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Actualités - REPORTAGES

Une survivante se souvient

Dans les vitrines en verre fumé d’une petite chapelle du catholicassat de Cilicie, à Antélias, des crânes et des os sont exposés. Ils appartiennent à des milliers de martyrs arméniens qui ont trouvé la mort à Deir ez-Zor (Syrie), sur le chemin de l’exode. Des milliers, parmi un million et demi de personnes massacrées en Cilicie (sud-est de l’Anatolie) en 1915 par l’empire ottoman. D’autres ont été contraints de prendre le chemin de l’exil. Un exode forcé qui les a menées en Syrie, au Liban, en Égypte et même en France. Certains témoins du génocide se rappellent encore. D’autres racontent l’histoire d’une mère, d’un père, d’un époux. L’histoire de la communauté arménienne a été rapportée dans les livres, mais c’est surtout en famille que les Arméniens entretiennent le souvenir. Marguerite est née en 1903, à Adana, ville principale de la Cilicie. Aujourd’hui âgée de 96 ans, elle vit dans un appartement à Beyrouth. Quels souvenirs garde-t-elle d’Adana. «C’était une ville aussi grande que Beyrouth», dit-elle. Elle a quitté deux fois sa terre natale : la première fois en 1909, après des massacres d’Arméniens habitant à Adana. La deuxième fois lors du génocide de 1915, elle a quitté la Cilicie pour ne plus jamais y revenir. Au cours des massacres de 1909, elle se souvient que son père avait été porté disparu. «Les soldats l’avaient emmené», dit-elle. «C’est avec ma mère, mon frère et ma sœur que nous sommes retournés», raconte Marguerite. La maison a été pillée par les soldats. Il n’y avait plus d’hommes dans la ville, et ce sont les femmes qui devaient prendre les responsabilités. La mère de Marguerite achète donc des vaches et commence à préparer des produits alimentaires arméniens. «Tout le monde disait à ma mère que son mari était mort, qu’elle pouvait se remarier, mais elle n’a pas accepté», indique Marguerite. «C’est comme si elle savait que son mari serait de retour», dit-elle. Cinq ans tard, le père de Marguerite rentre à Adana : il avait été fait prisonnier en Égypte (protectorat anglais). Le 24 avril 1915, Marguerite était à Adana. «Les soldats ont pris mon oncle; ils l’ont égorgé avant de le jeter dans le fleuve», dit-elle. Marguerite, qui souffre d’asthme, est fatiguée par l’émotion. Elle se repose et reprend son récit. «Mes cousins, la fille et le fils de l’oncle assassiné, sont partis pour la France», indique-t-elle. Ils lui envoyaient souvent des lettres. «Ma cousine est à Paris et mon cousin vit à Marseille», poursuit-elle. Mais elle se rend compte qu’elle a employé le présent pour parler d’eux. Elle se ressaisit et déclare : «Depuis quelques années, je n’ai plus de leurs nouvelles, ils sont morts peut-être». Morts en exil La mort, un mot qui déclenche des souvenirs, où le passé lointain se mélange à des faits plus proches. «Dans la famille de ma mère, des femmes se sont suicidées pour ne pas être violées par les soldats turcs, rapporte-t-elle. Elles se sont noyées dans l’Euphrate». Elle évoque un survivant de sa famille maternelle. Son cousin qui a été pris en charge par un orphelinat anglais. «Il a quitté ensuite pour les États-Unis, où il est devenu un pasteur protestant», indique-t-elle. Qu’en est-il de sa famille ? Marguerite a quitté la Cilicie avec sa mère, son père, sa sœur et son frère. Ils se sont embarqués pour Alexandrette, puis de là pour la Syrie. «Ma sœur cadette est morte en bateau, dans les bras de ma mère». La famille de Marguerite s’installe à Alep. Marguerite se marie, son frère aussi. Sa maman meurt. «Elle est morte jeune, elle avait 59 ans», se souvient-elle. Son frère part pour l’Arménie après la Deuxième Guerre mondiale. «Il est mort là-bas, il n’avait pas d’enfants». Plus tard, son mari, soldat sous le mandat français, est transféré au Liban. Elle arrive à Beyrouth avec ses enfants et son père le 24 décembre 1946. Elle ouvre plus tard un atelier de couture, Lobell, place Riad el-Solh. Après la destruction du centre-ville, elle travaille à la maison. «Cela fait quinze ans que j’ai arrêté de travailler, j’ai tellement vieilli», dit-elle. «Quand j’étais petite, ma mère me racontait des histoires sur l’Arménie. Je me suis rendu compte plus tard que chaque membre de ma famille fait partie de cette histoire». «Moi-même j’ai fait partie de cette histoire», dit-elle dans un murmure, la gorge serrée. Que de familles, qui ont adopté le Liban comme terre d’accueil, ont vécu cette histoire. Leurs souvenirs se ressemblent : massacres, exode, morts, quelques retrouvailles et une terre que ni eux ni leurs descendants n’ont jamais retrouvée.
Dans les vitrines en verre fumé d’une petite chapelle du catholicassat de Cilicie, à Antélias, des crânes et des os sont exposés. Ils appartiennent à des milliers de martyrs arméniens qui ont trouvé la mort à Deir ez-Zor (Syrie), sur le chemin de l’exode. Des milliers, parmi un million et demi de personnes massacrées en Cilicie (sud-est de l’Anatolie) en 1915 par l’empire...