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Actualités - OPINION

Tribune Un pays sans histoire ?

La commémoration du dixième anniversaire de l’accord de Taëf a quelque chose d’étonnant. C’est en effet avec un retard de dix ans que les dirigeants libanais ont pris conscience de la nécessité de célébrer l’acte fondateur de la «Deuxième République». Le problème que pose cette commémoration tardive est le suivant : la «Deuxième République», dont l’accord de Taëf a jeté les bases, est-elle en rupture avec la «Première République» ou bien se situe-t-elle dans son prolongement ? L’année 1989 – date de la conclusion de l’accord – est-elle pour les Libanais l’équivalent de ce que fut pour les Français, 200 ans avant, l’année 1789 ? Avons-nous vécu sans le savoir une véritable révolution qui a marqué la fin d’un ancien régime et l’avènement d’un nouveau ? Pour la majorité de nos dirigeants politiques, la réponse est évidente : la «Deuxième République» se situe nécessairement en rupture avec la première. Il ne peut d’ailleurs en être autrement pour eux car leur légitimité est fondée négativement : le régime actuel n’existe que parce que le précédent a fait faillite. Et pour que cette légitimité soit bien établie, il faut que la faillite soit totale et englobe tous les domaines de la vie nationale. D’où la nécessité de faire table rase du passé. Mais le dénigrement systématique de l’expérience historique que le pays a connue a eu des effets extrêmement pernicieux dans la mesure où il a privé les Libanais de leurs repères historiques. Ne voir dans l’histoire libanaise qu’une suite ininterrompue de massacres confessionnels, réduire l’expérience du Pacte de 1943 à une entente douteuse entre hommes politiques chrétiens et musulmans, estimer que la convivialité islamo-chrétienne n’était fondée que sur le mensonge et la dissimulation, vouloir à tout prix éliminer les repères de la période antérieure – comme en témoigne les polémiques autour de la dénomination de la Cité sportive et le rétablissement de la statue de Riad el-Solh –, considérer que le Liban n’existe réellement que depuis 1989, date à laquelle le pouvoir actuel a été établi, tout cela a entraîné chez les Libanais une difficulté de plus en plus grande à se situer dans l’histoire, leur histoire, et donc à se projeter dans l’avenir. C’est une des raisons principales de leur désarroi et du sentiment d’impuissance qui les paralyse et les empêche de se reprendre en main. Car c’est le fait d’«avoir» une histoire qui permet d’en «faire» une. «Lorsqu’on vole tout ou partie de son histoire à un individu, on le mutile d’une partie de lui-même : ne pas savoir d’où il vient ne lui permet pas de savoir qui il est. Il existe un lien étroit entre la capacité de l’individu d’intégrer son histoire et ses possibilités d’investir dans l’avenir». L’accord de Taëf, n’en déplaise à nos dirigeants actuels, n’est pas un acte fondateur, c’est une procédure de remise à jour d’un régime dont les fondements remontent au Pacte national de 1943. Cette remise à jour, qui aurait pu se faire sans heurts majeurs si les dirigeants de l’avant-guerre avaient fait preuve de discernement et d’intelligence, devait permettre de préserver l’essentiel, à savoir l’expérience de convivialité que le pays a connue depuis 1943 et qui permet de comprendre pourquoi le Liban a été le seul parmi les nombreux pays qui ont connu des conflits civils à avoir réussi à préserver son unité. Car les Libanais avaient réussi, à travers l’expérience du Pacte de 1943, à faire du Liban, historiquement pays de refuge où coexistaient différentes minorités religieuses et ethniques, un lieu privilégié de convivialité. Le Liban avait apporté dans ce domaine une contribution originale à la civilisation dans sa recherche d’un meilleur environnement humain, donnant à la notion du compromis, qui sert de base à toute société humaine, une dimension rarement atteinte jusque-là et développant ainsi une qualité de vie qu’il n’était pas facile de retrouver ailleurs. Ce «style de civilisation» dont les Libanais n’avaient malheureusement pas perçu l’importance avant la guerre exigeait un niveau élevé de tolérance qui excluait les processus d’intégration forcée à l’honneur dans le reste de la région. C’est lui qui a constitué l’élément essentiel dans l’attachement des Libanais à leur pays. La géographie et l’histoire sont certes des facteurs importants qu’il convient naturellement de prendre en considération, mais la spécificité de l’expérience vécue au Liban réside principalement dans ce «rêve libanais» qui avait commencé à prendre forme avant la guerre. Plutôt que d’opposer, comme ils le font, l’accord de Taëf au Pacte national, nos dirigeants feraient mieux de remettre à l’honneur l’expérience de 1943 à laquelle les réformes de Taëf devraient donner un nouveau souffle.
La commémoration du dixième anniversaire de l’accord de Taëf a quelque chose d’étonnant. C’est en effet avec un retard de dix ans que les dirigeants libanais ont pris conscience de la nécessité de célébrer l’acte fondateur de la «Deuxième République». Le problème que pose cette commémoration tardive est le suivant : la «Deuxième République», dont l’accord de...