Rechercher
Rechercher

Actualités - OPINIONS

Gabriel Bounoure : Traversées (extraits) -

Peut-on jouer toute sa vie sur des mots et sur des mots son destin spirituel ? Les poètes le font depuis, surtout, que Baudelaire, Rimbaud Mallarmé et quelques autres nous ont expliqué que c’est à travers la parole, gare centrale, que partaient tous les trajets et que s’organisaient les principales «correspondances». Gabriel Bounoure aura été toute sa vie ce voyageur en attente de train. Il aurait pu, comme Léon-Paul Fargue, qu’il aimait, s’écrier à son tour : «Gare de la douleur, j’ai fait toutes les routes !». Mais sa douleur à lui savait être légère car il avait réussi, me semble-t-il – quand, où, comment ? –, à trouver dans ses merveilleuses profondeurs la mystérieuse énergie qui le nimbait et qui mettait quelques paillettes d’or dans son œil à la paupière souvent mi-fermée, faisant de cet œil la source de la lumière du monde comme le croyait l’antique optique : lumière de l’œil, énergie de la sérénité advenue. Énergie ? Bounoure s’en explique, la définissant ainsi : «(…) Ma force la meilleure, qui est celle de l’inertie, le sentiment de l’inutilité des actes, un goût du non-agir que l’Orient m’a peut-être inoculé lentement». Ce non-agissant croit pourtant à une formidable force susceptible de dynamiser l’homme et l’univers, l’homme en sa langue d’homme et cette force a nom : poésie. À la différence des autres activités de l’esprit qui, une fois éteint le feu intérieur qui les avait animées, ne laissent que leurs scories dans la langue qui les recueille – c’est là le point de vue de Nietzsche, c’est celui de Cioran –, la poésie est le langage même du feu à l’instant où il prend. S’interrogeant sur l’essence de celle-ci, Bounoure écrit : «Tout est secret dans la poésie et sans doute doit le rester. L’expérience poétique – qui ne peut se dispenser des mots, aboutit à une conclusion de silence. Mais quel silence ? Est-ce le même que celui dont l’œuvre est sortie ? Est-ce le silence de la mort, qui recouvre finalement les hymnes les plus passionnés ? Est-ce un silence révélateur où apparaîtra “le point du soleil”, comme dit Boehme dans un chapitre qu’il termine en mettant son doigt sur la bouche ?». J’en aurai fini avec cette première batterie de citations en citant encore : «C’est que moi-même je me suis senti de plus en plus séduit par la nudité de l’âme, la pureté active de l’essence, la sveltesse de l’islam, la brûlure de ces mystiques qui s’offrent à la “destruction du temple”, ardents à “s’évader du monde par en haut”. Il faut être désencombré de tout pour ce voyage dans l’inconnu où nous convie la poésie». Voyage donc, et voyage dans l’inconnu. On risque de ne rien comprendre à cet homme, qui fut pour beaucoup un maître, au sens socratique du terme, au sens novalisien de la relation entre initiateur et apprentis, si l’on oublie qu’il fut simultanément un traversant et un traversé. Homme pris dans l’ailleurs comme au creux de la vague le nageur en quête d’un ici sans cesse en déplacement. Et cette figure d’un sage immobilisé, mince Bouddha souriant, sous les feuillages rayonnants du parc d’Achrafieh ou sous les arbres du jardin de la rue Clémenceau à Beyrouth, cette figure, dis-je, risquerait d’induire en erreur tous ceux qui auraient tendance à ne pas voir de quel prix fut payé le suprême équilibre de cet équilibriste suprême qui sut allier en lui l’Occident quitté et l’Orient atteint, le déracinement et l’enracinement, le réenracinement aussi bien, le détachement et l’engagement, la vérité de vie et la vérité de parole, la volonté de lucidité et le sens inentamé du sacré, la passion du divin et le refus de toute institutionnalisation, de toute canalisation, de toute exploitation de la faveur spirituelle, le goût des rites et des codes dans la mesure où ils touchent au secret des hommes et des choses avec la dépréciation ironique des usages de la comédie sociale. Où, dans tout cela, se situe Gabriel Bounoure ? Je crois l’avoir dit : au sommet, là où il est le plus fragile, le plus vulnérable, certes, mais aussi là où il est admirablement seul, embrassant d’un seul regard l’immensité, instable du champ conquis et, ce champ, ce paysage qu’il voit de haut, le donnant à voir, en généreux partage, à tous ceux, disciples ou lecteurs, qui – moins fortunés que lui et moins que lui merveilleusement agiles – l’en sollicitent. Je peux témoigner de cette générosité de l’homme du haut de l’échelle (ce mot d’échelles qu’il aimait tant : «L’échelle de Jacob», les «échelles du Levant»…) : Gabriel Bounoure m’a tendu la main à des moments déterminants de ma vie et, grâce à lui – comme ce fut le cas pour Schéhadé, pour Jabès, pour tant d’autres –, j’ai peut-être réussi à progresser un peu là où m’appelait ma propre échelle… (1) «Marelles sur le parvis», introduction, 1958. Plon.
Peut-on jouer toute sa vie sur des mots et sur des mots son destin spirituel ? Les poètes le font depuis, surtout, que Baudelaire, Rimbaud Mallarmé et quelques autres nous ont expliqué que c’est à travers la parole, gare centrale, que partaient tous les trajets et que s’organisaient les principales «correspondances». Gabriel Bounoure aura été toute sa vie ce voyageur en...