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Actualités - REPORTAGES

TÉMOIGNAGE - L'acquittement , après 5 ans et 20 jours de détention Antoinette Chahine : " J'ai beaucoup de joie à rattraper "

«Je ne suis pas une sainte, mais une innocente. Qu’on me rende ma liberté». Antoinette Chahine a eu ce cri du cœur, un jour qu’elle recevait la visite de sa mère derrière le double épais grillage de la prison des femmes à Baabda. Des moments de doute, la jeune fille en a eu plusieurs pendant ses 5 ans et 20 jours de détention, surtout après les tortures subies lors de l’enquête préliminaire dans l’assassinat du père Semaan Khoury, à Ajaltoun. Mais il y a eu aussi beaucoup d’espoir et aujourd’hui, la vérité a triomphé, Antoinette ayant été acquittée par la Cour de cassation présidée par M. Ahmed Moallem. «J’ai beaucoup de joie à rattraper», déclare, simplement, cette grande fille aux yeux brillants qui du fond de sa cellule a réussi à bouleverser la conscience humaine. L’histoire d’Antoinette Chahine c’est d’abord celle d’une jeune fille de 23 ans arrêtée alors qu’elle partageait encore le lit de sa mère, les soirs de grand froid ou d’angoisse. C’est aussi l’histoire du triomphe de la justice, la Cour de cassation ayant cassé un jugement de la Cour criminelle condamnant l’inculpée à la peine capitale. C’est enfin l’histoire d’une relation privilégiée entre un avocat à la longue carrière, Me Badawi Abou Dib, et sa jeune cliente. Elle voyait en lui un messager du ciel et il se révoltait contre l’injustice qui la frappait. Aujourd’hui encore, Antoinette se tourne constamment vers son avocat, quêtant son approbation ou son aide, lorsque les questions sont trop précises. Première arrestation en mars 1994 Son expérience mérite d’être racontée. Non seulement c’est la première fois que le drame d’une jeune fille mobilise tant de gens, mais c’est aussi la première fois que la Cour de cassation rejette les aveux soutirés lors de l’enquête préliminaire, reconnaissant ainsi implicitement l’existence de tortures. Antoinette a d’ailleurs dénoncé les sévices qu’elle a subis d’abord devant la Cour criminelle, ensuite devant la Cour de cassation. Le 21 mars 1994, jour de la Fête des mères, Antoinette est arrêtée et conduite au ministère de la Défense, dans le cadre de l’enquête sur l’attentat contre l’église de Zouk. Elle y restera 48 jours au cours desquels elle sera essentiellement interrogée sur son frère Jean, membre du service de sécurité des FL dissoutes et plus tard condamné à la peine capitale par défaut. Relâchée faute de preuves, elle croit son calvaire terminé. En réalité, il ne fait que commencer. Le 9 juin de la même année, à 5 h du matin, elle est de nouveau arrêtée. Cette fois, c’est au poste de police de Jounieh qu’elle est emmenée. Elle y restera huit jours, les plus terribles de son existence. Les membres de la police judiciaire enquêtent sur l’assassinat du père Semaan Khoury au couvent de Ajaltoun en 1992. À la suite des confidences d’un détenu à son compagnon de cellule, ils auraient découvert une filière menant jusqu’à Antoinette Chahine. Deux des inculpés auraient en effet déclaré qu’elle aurait sonné à la porte du couvent pour que sa voix féminine rassure le père Khoury et le pousse à ouvrir. Dès lors, la jeune fille fait l’objet de toutes sortes de tortures afin «de la pousser aux aveux». Huit jours de tortures Coups, humiliations diverses, longues stations debout, pieds et poings liés, rien ne lui sera épargné. Ses tortionnaires poussent même la cruauté jusqu’à l’affamer pendant trois jours avant de lui jeter un bout de pain dans la cuvette des WC, la poussant à aller le manger comme une bête, indifférente à la crasse. Malgré tout, Antoinette tient bon et continue à clamer son innocence. Venu témoigner devant la Cour de cassation, l’adjudant-chef Abdallah Ghosn, passé depuis à la retraite, a d’ailleurs déclaré : «Si j’avais insisté encore un peu, elle aurait avoué». «C’est vrai, commente la jeune fille, j’étais au bout du rouleau. Seule la volonté divine m’a permis de tenir…». Malade, les pieds sérieusement blessés, Chahine est emmenée à la prison de Baabda. Son état de santé est si critique que la responsable de la prison Najat Saleh s’en émeut et lui prodigue les soins nécessaires. Alerté, le médecin légiste Élias Sayegh constate l’existence de tortures dans son rapport daté du 20/6/94. Mais la Cour criminelle du Mont-Liban ne tient pas compte de ces éléments, condamnant la jeune fille sur base de l’accusation portée contre elle par ses compagnons présumés, à la peine capitale commuée en détention à perpétuité. «Mon avocate à l’époque, Saydé Habib, raconte Antoinette, m’a annoncé la terrible nouvelle. Mais je n’ai pas voulu la croire. Je veux voir ma mère, c’est la seule en qui j’ai confiance, ai-je alors crié. Ma mère est venue et elle m’a confirmé la sentence. J’étais si choquée que j’ai été atteinte d’une paralysie et je suis devenue muette». Choc nerveux Antoinette s’est alors enfermée dans la douleur, ne trouvant du réconfort que dans les lettres reçues régulièrement des quatre coins du monde, dans les visites trois fois par semaine de sa mère (son père, trop vieux ne peut se déplacer) et dans la prière. «Je suis une villageoise issue d’une famille modeste et très croyante», dit-elle. Pendant plusieurs mois, Antoinette ne communique plus que par écrit, incapable d’émettre le moindre son. Consulté, un médecin diagnostique un choc nerveux. Ému et sans doute pris de remords, l’inculpé Saad Gebrayel (condamné par la Cour) envoie alors à Antoinette une lettre, dans laquelle il lui demande de lui pardonner d’avoir cité son nom devant les enquêteurs. «Ma chère sœur, vous devez comprendre dans quel état j’étais pour avoir dit cela», écrit-il. Cette lettre est comme un baume pour la pauvre Antoinette. «J’ai senti, raconte-t-elle, que la vérité allait commencer à apparaître. Je ne lui en ai pas voulu, au contraire, j’ai prié pour lui». Les plus longues heures… Comme une bonne nouvelle ne vient jamais seule, sa mère lui annonce alors qu’un nouvel avocat, Me Badawi Abou Dib, va se charger de sa défense. Abou Dib rencontre ainsi sa cliente et lui annonce qu’il compte se pourvoir en cassation. «Dès que je l’ai vu, je me suis sentie rassurée, précise Antoinette. Il a été comme un père pour moi, me redonnant sans cesse confiance». Petit à petit, Antoinette retrouve l’usage de la parole, et c’est d’une voix ferme qu’elle clame son innocence devant la Cour. «Le procès devant la Cour de cassation était très différent du précédent, souligne-t-elle. Je sentais qu’il y avait réellement une justice». Tout au long des audiences, Antoinette concentre toute son énergie à regarder les magistrats, ainsi que sa mère et ses proches. «C’était pour moi la seule occasion de les voir sans grillage». Vient alors le jour où Me Abou Dib prononce sa plaidoirie. «J’en ai eu les larmes aux yeux, raconte Antoinette. Et j’ai senti une grande paix m’envahir. Le jugement ne m’importait plus vraiment, tant j’avais le sentiment que Me Abou Dib s’était fait l’interprète de mes pensées profondes». Puis ce fut la terrible attente. «La sollicitude de la responsable de la prison m’a beaucoup aidée. Mme Saleh tente de ce lieu étroit un centre de réhabilitation et cherche à nous occuper par des travaux manuels : la couture, la fabrication de chapelets…». La veille du jugement, le mercredi 23 juin, Antoinette ne ferme pas l’œil. «J’ai passé la nuit à prier. Mais la matinée du jeudi est encore plus dure. Sœur Aline de Caritas est venue attendre avec moi, craignant un nouveau choc comme lors du jugement de la Cour criminelle. Les minutes s’étirent désespérément. À 13h35, la responsable de la prison apprend la nouvelle et me l’annonce aussitôt. Je pleure tellement, que l’on craint qu’il ne m’arrive quelque chose…». En racontant cet épisode, Antoinette a les larmes aux yeux. Elle semble ne pas se lasser de revivre cet instant de bonheur. Comme si toute la prison partageait son impatience, les formalités sont expédiées au plus vite et la jeune fille est libre. Depuis, elle semble avoir un rendez-vous prolongé avec le bonheur : «J’ai tant de choses à rattraper, dit-elle. D’abord, je veux serrer dans mes bras les membres de ma famille. Je n’avais pas vu mon père pendant 5 ans. Ni ma chère maman, qui m’a toujours soutenue. Je veux aussi profiter du soleil, en prison nous ne sortions pas et je veux prier encore et encore. Je voudrais aussi pouvoir remercier les milliers de gens qui m’ont adressé des messages de soutien et m’ont envoyé des cadeaux. Je suis entrée en prison en ayant six frères et sœurs. J’en ai aujourd’hui des milliers, une famille immense…». Antoinette n’a pas encore de projets précis. «Je ne sais si je vais reprendre mes études, dit-elle. Pour l’instant, je veux profiter des plaisirs simples». Éprouve-t-elle de la rancœur, de l’amertume ? «Non. Je suis profondément croyante et notre religion est basée sur le pardon. De plus, je crois que c’est Dieu qui m’a envoyé cette épreuve». Croit-elle pouvoir mener une vie normale désormais ? «Je ne sais pas. Lorsque j’ai été arrêtée, j’étais une enfant. Je me sens maintenant une adulte. En 5 ans et 20 jours, j’ai grandi et pas seulement en âge». Antoinette n’en dit pas plus. La blessure est sans doute trop profonde. La torture physique et morale n’est pas une expérience dont on parle aisément. Si, aujourd’hui, la Cour de cassation a réhabilité la jeune fille, qui lui rendra ces 5 années qui auraient pu être les plus belles de sa vie ?
«Je ne suis pas une sainte, mais une innocente. Qu’on me rende ma liberté». Antoinette Chahine a eu ce cri du cœur, un jour qu’elle recevait la visite de sa mère derrière le double épais grillage de la prison des femmes à Baabda. Des moments de doute, la jeune fille en a eu plusieurs pendant ses 5 ans et 20 jours de détention, surtout après les tortures subies lors de...