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Actualités - OPINION

Etre ... et apparaître

S’il nous paraît important de revenir sur l’absence très remarquée du président libanais aux funérailles du roi de Jordanie, ce n’est pas pour remuer le fer dans la plaie; ni pour accabler un régime porteur d’espoirs et qui en est encore à ses premiers pas dans le labyrinthe miné des relations internationales : c’est au contraire pour tenter de tirer objectivement les leçons d’une affaire en cours de rattrapage, mais dont il faut croire que les autorités n’ont pas un seul instant pressenti qu’elle indisposerait à ce point l’opinion interne. Les premières de ces leçons nous viennent de deux pays aussi dissemblables que la Russie et le Canada. Entreprenant d’expliquer hier à son peuple pourquoi il a résolument désobéi à ses médecins pour faire le déplacement à Amman, Boris Eltsine a émergé de ses torpeurs de grand malade pour faire remarquer qu’il avait saisi l’opportunité de rencontrer des personnages comme Clinton ou Chirac, «et pas seulement pour leur serrer la main». Le Premier ministre canadien Jean Chrétien, lui, semble se porter très bien; s’il a raté les obsèques royales à la grande indignation de nombre de ses concitoyens, c’est parce qu’il skiait sainement en haute montagne; et qu’à l’en croire, l’armée ne disposait pas d’avions assez rapides pour lui permettre de gagner à temps la capitale du royaume hachémite. L’alibi pseudo-technique de M. Chrétien a été détruit par les militaires, et sa carrière risque maintenant d’amorcer une pente aussi glissante que les pistes de Colombie britannique où il s’adonnait à son sport favori. Émile Lahoud n’est évidemment ni Eltsine ni Jean Chrétien. Mais de manière plus rigoureuse encore que pour le vieux leader russe, notre président était tenu d’envoyer les couleurs, de se montrer aux côtés des puissants et des moins puissants de ce monde, de serrer des mains prestigieuses, de se ménager un de ces brefs apartés avec les mêmes Clinton, Chirac et autres, qui émaillent toujours d’aussi exceptionnels rassemblements. Sans doute M. Lahoud – homme aux goûts simples, allergique aux cérémonies à caractère confessionnel et qui se refuse à inaugurer les chrysanthèmes avec les flonflons tant prisés de ses prédécesseurs – est-il libre de déroger au rituel des célébrations; tel est son style, et sans doute y a-t-il là du bon. Or ce n’est plus à une simple règle de comportement mais à un devoir d’État – un devoir qui ne souffre ni délégation ni procuration – que vient, inexplicablement, de déroger le président. Lequel, en manquant ses propres débuts sur la scène internationale, sans même l’excuse de l’éloignement dont se prévaut à grand mal le Canadien, a astreint le pays au même et malheureux effacement. Car le Liban, à son tour, n’est ni la Russie ni le Canada, ce qui ne rendait que plus pressante son obligation de présence au funèbre happening d’Amman : présence due à lui-même plus qu’à la Jordanie en deuil de son souverain, et littéralement inondée de témoignages de sympathie affluant des quatre coins du monde. Dans le bruyant concert des nations, la Russie et le Canada peuvent très bien, si cela leur chante, risquer une fausse note ou même déserter occasionnellement leur pupitre : quels qu’en soient les désagréments diplomatiques ou politiques, la réalité de leur existence ne prête pas pour autant à équivoque, elle n’est en rien sujette à interrogation. De tels luxes d’insouciance internationale, le Liban ne peut en aucun cas se les permettre alors que tant d’hypothèques pèsent notoirement déjà sur sa spécificité, son indépendance et sa souveraineté. Reste à souligner que le cas très particulier de la Jordanie ne commandait, précisément, que plus de vigilance en la matière. Nous vivons dans une partie du monde en effet où les entités étatiques n’ont que quelques décennies d’âge, et où les frontières ont une fâcheuse propension à l’élasticité. Sourd aux remontrances des puissances, Israël n’a pas fini de grignoter la Palestine et son voisinage; et les sables du Koweït n’auraient pas à ce point regorgé de pétrole que le monde ne se serait probablement pas donné la peine de lever une armée pour châtier l’Irak de Saddam Hussein… lui-même menacé aujourd’hui d’éclatement. Dans ce contexte instable, le Liban et la Jordanie, que tant d’éléments constitutifs historiques, politiques et socio-démographiques séparent, ont pourtant ceci de commun que leur existence se trouve périodiquement, et plus ou moins ouvertement, contestée par certains États ou idéologies, car mise au compte des intrigues coloniales. Par sa fonction éminemment stratégique mais aussi par l’indomptable volonté et la tenace, la remuante présence de son chef, par le vaste réseau d’amitiés internationales qu’elle s’était tissé, la Jordanie n’a cessé de démentir tous les pronostics, tous les déterminismes. Pour le Liban, plusieurs fois millénaire, c’est bien là que réside la plus précieuse des leçons.
S’il nous paraît important de revenir sur l’absence très remarquée du président libanais aux funérailles du roi de Jordanie, ce n’est pas pour remuer le fer dans la plaie; ni pour accabler un régime porteur d’espoirs et qui en est encore à ses premiers pas dans le labyrinthe miné des relations internationales : c’est au contraire pour tenter de tirer objectivement les leçons...