôle du Liban directement, et à travers sa diaspora…» Donc, voilà ce qu’il y a de plus urgent à faire aujourd’hui pour ressusciter la vie politique libanaise. «Oui. Et aujourd’hui, au niveau de l’opposition, tout le monde est conscient que le discours d’avant le 11 septembre est quelque part obsolète. Même au niveau du dossier syrien. Ce dont nous avons besoin est le retour à un cadre juridique qui existe mais qui n’a jamais été mis en application : l’accord de coopération libano-syrien, quelles que soient les remarques qu’on puisse faire». Donc vous oubliez vos revendications ? «Pas du tout. Nous appelons toujours au redéploiement de l’armée syrienne en vue de son retrait total. C’est une revendication majeure pour la création d’un État de droit, capable ainsi d’assumer ses responsabilités directes». À cela, les esprits chagrins et de mauvaise foi vous argueront qu’aujourd’hui, le dossier syrien n’est plus une priorité. «Ma priorité après le 11 septembre est double : convivialité et État de droit. Tous deux nécessitent un redéploiement et un retrait syriens. Et le retour dans les rapports bilatéraux au cadre défini par l’accord de coopération. Que les Syriens eux-mêmes ont signé. Pourquoi je dis cela ? parce que tôt ou tard, si cela n’est pas fait, cela va être imposé. Mais il faut également parler de convivialité réelle entre Libanais et Syriens. Elle est nécessaire. Même si les Syriens ne s’en rendent toujours pas compte, parce que leur démarche est très lente. Comme les modalités de prises de décision. La Syrie est acculée, comme tout le monde». « C’est honteux ». Sur la scène politique locale, il y a, en ce moment, des espèces d’échéances : le mi-mandat de Lahoud, les douze mois de Hariri, l’élection des commissions parlementaires… Qu’est-ce que le Libanais lambda, terrorisé par l’anthrax, terrorisé par les conséquences de la guerre, par la guerre elle-même, pour ses enfants en Europe ou aux USA, par l’abîme économique de son pays, qu’est-ce que ce Libanais est en droit de demander, aujourd’hui, à ses dirigeants ? «C’est difficile. Le Libanais a beaucoup à attendre. Parce que cette crise revalorise la situation du Liban. Elle peut redonner au Liban le rôle qu’il a perdu au niveau de la région. On parle aujourd’hui d’un afflux de capitaux arabes, des étudiants qui s’inscrivent par centaines, etc. Il y a beaucoup d’indications positives, mais ce qui laisse les gens inquiets, c’est le comportement de la classe politique. C’est désespérant : le fait de savoir que le Conseil des ministres est divisé sur la nomination des doyens de l’UL, c’est honteux. Le clientélisme étendu jusqu’à l’Université, c’est de la folie. Le débat au niveau de la classe politique n’a pas été marqué jusqu’à présent par le 11 septembre». C’est comme si les trois présidents n’avaient pas pris en compte ce qui s’est passé ? «Toute la société l’a pris en compte. Sauf eux. La démission de l’État concernant tous les problèmes extérieurs explique ceci. Ils attendent de voir exactement, concrètement, ce que les Syriens vont faire, ce que les Syriens vont dire. Ils n’osent même pas faire ce qu’un citoyen ordinaire ferait dans la rue : des spéculations, des analyses. Le Conseil des ministres n’a pas examiné les retombées des attentats du 11 septembre pendant trois semaines. Il a fallu attendre la conférence de l’OCI à Doha pour faire paraître deux mots là-dessus. C’est honteux». Les voyages de Hariri étaient apparemment une bonne chose, non? «Des voyages pour faire quoi ? Le premier de ces voyages s’est fait parce que des bruits ont couru que nous avons reçu des listes de personnes “wanted”. Le problème est qu’il n’y aucune politique réelle. Aucune concertation entre le Liban et la Syrie. Ajoutez à cela une situation économique qui ne fait que s’aggraver, puisqu’il n’est plus question de Paris II. Un pays comme le Liban, qui a beaucoup à dire aujourd’hui au reste du monde, se retrouve marginalisé à cause de ses dirigeants. Des dirigeants en état de représentation. Ils miment le pouvoir, ils ne le pratiquent pas. Tous». Quant à un éventuel remaniement ministériel, Samir Frangié n’y pense même pas, tout concentré qu’il est sur sa conviction : la nécessité d’arriver à une nouvelle conception du pouvoir. «Un gouvernement de transition entre une période historique révolue et une autre à venir». Kornet Chehwane Après la classe au pouvoir, l’opposition. Et de l’un de ses pôles en lequel beaucoup d’espoirs se portaient, votre pôle : Kornet Chehwane. On vous a laissés, il y a de cela quelques mois, avec un communiqué ravi, publié à l’issue de votre rencontre avec le chef de l’État. Où en êtes-vous maintenant ? «Nous avons publié un autre communiqué, qui a très vite donné le ton après le 11 septembre. Maintenant ce qui se passe à Kornet Chehwane, c’est tout naturellement une remise à jour, une reformulation…» Pourquoi vous êtes si lents ? Les gens attendent beaucoup de vous, et vous êtes d’une lenteur stupéfiante. «Il n’est pas évident de tirer rapidement des conclusions. Avec Walid Joumblatt, avec le Forum démocratique et avec des indépendants, le débat est déjà en cours. Nous réfléchissons sur le rôle des chrétiens après le 11 septembre, de l’orientation chrétienne. Sachant qu’à côté de cela, ce qui occupe la scène politique chrétienne, ce sont des détails insignifiants, comme les élections du Parti phalangiste. Si les efforts fournis par l’État pour assurer cette élection avaient été placés dans n’importe quel autre domaine, ils auraient donné des résultats bien plus probants. Essayer de voir comment constituer un nouveau Front libanais proche du pouvoir et proche de la Syrie, c’est hors du temps : c’est surréaliste». Revenons à Kornet Chehwane. L’impression est que vous ne faites que réagir à des stimuli extérieurs, que vous n’agissez presque jamais. Du moins, pas visiblement. Les Libanais attendent autre chose. «C’est vrai. Mais à la décharge de Kornet Chehwane, c’est que jusqu’au 11 septembre, nous avions été placés dans une situation très difficile. Aujourd’hui, nous voulons être à l’origine d’une vision d’avenir beaucoup plus globale que de simples revendications. Sur ce que les chrétiens veulent, ce que le Liban veut, c’est de définir cette vision non en marge des autres communautés, mais bien avec celles-ci». Vous pourriez la mettre en pratique cette vision ? «Bien sûr. Et elle sera une référence permanente. Il faut recomposer le paysage politique, entrer en contact avec l’islam, la société civile plus ou moins laïque, etc. Il faut un programme national islamo-chrétien : un vrai bloc historique. C’est aujourd’hui tout sauf abstrait, et d’une brûlante actualité». Et c’est le moins que l’on puisse dire.
De journaliste et de politologue – brillant – Samir Frangié est devenu un homme politique à part entière. Et sans avoir eu besoin d’une députation ou d’un maroquin. Véritable théoricien – on continue encore à attendre et à espérer ses mises en pratique, ses «mises en scène», sa concrétisation des idées – l’«esprit de Kornet Chehwane» – comme certains ont...