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Actualités - OPINION

REGARD - Charles Belle , Samia Osseiran Jumblat , Joseph Abi Yaghi La rose est sans pourquoi

Charles Belle aime à se sentir petit devant ses toiles. Souvent, dans les photos d’atelier, il paraît minuscule au pied de gigantesques peintures de fleurs. Pour sa deuxième exposition beyrouthine, il propose un thème unique : la tulipe, déclinée en quelques gouaches de très grand format, sur un papier spécial pour lithographie dont il possède un rouleau de deux kilomètres intercepté par chance sur le chemin du recyclage en raison de gondolages malvenus pour l’impression mais parfaitement aptes à servir ses desseins. Ce support exceptionnel, qui n’a pas besoin d’être mouillé au préalable, et qui préserve la force, la profondeur et la résonance des pigments tant dans la gamme sombre que dans la claire, dans les graves et les aigus, l’autorise à employer avec une grande aisance les couleurs à l’eau rehaussées au pastel. On n’insistera jamais assez sur la qualité des supports, qui influe considérablement sur celle de l’œuvre achevée. On a donc droit ici à des pièces oblongues, verticales ou horizontales, où Charles Belle déploie tout son talent de dessinateur et de coloriste, avec des fleurs mauve sur fonds blancs ou des fleurs jaunes ou orange sur fonds de plusieurs mauve superposés, richement saturés. Ici, bien qu’elle occupe tout l’espace, la tulipe ne se présente pas en gros plan à l’instar des fleurs chronologiquement postérieures de la précédente exposition mais exhibe son calice ouvert ou fermé au bout de sa tige. Cela donne à Charles Belle l’occasion de montrer tout son savoir-faire et son doigté graphique, dans un rendu plus affranchi et primesautier que dans les peintures ultérieures où il s’efforçait de combiner l’hyperréalisme – qui, à cette échelle, devient quelque peu surréaliste – à une facture picturale sensualiste, avec le goût de la pâte et de la touche. Dans l’un et l’autre cas, la véritable fleur, celle qui mérite admiration, c’est la peinture, l’étonnante qualité de sa pure présence. (Galerie Alice Mogabgab). Plaisir de la précision En grands formats également (mais moins géants et plus carrés) les fleurs et chardons de Samia Osseiran Junblat en mémoire de son père Adel Osseiran, le dernier héros de l’Indépendance à nous quitter il y a un an. Ancien président de la Chambre et ministre à la probité légendaire au point de paraître incongrue en un temps d’universelle corruption, c’était aussi un homme cultivé, raffiné, au grand charme et qui aimait les fleurs. Il y en eut une telle profusion à ses obsèques que l’idée germa chez sa fille, peintre de talent, de le commémorer affectueusement à travers elles : moins les fleurs des fleuristes que celles des jardins et des champs. Lesquels en regorgent, à telles enseignes que, d’après des experts japonais, le Liban serait le pays le plus riche au monde en fleurs sauvages, plus que le Brésil ou l’Australie. Grâce sans doute à la multiplicité de ses micro-climats. Deux mille cinq cents variétés ont déjà été répertoriées, mais il semble que le nombre final doive approcher les six mille ! Incroyable, mais vrai paraît-il. Les Japonais songeraient à lancer une campagne en vue de la protection et de la conservation de ce trésor botanique inestimable complèment négligé, à part quelques chercheurs et écologistes passionnés, par les Libanais trop abordés par leurs petites et grandes guerres. Samia Osseiran Junblat a été en quête de ces fragiles merveilles cachées, qu’il fallait souvent débusquer à ras de terre, entre les touffes d’herbes, ou dans des endroits insolites où elles se dressent, solitaires, sans que l’on sache ni pourquoi ni comment elles les colonisent à l’exclusion du voisinage. Au rebours de Charles Belle, qui joue avec elles sans entrer dans les détails, Samia Osseiran Junblat a délibérément tenu à les respecter, à décrire scrupuleusement leurs sépales, leurs pétales, leurs pistils, leurs étamines, leurs tiges, leurs feuilles, à mettre en évidence la complexité et la subtilité de leur organisation, la suavité ou l’éclat de leurs couleurs, combinant le plaisir de la précision quasi scientifique au plaisir de la peinture. Forcément, son style en devient minutieux, procédant par petites touches aptes à rendre la délicatesse et la variété des textures et des formes. Le contraste entre la petitesse des touches et la grandeur du format est peut-être l’un des charmes paradoxaux de cette humilité de l’artiste devant la nature à laquelle elle laisse le dernier mot, ne désirant pas s’imposer à elle mais plutôt, parfois avec discrétion et parfois avec une évidence presque dérangeante, l’imposer à nos yeux, bien que Samia Osseiran sache, avec Angelus Silesius, que «la rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit, n’a souci d’elle-même, ne désire être vue». Sans pourquoi : c’est ainsi sans doute qu’il faut contempler le «Trifolium Clypeatum», la Mardrogara Autumnalis», la «Datura Metel», le «Crocus Ocknolcucus et Cancellatus», la «Capparis Spinoza», le «Parcratium Maritimum», la «Tulipa Oculis-Solis», le «Narcissus Tazzetta», l’«Iris Palaestina», les pivoines, les anémones, les gardenias, les hibiscus, les chrysanthèmes, les cyclamens, mais aussi la «Notobasis Syriaca», le «Silybum Mrianum» et l’«Echinops Viscosus»… La maîtrise de l’huile sur toile et sur carton (où, grâce à une technique de dilution spéciale, elle s’apparente à la finesse de la gouache, voire de l’aquarelle) permet à Samia Osseiran Jumblat de composer un magnifique bouquet de 64 tableaux : autant de déclarations d’amour au père absent et à la terre présente. (Palais de l’Unesco) Méditations matérialisées La terre, rares sont les potiers qui savent et peuvent la façonner au tour avec autant d’amour et d’adresse que Joseph Abi Yaghi, qu’on pourrait prendre pour un sosie de Jésus avec ses yeux bleus rieurs, sa barbe et sa longue chevelure bouclée. Depuis 1995 où, dès son premier envoi au Salon d’Automne il fut distingué par le jury, il ne cesse de surprendre et d’étonner par l’audace, l’inventivité, la finesse, la beauté, de ses plats, vases, pots et bols émaillés avec un sens rare de la retenue et du raffinement chromatiques. Travaillant une terre fine importée, l’argile libanaise n’étant pas à ses yeux de qualité suffisante, il en tire des ustensiles presque impondérables aux parois tellement minces et fragiles qu’ils en deviennent précieux. Il en tire aussi des vases et des plats géants qui sont des tours de force techniques, d’autant plus que son atelier est un réduit exigu et qu’il ne possède pas de four, ce qui l’oblige à les transporter sur les routes cahoteuses au risque de les briser, accident assez fréquent, en plus des casses, distorsions et fêlures au feu, lot ordinaire de tous les céramistes. Aux hautes températures, entre 1 260 et 1 300 degrés centigrades, la cuisson donne du grès et non plus simplement de la terre cuite. Parfois, les pièces sont ornées d’un motif répétitif tapissant les parois externes et internes, à se demander comment Joseph Abi Yaghi parvient à appliquer son gabarit avec une telle régularité, y compris jusqu’au fond de vases à fonds pointus. Abi Yaghi tend de plus en plus à chamotter sa pâte en y introduisant des terres de qualités différentes, ce qui produit des effets de constellation dans le biscuit de la plupart des pièces et, dans certaines, où le chamottage est plus accentué, une rudesse de texture telle que ses mains en sont souvent écorchées pendant le tournage qui requiert concentration mentale et force physique, sans parler du sens de l’équilibre. Il doit attendre parfois une semaine que les écorchures guérissent, puisque les mains sont toujours atteintes aux mêmes points d’appui sur la pièce tournée. Joseph Abi Yaghi, qui a le sens et le goût du spirituel, crée des pièces qui sont comme des méditations matérialisées en trois dimensions. C’est pourquoi elles sont de parfaits supports de méditation et de rêverie pour l’usager ou l’amateur. Cependant, l’œuvre du potier, comme la rose, est sans pourquoi : simplement, elle est, dans la nue splendeur de son imparfaite perfection. (Les Créneaux, Achrafieh).
Charles Belle aime à se sentir petit devant ses toiles. Souvent, dans les photos d’atelier, il paraît minuscule au pied de gigantesques peintures de fleurs. Pour sa deuxième exposition beyrouthine, il propose un thème unique : la tulipe, déclinée en quelques gouaches de très grand format, sur un papier spécial pour lithographie dont il possède un rouleau de deux kilomètres...