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Actualités - REPORTAGES

Le long parcours de la formation de l’alphabet phénicien

…Où s’est produit cette «invention» de l’alphabet consonantique ? Certainement pas dans le désert sinaïtique. Depuis la découverte de Serabit el-Khadem, on a trouvé des inscriptions semblables, sur métal ou sur poterie, surtout en Palestine. Les signes évoluent et varient de forme, ce qui rend leur identification incertaine, et d’ailleurs même le groupe plus homogène du Sinaï reste en majeure partie non déchiffré. Pourtant leur caractère alphabétique est certain, et les plus récents de ces graffites rejoignent par la forme les plus anciennes inscriptions phéniciennes, vers le XIIe siècle. À Kâmid el-Lôz, on a recueilli une dizaine d’ostraca contemporains des graffites sinaïtiques, mais dont l’écriture paraît assez différente. Quoi qu’il en soit, l’origine de l’écriture sinaïtique – ou proto-sinaïtique, pour la distinguer de celle des innombrables graffites nabatéens de la péninsule – peut tout aussi bien être cherchée à Tyr ou à Sidon, où les fouilles sont loin d’être achevées, que dans un site palestinien. Quant à Byblos, son rôle paraît avoir été de normaliser et calibrer cet alphabet qu’on appelle souvent cananéen, le terme englobant la côte palestinienne, libanaise et en partie syrienne. Rappelons que le mot Phénicie, qui désigne plus ou moins la même région, est déjà connu des Égyptiens du Nouvel-Empire et des Grecs de l’époque mycénienne ((XIVe – XIIIe siècle), qui écrivaient le grec en une écriture syllabique et idéographique de deux cents signes environ (appelée linéaire B) : respectivement Fenkhu et Po-ni-ki-yo. Le mot désigne aussi la pourpre qui provenait des murex de Tyr, et le palmier (phœnix en grec), qui figure sur les monnaies de la même ville. La normalisation effectuée à Byblos aboutit au XIe siècle à un alphabet de 22 lettres, illustré par une série de flèches inscrites au nom de leur propriétaire, ou quelques courts textes sur poterie ou métal. Vers l’an 1000, donc au temps de David, apparaît la première inscription d’une certaine longueur : elle nous donne presque toutes les lettres et court sur le sarcophage d’Ahiram, roi de Byblos. Il nous faut maintenant préciser le rapport entre l’alphabet largement attesté au XIVe siècle à Ugarit, l’actuelle Ras-Shamra, et l’alphabet phénicien. Comme le premier reflète un état de la langue plus ancien et proche par certains traits de ce qu’on connaît de l’amorite, il a autant de consonnes que l’arabe, alors qu’à Byblos on confond «aïn et ghaïn» ou le ha de la glotte avec le kha vélaire. De plus, Ugarit présente trois formes de la consonne aleph suivant qu’elle est accompagnée des sons a, i ou ou. C’est là un début de vocalisation. Ajoutons pourtant que les inscriptions plus tardives réduisent à 22 les 30 lettres habituelles. L’alphabet ugaritique est cunéiforme, à l’imitation de l’écriture assyro-babylonienne, très usitée à Ras-Shamra. Mais les groupes de «clous» qui constituent chaque lettre ne rappellent pas l’image visée par le nom des lettres phéniciennes. Ainsi, le R phénicien (et grec) rappelle le pictogramme proto-sinaïtique de la tête avec le cou, et le nom grec de la lettre (rhô) dérive du nom phénicien (rôsh, tête), alors que le signe ugaritique est fait de cinq «clous» horizontaux inexpressifs. Or, on possède des abécédaires ugaritiques, où les lettres se suivent pratiquement dans le même ordre qu’en phénicien et en grec. La conclusion est inévitable : l’alphabet ugaritique est une transposition cunéiforme de l’alphabet linéaire cananéen et confirme l’existence, au XIVe siècle, d’un alphabet linéaire d’au moins 28 lettres. Cette transposition ne s’est d’ailleurs pas faite forcément à Ugarit, car la même écriture cunéiforme apparaît, très sporadiquement il est vrai, plus au Sud : à tell Nebi-Mend près de Homs, à Kâmid el-Lôz, à Sarafend, l’antique Sarepta entre Sidon et Tyr, et dans plusieurs sites de Palestine. Les deux alphabets peuvent donc être qualifiés de cananéens. L’alphabet cunéiforme, fait pour l’impression sur tablette d’argile, n’a pas survécu à l’invasion des peuples de la mer, vers 1 200. L’alphabet linéaire, bien adapté à l’écriture sur papyrus, s’est au contraire considérablement développé, surtout à Byblos, ville de prêtres et de scribes, mais aussi de négociants en papyrus. Pourquoi cet alphabet n’est-il pas l’œuvre des Mésopotamiens ou des Égyptiens, qui pratiquaient l’écriture depuis plus d’un millénaire ? Cela est d’autant plus étonnant que le système égyptien contenait une série de signes phonétiques qui avaient fini par ne plus désigner que la consonne initiale, et qu’il suffisait de rassembler pour faire un alphabet consonantique. En fait, les scribes, on l’a dit, étaient conservateurs et ne songeaient pas à échanger leur savante écriture pour une trentaine de lettres que le premier venu pouvait apprendre. Au contraire, les négociants cananéens de ports ouverts sur le grand large n’étaient pas inféodés à un système, et devaient apprécier un instrument aussi commode que celui de Byblos. C’est à Tyr, la grande cité maritime, que revient sans doute l’honneur de l’avoir diffusé jusqu’à Carthage, en Sardaigne, et surtout en Grèce, comme le rappelle la légende grecque de Cadmos (un nom qui signifie «l’oriental»), déjà connue au Ve siècle : Hérodote nous dit que les Phéniciens venus en Béotie avec Cadmos (le fils d’Agenor, roi de Tyr) avaient enseigné aux grecs «les lettres phéniciennes» qu’ils ne semblent pas avoir connues auparavant, précise l’historien grec. Durant les quatre siècles qui séparent les premières inscriptions grecques et la fin du linéaire B, on n’a en effet pas de document écrit en Grèce. C’est au VIIIe siècle que l’alphabet phénicien arriva à Athènes, si l’on compare par exemple le long graffite grec d’un vase du Dipylon, daté de 725 environ, avec la dédicace d’un vase de bronze offert par le gouverneur phénicien de la ville chypriote de Carthage (Limassol ou Amathonte ?) «à son seigneur le Baal du Liban», il se qualifie de «serviteur (c-à-d. fonctionnaire) de Hiram roi des Sidoniens», qu’on a identifié avec le Hiram qui a régné jusqu’en 736. Or, on a constaté une étroite parenté entre les caractères archaïques du vase grec et la forme des lettres du vase phénicien. Chypre, habité par des Grecs et des Phéniciens, constitue donc un relais dans la transmission de l’alphabet, mais il a dû en avoir d’autres, car les alphabets grecs archaïques ne sont pas homogènes. Ajoutons que dès la fin du VIIIe siècle, les Étrusques connaissaient l’alphabet phénicien, et que les Romains ont pu l’adopter très vite. À l’Est, la diffusion de l’alphabet phénicien fut très rapide ; du IXe au VIe siècle, on compte de nombreuses stèles écrites en araméen, en moabite, des documents écrits en hébreu, mais les Araméens donnèrent dès le VIIe siècle une forme plus cursive aux lettres, tandis que l’écriture phénicienne et l’écriture paléo-hébraïque conserva des formes fermées, au moins dans l’écriture monumentale, jusqu’à l’époque romaine. À partir du second siècle av. J-C, avec la décomposition de l’empire des Séleucides, l’écriture araméenne se diversifia en nabatéen, palmyrénien, judéo-araméen, syriaque, hatréen et bientôt arabe, dont on connaît la prodigieuse extension. Précisons que les Arabes usèrent d’abord d’une écriture dont une partie des signes étaient identiques aux anciens signes phéniciens. Cette écriture, dite sud-arabique, rend les 28 sons de l’arabe, mais n’apparaît pas avant le VIIIe siècle av. J-C, ce qui rend inexplicable pour le moment son origine. L’écriture araméenne servit aussi à écrire le pehlvi, ou moyen perse, et devint l’un des alphabets de l’Inde. Sous sa forme grecque, il est à la base des alphabets slaves, et sous sa forme latine, un instrument international. Pour terminer, soulignons le mérite des Cananéens et des Phéniciens qui nous ont doté de cet instrument, une des bases de la culture. Dégager la consonne de la voyelle qui l’accompagne toujours, autrement dit passer du syllabisme au consonantisme, représente un effort d’abstraction remarquable. Il faut dire que la structure des langues sémitiques, où le sens du mot est porté par les consonnes et où les voyelles en déterminent la nature grammaticale (actif, passif, substantif, verbe, singulier, pluriel en arabe, etc.) facilite cette distinction, au contraire du grec par exemple, où la voyelle a généralement une valeur sémantique. Aussi les Grecs ont-ils été obligés d’introduire les voyelles, sous peine de ne pouvoir choisir entre, par exemple pas, chaque ; pous, pied, pôs, comment. Quant on loue les Grecs d’être les auteurs de l’alphabet complet, il ne faut donc pas oublier que la notation des voyelles ne présentait pas la même urgence pour un Sémite. «Le livre et le Liban»
…Où s’est produit cette «invention» de l’alphabet consonantique ? Certainement pas dans le désert sinaïtique. Depuis la découverte de Serabit el-Khadem, on a trouvé des inscriptions semblables, sur métal ou sur poterie, surtout en Palestine. Les signes évoluent et varient de forme, ce qui rend leur identification incertaine, et d’ailleurs même le groupe plus homogène...