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Actualités - CHRONOLOGIES

REGARD - Symposium, festivals, municipalités - La castration d’Icare

Le huitième symposium de sculpture de Rachana, initié par Alfred Basbous, paraît intimiste, avec ses cinq sculpteurs, en comparaison de l’énorme et onéreuse machine de troisième symposium de sculpture d’Aley avec ses 67 sculpteurs (70 en 2000, 35 en 1999). La facture de ce mastodonte municipal s’élève à un demi-million de dollars américains. Les marbres importés et les pierres locales ont coûté plus de 80 000 dollars, et la viabilisation de la route et du site à Ras el-Jabal quelque 100 000 dollars. Extravagante entreprise qui n’aurait pas été possible sans l’allant et la ferveur du maire de la ville Wajdi Mrad, un aficionado du travail de la pierre. En payant d’exemple, il a su créer un vaste mouvement de mécénat impliquant des firmes et des particuliers (y compris des estivants séoudiens) qui ont offert des subsides en espèces ou en nature. Accueil, hébergement, repas, déplacements, visites, équipement et matériel, aides-sculpteurs (une centaine), aménagement du chantier, etc., la logistique d’une telle manifestation, clôturée le 26 septembre dernier, exige, on l’imagine aisément, une organisation fort complexe qui semble avoir donné satisfaction aux sculpteurs étrangers et locaux sélectionnés parmi 250 candidats par une commission dont l’Association des artistes peintres et sculpteurs est la cheville ouvrière. Certains sont encore sur place, en train de terminer leur travail à leur rythme. Attention, mines ! Le site élu cette année, à quelques centaines de mètres de celui de l’année dernière, est fameux dans les annales de la guerre libanaise ; rien de moins que l’idyllique colline 888 (c’est son altitude en mètres) qui n’a pas encore été déminée, on se demande pourquoi, alors qu’elle est située au cœur d’une zone de villas et d’immeubles résidentiels dont beaucoup, désertés, exhibent toujours les stigmates des pilonnages sur le front Aley-Souk el-Gharb. On est estomaqué par le raccourci saisissant, quasi onirique ou surréaliste, qui pourrait relever de la facétie s’il n’était un sinistre mémento : de simples fils (même pas barbelés) entourent le faîte avec des panneaux : «Attention, mines» à quelques pas des sculptures dotées elles aussi de panneaux indiquant le nom du sculpteur et son pays d’origine et disposées sur une distance de 500 mètres des deux côtés de la route qui rejoint Souk el-Gharb, avec vue sur la mer d’un côté, sur la vallée intérieure de l’autre. Au fond, les bombardements sont de la sculpture destructrice à longue portée, et la sculpture un bombardement créateur à courte distance. Attention, mines ! Attention, sculpteurs ! À proximité du champ de mines, des projets touristiques grandioses, hôtels, parcs d’amusement, sont prévus par des investisseurs étrangers : on voit des excavations, des murs de soutènement, mais pour le moment tout semble en panne. Est-ce dans cette (dangereusement) superbe région que la municipalité d’Aley compte installer l’école de sculpture qui devrait, dans l’esprit des organisateurs, être un rejeton permanent du symposium destiné à suppléer l’absence de sections de sculpture dans les instituts et académies d’art de Beyrouth ? Aley, qui est en pleins travaux (les magasins du souk sont dotés de jolies portes traditionnelles en bois : cela seul suffit à transformer l’aspect de la ville, si rébarbatif il y a encore trois ou quatre ans), se prend au sérieux et fonce dans les brèches ouvertes. D’année en année, ce centre de villégiature, qui n’a pas encore retrouvé son animation d’antan, devient un musée en plein air de plus en plus fourni, attirant un large public de connaisseurs et surtout de profanes. Apparemment, la population locale est plus qu’intéressée : passionnée par la passion de son maire. Les sites des trois symposiums sont déjà des buts de promenade et de visite. Air de famille Certes, les œuvres exposées sont très inégales, des nullités d’amateurs, de débutants, d’apprentis, et voisinent avec des réalisations de haute tenue. Il y a là une sorte de panorama de la sculpture sur pierre dans le monde : rien de vraiment exceptionnel, mais une moyenne fort honorable. Au-delà de la diversité des styles et des tendances, du réalisme symboliste au minimalisme abstrait, surgit une sorte de parenté, d’air de famille, du fait des similitudes techniques, des traitements de surface surtout, le rainurage, le striage, le bouchardage, l’appareillement du poli et du brut naturel ou artificiel. La pierre tend à supplanter les autres matériaux : cette année, trois sculptures métalliques seulement, pas de sculpture en bois ni d’installation. Le climat rigoureux du site à Ras el-Jabal s’accommode mal de matériaux fragiles, vulnérables, dégradables. Seule la pierre résiste aux intempéries et au temps. En sorte que le symposium refuse la candidature de sculpteurs internationaux connus parce que leurs projets ne sont pas susceptibles de durer. À noter que, contrairement à ce qui se passe à Rachana, les sculpteurs doivent soumettre leur projet à l’avance au jury de sélection. Un créneau à prendre Ces contraintes environnementales et climatiques portent le symposium d’Aley à naviguer loin des courants de la création actuelle de pointe qui utilise de plus en plus des matériaux éphémères ou difficiles à conserver. C’est là un créneau à prendre : quelle autre ville, puisque les modes, y compris celle des symposiums, sont contagieuses, serait intéressée par un symposium de sculpture contemporaine avancée, celle qui se fait aujourd’hui ? Certes, ce serait là un symposium plus élitiste, moins accessible que ses deux aînés. Lesquels, en raison du matériau, sont liés à la sculpture des siècles passés : l’éventail à Aley va, cette année, de la sculpture pseudo-pharaonique, tel ce fellah assis d’un artiste égyptien, à la sculpture environnementale, tel ce bloc rectangulaire entaillé longitudinalement par un artiste coréen pour faire écho, peut-être, à la gigantesque falaise visible sur le versant opposé de l’autre côté de la vallée. Un tel symposium serait l’équivalent du Festival Ayloul, plus expérimental, plus ésotérique, plus restreint que ceux des quatre B : Baalbeck, Beiteddine, Bustan et Byblos, bien que ce dernier se veuille créatif en cherchant à mélanger les genres et à transgresser les frontières. On peut prévoir, sans risque de trop se tromper, qu’une tapée de symposiums de toutes sortes va champignonner dans les années à venir, quelle que soit la situation économique, sociale et politique. « Culture Victims » On l’a vu cet été : le pays, assis sur un volcan, crie famine, mais jamais les festivals n’ont connu un tel taux de fréquentation. Quelles que soient les raisons de ce paradoxe, c’est un phénomène remarquable : les Libanais (du moins certains, d’une certaine classe), saisis par une fringale sans précédent, sont, en plus de «Fashion Victims», en train de devenir des «Culture Victims» à bon ou à mauvais escient, pour la bonne ou la mauvaise cause. Peu importe les motivations : la culture finit par déteindre, même sur ses victimes. Notons que celles-ci préfèrent les grandes occasions aux petites, la musique à la peinture, les musées et les foires aux galeries d’art qui se vident alors que les salles de concert se remplissent. À leur tour, les municipalités ne sont pas en reste en matière de paradoxe : à un moment où le pays se voit ou se croit au bord de la faillite, jamais on n’a, à ce point, dans la moindre localité, asphalté, aménagé des trottoirs, revêtu les murs de pierres de taille, planté et fleuri les plates-bandes et les ronds-points, multiplié les palmiers à tort et à travers (on les laisse dépérir sans sourciller, l’idée de l’entretien permanent ne s’étant pas encore ancrée, après avoir déboursé des cent et des mille pour les acquérir), restauré les vieux souks, créé des zones piétonnières, dans une réjouissante compétition à qui dépensera le plus visiblement le plus d’argent. La qualité de vie s’en ressent et, en ce sens, le Liban municipal, sinon les autres Liban, commence à sortir de sa longue nuit barbare, à prendre l’allure d’un pays relativement civilisé : même Jounieh, longtemps réfractaire à tout progrès, prétend désormais rivaliser avec son voisin Zouk Mikaël qui caracole en tête des municipalités entreprenantes. Tout cela aboutit, là aussi, à des manifestations culturelles : Zouk se dote d’un amphithéâtre à l’antique tout ce qu’il y a de plus kitsch, Jounieh se met en fête chaque soir, Beyrouth pense aux enfants... Une chute dans la chute Le Libanais, qui a toujours vécu au-dessus de ses moyens, se défonce sans souci des fameuses «circonstances délicates» régionales ou locales censées le ligoter et le bâillonner. Ce qui ne l’empêche pas de geindre sur tout, du temps qu’il faut au visa d’émigration qu’il n’arrive pas à décrocher. Comme Icare, il voudrait s’extirper du labyrinthe par n’importe quel moyen, y compris des ailes de cire. À mon arrivée à Aley, le marbre colossal d’un Icare herculéen attendait sur la chaussée d’être positionné par la grue : tête, jambes, bras coupés, ailes cassées, mais sexe intact. À mon départ, la sculpture du Bulgare Alexandre Haitov était déjà en place, mais le sexe grandiose avait, lui, mystérieusement disparu. Décision d’artiste, accident de grue ou castration vandale ? Je n’ai pas enquêté, faute de temps. De toute façon, il aurait fini par être tranché tôt ou tard, trop proéminent pour ne pas exciter l’ire vengeresse de quelque envieux puritain. Mais où est donc passé le sexe d’Icare ? Le vandale l’a-t-il emporté en souvenir, en butin ou en trophée ? Est-ce ainsi que l’on conserve les œuvres que les artistes confient à notre garde ? Pour certains, le sexe perdu d’Icare marque sans doute une limite de visibilité. À moins que l’artiste y ait vu une limite de cohérence : la castration devenant une chute dans la chute, la chute ultime. Icare déchu et châtré : image de récentes épreuves et peut-être de secrètes finalités. La castration est un programme politique. Mais il arrive qu’Icare se métamorphose en Phénix, qu’il lui pousse de nouvelles ailes et un sexe flambant neuf.
Le huitième symposium de sculpture de Rachana, initié par Alfred Basbous, paraît intimiste, avec ses cinq sculpteurs, en comparaison de l’énorme et onéreuse machine de troisième symposium de sculpture d’Aley avec ses 67 sculpteurs (70 en 2000, 35 en 1999). La facture de ce mastodonte municipal s’élève à un demi-million de dollars américains. Les marbres importés et les...