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Actualités - REPORTAGES

En Égypte, un immense terrain à reconquérir -

Le français n’a jamais été une langue de masse en Égypte, mais il y a occupé une place étonnante jusqu’au début des années 1950. Ce n’était pas seulement la langue des salons, mais une langue des affaires, de la justice, de la cour... Situation d’autant moins banale que le pays vivait sous occupation britannique depuis des décennies. L’histoire remonte au début du dix-neuvième siècle, lorsque Mohammed Ali, le nouveau maître de l’Égypte, fait appel à des Français pour l’aider à bâtir un État moderne. D’anciens officiers des armées napoléoniennes, comme le colonel Sève (Soliman pacha), viennent former les cadres de la nouvelle armée. Des médecins, comme le docteur Clot (Clot bey), des pharmaciens et des vétérinaires sont à l’origine du renouveau de la médecine égyptienne, tandis que des ingénieurs, comme Louis Linant de Bellefonds, Charles Lambert, Pascal Coste ou Louis-Alexis Jumel, lancent de grands travaux, de nouvelles écoles ou de nouveaux produits, dont le coton à longue fibre. Parallèlement, de jeunes Égyptiens sont envoyés en France pour se former et, à leur retour, s’inspirent des méthodes françaises pour créer divers établissements. L’égyptologie, à son tour, va jouer en faveur de la langue de Molière. Si Jean-François Champollion déchiffre les hiéroglyphes, c’est un autre Français, Auguste Mariette, qui se voit confier en 1858 la première direction des Antiquités égyptiennes. Le poste restera entre les mains de ses compatriotes pendant près d’un siècle. Sur le terrain, les chercheurs s’appuient sur une solide institution, dotée de moyens techniques importants : l’Institut français d’archéologie orientale du Caire. On finira même par croire que l’égyptologie est «une science française»... Une autre facteur déterminant est la présence de religieux catholiques qui, dès le milieu du dix-neuvième siècle, ouvrent des écoles au Caire et à Alexandrie. Ces établissements – ceux des jésuites ou des frères pour les garçons, de la Mère de Dieu, de Notre-Dame de Sion ou du Sacré-Cœur pour les filles – ont la particularité d’accueillir des élèves de toutes religions et de toutes nationalités. Ils s’imposent aussitôt comme les meilleurs du pays. Une grande partie de la haute bourgeoisie égyptienne y est formée, tandis que la France se constitue une fidèle clientèle parmi des minorités, comme les juifs ou les Syro-libanais. Son influence sur les bords du Nil dépasse ainsi largement le nombre de ses ressortissants. En 1908, ses écoles comptent 25 000 élèves, soit le sixième des effectifs scolaires d’Égypte, sans compter quelque 2 500 inscrits dans des écoles non françaises, comme celles de l’Alliance israélite, qui dispensent un enseignement en français. Et, à partir de 1909, viendront s’ajouter d’excellents lycées de la Mission laïque française, au Caire, à Alexandrie et à Port-Saïd. Le débat scolaire qui fait rage en France n’atteint pas l’Égypte. Sagement, la IIIe République a compris que les écoles religieuses sont, si l’on peut dire, son meilleur bras séculier sur les bords du Nil. Inaugurant la chapelle des jésuites d’Alexandrie, le 31 mars 1886, le consul de France proclame sans détour : «Toute école religieuse qui s’élève sur les rivages de l’Égypte est une forteresse pacifique d’où rayonne, avec le respect de notre drapeau, un invincible amour pour la France.» Avec la création des tribunaux mixtes, en 1875, le français est devenu la langue de la justice internationale. C’est en français que se font les transactions boursières et que sont conclus les contrats entre l’État et les entreprises, fussent-elles anglaises. En français que délibèrent l’Institut d’Égypte et la Société royale de géographie. En français que le Conseil des ministres lui-même dresse ses procès-verbaux... Dans les années 1890, même les fonctionnaires britanniques doivent échanger des notes dans la langue rivale, comme le reconnaît Alfred Milner, sous-secrétaire d’État aux Finances. À cette époque, il n’existe en Égypte qu’un seul quotidien de langue anglaise, The Egyptian Gazette, qui est contraint, faute de lecteurs en nombre suffisant, de publier la moitié de ses pages en français ! C’est sur les bancs des établissements catholiques que se forment des générations de dirigeants égyptiens, musulmans ou coptes. Le 13 mai 1916, le sultan Hussein Kamel, qui occupe le «trône» d’Égypte, se rend en visite au collège des jésuites du Caire, accompagné de deux anciens élèves : le prince Ismaïl Daoud, son aide de camp, et Mahmoud Fakhry bey, son grand chambellan. Aux élèves, il déclare connaître par cœur «quarante fables de La Fontaine». On n’a aucune raison d’en douter. Ce prince occidentalisé, que son père, le khédive Ismaïl, avait envoyé étudier à Paris, est pétri, comme tant d’autres, de culture française. Sans doute est-il moins à l’aise en anglais... et en arabe. «Que Dieu bénisse vos écoles et leurs fruits !», lance-t-il aux jésuites. Les frères ne sont pas en reste : ils auront la fierté, dans les années suivantes, de voir deux de leurs anciens élèves, Ismaïl Sedki et Tewfik Nessim, devenir tour à tour président du Conseil... Curieusement, la Grande-Bretagne néglige les élites égyptiennes. Le remarquable Victoria College ne sera créé qu’en 1908 à Alexandrie, et encore devra-t-il soigner la langue française pour répondre aux souhaits de sa clientèle. L’effort des Britanniques porte plutôt sur l’enseignement public, mais avec des maladresses qui ne jouent pas en faveur de l’anglais. Les nationalistes égyptiens en arrivent à la conclusion que, malgré ses proclamations «civilisatrices», l’occupant ne cherche pas à éduquer le peuple. Pour mieux combattre l’Angleterre, ces militants se tournent vers la France. Moustapha Kamel, notamment, obtient sa licence de droit à Toulouse avant d’engager une correspondance suivie avec la journaliste parisienne Juliette Adam et de bénéficier du soutien de Pierre Loti. En réalité, le français en Égypte, pendant ces années fastes, dépasse largement la France, la Belgique et la Suisse réunies. C’est, à la fois, une langue parlée dans certaines minorités (juive ou syro-libanaise, qui se sentent protégées par la France), une langue familière dans d’autres communautés (grecque, arménienne ou italienne) et une langue de liaison entre ces différents groupes. Bref, une langue cosmopolite. À la passion des Français pour l’Égypte répond la passion française de nombre d’Egyptiens, comme le montre l’activité littéraire, à Alexandrie et au Caire, à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Les poètes, romanciers et essayistes sont aussi bien des musulmans que des coptes, des juifs que des chrétiens orientaux. Certains auteurs s’expriment en français et en italien, comme Giuseppe Ungaretti et Agostino Sinadino. Ou en français et en arménien, comme Arsène Yergath. Quant au célèbre Cavafy, s’il compose en grec, il fait partie de ce vaste club cosmopolite, pour qui Paris reste le centre du monde. À la fin des années 30, l’Égypte compte toute une pléïade de poètes d’expression française. Parmi eux, des parnassiens, des romantiques, des symbolistes, des surréalistes... La presse francophone connaît un public nombreux, qui s’informe, réfléchit et rêve en français. En 1937, au Caire, sur 65 publications étrangères, 5 sont en langue anglaise et 45 en langue française ! Proportion identique à Alexandrie, où les plaques des rues sont bilingues, arabe-français. La révolution des officiers libres, en juillet 1952, porte un premier coup à ce petit Paris. Les nouveaux dirigeants sont issus d’une toute petite bourgeoisie arabophone, qui a appris l’anglais à la caserne. Le français leur apparaît comme une langue d’ancien régime. Mais c’est surtout la crise de Suez, en 1956, qui marque un tournant irréversible. Ayant eu la mauvaise idée de s’associer à la Grande-Bretagne (l’ex-occupant) et Israël (l’ennemi irréductible) pour reprendre par les armes le Canal, la France va le payer très cher. Si ses lycées sont nationalisés, les écoles catholiques passent sous un contrôle étroit de l’éducation nationale, qui impose ses programmes et promeut l’arabisation. L’expulsion de la plupart des Français d’Égypte sera suivie de l’émigration de nombreux francophones, juifs, libanais, syriens, grecs, italiens, arméniens... Au fil des années, la francophonie va rétrécir, comme peau de chagrin. Aujourd’hui, deux millions d’élèves de l’enseignement public apprennent le français, généralement comme deuxième langue, mais écrivent mal et parlent à peine. Les cinq filières francophones de l’enseignement supérieur ne réunissent qu’un nombre très restreint d’étudiants. Le véritable fer de lance de la francophonie reste les écoles catholiques, ex-françaises, appartenant désormais à la catégorie «écoles de langues», qui dispensent en français leurs enseignements scientifiques à quelque 45 000 élèves. Ceux-ci sont cependant très loin d’égaler le niveau de leurs aînés. Paradoxalement, quand l’Égypte était occupée par la Grande-Bretagne, ses milieux dirigeants parlaient français ; depuis qu’elle s’est libérée de cette occupation, ils parlent anglais... ou plutôt américain. Aujourd’hui, les meilleurs élèves des écoles secondaires, qui en ont les moyens, tentent d’entrer à l’Université américaine du Caire. Pourquoi n’y aurait-il pas une institution française équivalente ? Le projet est né parmi d’anciens élèves des «écoles de langues», ayant constaté que les entreprises étrangères implantées dans le pays manquent de personnel francophone. L’Université française d’Égypte devrait offrir un débouché naturel à ces écoles, en les incitant à améliorer leur niveau, et former des étudiants trilingues (arabe, français, anglais). Si elle voit le jour, comme le laisse espérer l’appui des deux gouvernements, ce sera une date dans l’histoire de la francophonie.
Le français n’a jamais été une langue de masse en Égypte, mais il y a occupé une place étonnante jusqu’au début des années 1950. Ce n’était pas seulement la langue des salons, mais une langue des affaires, de la justice, de la cour... Situation d’autant moins banale que le pays vivait sous occupation britannique depuis des décennies. L’histoire remonte au début du...