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Actualités - REPORTAGES

Des libanais dans le siècle - Marie et Jeanne, deux vies, deux parcours Le monde feutré des habitants des beaux quartiers(photos)

Si Latifé (voir «L’Orient-Le-jour» du 14 décembre 99) représente le Liban rural du début du siècle, où le monde se limitait à un village et où la vie était rythmée par les saisons, Marie et Jeanne, elles, sont nées et ont toujours vécu à Beyrouth. Le Beyrouth des beaux quartiers, où la vie est aussi douce qu’un sucre fondant dans une tasse de thé, où les intérieurs sont élégants et feutrés et où le principal souci d’une jeune fille consiste à briller au bal des petits lits blancs, à séduire un beau parti et à s’arranger ensuite pour mener mari et enfants à la baguette, une baguette toutefois enveloppée de velours. L’une est grande, forte, avec une voix un peu éraillée, l’autre menue et fragile comme une porcelaine, si éthérée qu’on craindrait qu’elle ne disparaisse sur un souffle de vent. Marie et Jeanne sont cousines germaines et, à 92 ans déclarés, Marie a trois ans de plus que Jeanne, qui cache sous sa petite taille et ses airs un peu absents une âme de général de brigade. C’est elle qui imposera à sa cousine de garder l’anonymat, «car les autres pourraient ainsi connaître nos histoires». Dans ce milieu aisé où les lourds rideaux servent surtout à cacher les drames, les secrets de familles doivent rester bien gardés et les bruits de la rue doivent parvenir assourdis. Beyrouth n’était que villas et jardins Jeanne a toujours vécu dans ce quartier huppé de Beyrouth (rue Sursock). Elle ne dévoile pas son âge par pure coquetterie (même si, grâce à Marie, on peut le deviner), mais elle se souvient qu’il y a longtemps, ce quartier était surtout formé de villas avec des jardins qui sentaient les fleurs d’orangers au printemps. Plus tard, avec le développement urbain, il a fallu détruire les villas pour construire des immeubles et c’est ainsi qu’elle habite l’un d’eux, édifié là où, dans son enfance, s’élevait la villa paternelle. Marie a passé son enfance dans un quartier tout aussi huppé (Bab Idriss), mais qui n’a plus aujourd’hui que de vagues souvenirs de son opulence, et elle se rendait souvent à la villa de sa cousine pour jouer dans le jardin. Sa mère étant morte en couches, son premier souvenir remonte à la période précédant la grande guerre (14 -18), lorsqu’elle se retrouvait seule et plutôt terrorisée dans une maison immense. Son père, médecin, était toujours par monts et par vaux et la petite Marie restait souvent avec les domestiques. C’est d’ailleurs pourquoi ses visites chez sa cousine étaient pour elle une telle fête. Au moins, elle n’était plus seule et trouvait une compagne de jeux. Pendant la grande guerre, son père s’était enrôlé et pour ne pas laisser sa fille seule, il l’avait placée dans un pensionnat. «Lorsqu’il y a eu la famine, on ne nous donnait que du pain noir à manger au pensionnat. J’attendais avec impatience le week-end pour aller chez ma cousine où il y avait toujours du pain blanc». La faim, Marie l’a donc connue et c’est peut-être pourquoi, à 92 ans, elle a toujours un solide appétit… Lorsque son père était à la guerre, Jamal Bacha s’est rendu une fois chez les Sursock et ceux-ci vont la chercher. C’est une petite fille très intimidée qui demande alors au puissant chef de rappeler son père parce qu’elle est toute seule. Marie se souvient encore de cette scène, de son émotion et des encouragements des adultes. Elle se souvient aussi comment lors de la famine pendant la grande guerre, les gens mouraient dans la rue, leurs cadavres étant ensuite emmenés dans des chariots. Pendant les permissions de son père, lorsqu’elle n’était ni au pensionnat ni chez sa cousine, elle dînait avec lui, au balcon, et les pauvres venaient mendier un peu de nourriture. C’est ainsi que la petite Marie a fait la connaissance de Ali, un jeune garçon qui venait régulièrement quémander son dîner devant son balcon. À chaque fois, Marie lui donnait un peu de sa part. Et plus tard, lorsque la guerre a pris fin, Ali est revenu pour la remercier. «Sans vous, lui a-t-il dit, je serai mort de faim». Et en guise de reconnaissance, il lui a offert une boîte de confiture distribuée par les Anglais. Elle ne l’a plus jamais revu, mais aujourd’hui encore, ce souvenir lui donne chaud au cœur. Une vie de « reine » La guerre finie, Marie est envoyée à l’école des sœurs de la charité. Son adolescence s’écoule calmement, entre son père – qui avait juré à sa mère de ne pas se remarier – et sa cousine. Elle était en classe de seconde lorsque se présente un prétendant. Il avait vingt ans de plus qu’elle (elle en avait 16) et était chirurgien. Il demande sa main à son père qui la lui accorde volontiers tout en laissant à sa fille le choix ultime. C’est ainsi que Marie fait un beau mariage à 16 ans. Elle a trois filles et un garçon et reconnaît avoir vécu «comme une reine». «Nous sortions presque tous les soirs et nous vivions dans l’aisance». Elle n’a jamais travaillé, mais elle a beaucoup voyagé, en se disant à chaque fois que rien ne vaut le Kit Kat à Beyrouth. La Seconde Guerre mondiale a glissé sur elle sans l’atteindre, car dans son petit monde bien protégé où ni nourriture, ni confort n’ont jamais manqué, les événements extérieurs ont bien peu d’incidence. Dans sa belle maison, il y a toujours eu des lumières, même lorsque le courant électrique n’était pas encore couramment utilisé, et des domestiques pour se gercer les mains en faisant la lessive et en lavant la vaisselle. Marie se souvient toutefois de la première voiture de son père. «Elle avait des chevaux et quand on sortait, tout le monde nous regardait. Plus tard, mon mari a acheté l’une des premières voitures à moteur de Beyrouth. Elle avait une manivelle et c’était une Ford, mais je n’ai jamais eu peur en voiture. Pour moi, c’était un moyen de faciliter la vie». Son mari n’ayant pas voulu qu’elle apprenne à conduire, c’est avec le chauffeur que Marie s’initie au volant. À l’époque, Beyrouth était un petit village où tout le monde se connaissait, surtout ceux qui évoluaient dans le même milieu. Marie se souvient de Béchara el-Khoury, dont la fille, Huguette, jouait avec elle et sa propre fille aux dames. May Joumblatt était aussi l’amie de sa fille et elle demandait à cette dernière de se rendre fréquemment chez elle parce qu’elle s’ennuyait à la maison. Lorsque le petit Walid est né, sa mère, qui habitait Aïn Mreissé, le plaçait souvent chez Marie pour pouvoir sortir avec la fille de celle-ci. Marie se souvient ainsi d’un petit garçon très sage, qui refusait les chocolats, les bonbons et autres friandises ne réclamant que «des oignons». Rencontres magiques dans les bals du samedi soir Jeanne est à l’opposé de sa cousine. Autant Marie paraît solide, massive et charpentée, autant Jeanne semble menue et fragile. Elle est toujours en train de traquer un courant d’air imaginaire et, dans son intérieur feutré, on dirait que rien n’a changé depuis le début du siècle. Les photos, façon star des années 20, trônent en bonnes places dans leurs cadres travaillés et dans cette maison aux dimensions impressionnantes, bâtie sur l’emplacement même de la villa du début du siècle, le personnel (qui a dû changer de nationalité entre-temps) est tellement stylé qu’il en est presque invisible. Fille unique et enfant très gâtée, Jeanne n’a pas beaucoup de souvenirs de guerres ou de misère. Sa première image du passé est un arbre de Noël, dont elle avait elle-même choisi les décorations. Depuis, la tradition de l’arbre est quasi sacrée. Y faillir serait trahir son passé et tout ce qui a fait sa vie depuis des années. Jeanne a été placée dans une école de filles (la mixité des collèges n’était pas encore admise) et elle s’y rendait en autocar dans son bel uniforme. Sa vie s’est écoulée sans problèmes majeurs, un peu comme dans les histoires de la comtesse de Ségur où les petites filles modèles grandissaient en faisant quelques bêtises, dans un milieu bien protégé et gorgé de bons sentiments. Le premier grand événement de sa vie est son premier bal masqué. Elle s’était déguisée en Shéhérazade et son compagnon en maharadjah. Tous deux avaient d’ailleurs obtenu le prix du meilleur déguisement. Depuis, la vie mondaine de Jeanne est lancée et tous ses samedis soirs sont consacrés aux bals auxquels elle se rend en robe longue. Intrigues sentimentales discrètes et à peine esquissées, c’est une jeunesse douce qui s’écoule, rythmée par les sorties, un peu comme dans les romans à l’eau de rose qui ont toujours leurs lectrices assidues. Mais tant de facilités et de douceur de vivre ne parviennent pas à dissimuler totalement les fêlures. Elles ne seront toutefois jamais évoquées, se laissant deviner dans les silences et parfois dans les attitudes des proches. Jeanne se souvient ainsi du cinéma Empire à la Place des canons, où elle allait parfois avec un plaisir renouvelé et à la plage fermée située près de l’AUB où elle se rendait avec ses proches. Mais c’est au bal des petits lits blancs qu’elle rencontrera celui qui deviendra son mari. Son seul souvenir de guerre mondiale se limite aux fenêtres peintes en bleu en 1941, pour cause de black-out. Un de ses enfants est né sur la table de cuisine, mais avec toutes les précautions nécessaires, car dans ce milieu, on ne plaisante pas avec l’hygiène des maîtres. Le grand choc de Jeanne a été de voir comment le monde actuel a changé. Elle est restée chez elle pendant les dernières années de guerre essayant de garder les volets de sa maison fermés à tous les excès de la rue. «Le plus terrible, dit-elle, est cette classe de nouveaux riches qui a récemment émergé. Je les trouve insupportables, même si, parfois, je suis obligée de les côtoyer». Selon Jeanne, aujourd’hui, il y a plus de libertés, mais les gens vivent moins bien. Ils n’ont plus de temps à se consacrer les uns aux autres. «Certes, la vie est plus facile, sur le plan du confort, mais les gens étaient plus heureux, leurs rapports étaient plus sincères, plus joyeux. Le monde a beaucoup changé. Il devient chaque jour un peu plus égoïste». Jeanne craint soudain d’en avoir trop dit. Elle se referme brusquement comme on referme un album de photos, avec frustration. «Il ne faut surtout pas que l’on puisse me reconnaître, insiste-t-elle. Cela ne se fait pas d’étaler ses sentiments et sa vie». Les années d’éducation strictes reprennent le dessus et la peur du qu’en dira-t-on, cette malédiction des milieux bourgeois, est la plus forte. Si Marie et Jeanne se disputent sur quelques dates et des souvenirs embrouillés, elles le font entre elles, à l’abri derrière les lourds murs de la maison familiale. Et lorsque la grande porte se referme, c’est un monde étrange, au charme désuet et un peu fané en dépit des tentures luxueuses et des rideaux de velours, qui disparaît, ce Liban d’une génération protégée où les lambris des villas étouffaient les peines et camouflaient les problèmes, rendant presque inaudibles les remous de la rue.
Si Latifé (voir «L’Orient-Le-jour» du 14 décembre 99) représente le Liban rural du début du siècle, où le monde se limitait à un village et où la vie était rythmée par les saisons, Marie et Jeanne, elles, sont nées et ont toujours vécu à Beyrouth. Le Beyrouth des beaux quartiers, où la vie est aussi douce qu’un sucre fondant dans une tasse de thé, où les intérieurs sont...