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Actualités - INTERVIEWS

Vie des institutions - Un entretien avec Edmond Naïm Poursuites judiciaires : la frontière entre l'administratif et le pénal

Règlement de comptes politiques, réforme ou épuration, l’Administration est, dirait-on, la cible du pouvoir judiciaire en ce moment. Un état «d’énervement» s’est emparé d’elle, au point où les fonctionnaires ont désormais peur d’assumer certaines responsabilités, et ces craintes ont entraîné un grippage des rouages administratifs. C’est un peu comme si tous les fonctionnaires faisaient désormais la grève du zèle. L’application scrupuleuse de la loi s’est muée en une terreur de la loi. Cette situation s’explique : beaucoup de fonctionnaires visés par le premier train de mises à pied ont vu leur réputation indûment ternie par des mesures que l’autorité politique a reconnues comme étant hâtives. Des fonctionnaires comme Nicolas Saba ont été jetés en prison pour des actes administratifs assimilés à des délits ou crimes pénaux. La frontière entre la délation anonyme et les notes d’informations est dans beaucoup de cas trop vague et ces notes se multiplient. Dernièrement, Joseph Khoury et Fouad Naïm ont été notifiés par voie de presse, pour ainsi dire, des enquêtes dont ils faisaient l’objet. Pour faire la part des choses, pour savoir exactement la frontière entre l’administratif et le pénal, nous nous sommes adressés à M. Edmond Naïm, juriste de renom, ancien recteur de l’Université libanaise et ancien gouverneur de la Banque du Liban. Poursuites pénales ou poursuites disciplinaires ? Le dilemme n’existe pas, les poursuites peuvent être cumulées, estime M. Naïm, qui met toutefois en garde la justice contre tout manque de clarté dans la définition de l’acte reproché et qui plongerait l’Administration dans un état d’énervement paralysant. Les poursuites peuvent être cumulées Q : Dr Naïm, comment qualifier l’acte reproché au fonctionnaire et, pour un même acte, peut-il être poursuivi à la fois par les juridictions administratives et pénales ? R : Le fonctionnaire (ou l’agent public) peut être poursuivi tout à la fois devant les tribunaux pénaux de l’ordre judiciaire, devant les conseils de discipline et devant ses supérieurs hiérarchiques. Chacune de ces poursuites relève de règles spéciales. Mais elles peuvent être cumulées en ce sens que le fonctionnaire ou l’agent peut être poursuivi devant toutes ces instances à la fois ou devant l’une d’elles seulement. Les infractions disciplinaires sont régies par le droit de la Fonction publique et les infractions pénales, par le droit pénal (code pénal et autres lois). En droit libanais, est passible d’une peine disciplinaire tout fonctionnaire ou agent public qui viole, intentionnellement ou par négligence, les obligations auxquelles il est soumis par les lois ou les règlements. Les sanctions disciplinaires vont du blâme jusqu’au licenciement, en passant par un retranchement de salaire. Est passible de poursuites pénales, tout fonctionnaire ou agent public qui commet l’un des crimes ou délits prévus par les lois pénales, plus spécialement ceux prévus par le code pénal au chapitre concernant Les infractions commises contre les devoirs de la Fonction publique (articles 351 à 377). Les crimes et délits prévus par ces articles sont la corruption, le trafic d’influence, le détournement de fonds publics, la concussion, les atteintes à la liberté, les abus d’autorité et les manquements aux devoirs de la Fonction. Poursuivi pour l’un des crimes ou délits énumérés, le fonctionnaire ou l’agent peut être, en même temps (cela va de soi), poursuivi devant le conseil de discipline pour être condamné aux peines déterminées par les statuts de la Fonction publique. Par exemple, un fonctionnaire traduit devant la juridiction pénale pour détournement de fonds publics sera poursuivi, en même temps, devant le conseil de discipline. Convaincu de l’infraction, il sera condamné tout à la fois par la juridiction pénale et par le conseil de discipline. Ce dernier, très probablement, le licenciera de la Fonction publique ou, plus précisément, décidera qu’il y a lieu de le licencier, ce qui sera fait par décret. Les erreurs d’interprétation Q : Certains parlent d’une dérive de la justice, d’un empiétement du pénal sur l’administratif, est-ce que personnellement vous le constatez ? Le fonctionnaire qui aurait failli à son devoir en suivant les instructions de l’autorité politique est-il responsable ? R : Écoutez, on ne peut pas dire que toutes les infractions commises par le fonctionnaire sont passibles en même temps de poursuites pénales et de poursuites disciplinaires. Il est des fautes qui ne sont passibles que de la poursuite disciplinaire seulement. À la limite, un fonctionnaire qui engage par erreur une dépense de deniers publics contrairement à l’affectation prévue par le budget ne manque pas nécessairement aux devoirs de la Fonction. Il a pu, de bonne foi, donner une interprétation logiquement acceptable de l’affectation, quoique l’interprétation officielle ultérieure fut dans un sens contraire. Ainsi le fonctionnaire, objectivement en faute d’après l’interprétation officielle du texte de l’affectation, n’aura pas commis, dans le sens du droit pénal, un manquement aux devoirs de la Fonction et plus spécialement aux prescriptions de l’article 223 du code pénal. Ce dernier article, tout en décidant que «nul ne peut exciper de la fausse interprétation qu’il a donnée à la loi», ajoute que «sont cependant exclusives de l’imputabilité l’ignorance ou l’erreur portant sur la loi civile ou administrative qui conditionne l’intervention de la peine». Et quand le code pénal (art. 373) punit le fonctionnaire ou l’agent public qui, «sans cause légitime, se sera rendu coupable de négligence dans l’exercice de sa fonction», on ne peut pas dire que la fausse interprétation du texte budgétaire se rapporte aux stipulations d’un texte pénal ; elle est purement circonscrite à la passation prévue dans le budget. Si le fonctionnaire avait pris soin de consulter des responsables avertis au sujet du sens d’une affectation budgétaire et recueilli des interprétations en faveur de la dépense projetée, il est certain que l’erreur invincible dans laquelle il est tombé en recueillant de telles interprétations exclut son imputabilité. Le code pénal français a consacré cette opinion après que plusieurs juridictions l’eurent adoptée. Q : À la lumière de ce qui se passe, pensez-vous que l’Actuelle campagne d’assainissement de l’Administration, par l’application scrupuleuse du règlement, est positive ? R : Je dirai que dans les poursuites actuellement engagées contre les fonctionnaires et agents des personnes publiques, il est essentiel de faire un tri pour qualifier avec précision les faits reprochés et dire si la faute est pénale ou exclusivement disciplinaire. Les juges d’instruction et, après eux, les juges de fond sont tenus d’analyser en profondeur la conduite des personnes poursuivies, pour dire, en définitive, si celles-ci ont directement ou indirectement profité des fonds dépensés ou si elles ont commis une négligence grave en engageant lesdites dépenses. C’est à cette seule condition que les poursuites et condamnations n’énerveront pas le fonctionnement de l’Administration et n’en entraîneront pas la paralysie.
Règlement de comptes politiques, réforme ou épuration, l’Administration est, dirait-on, la cible du pouvoir judiciaire en ce moment. Un état «d’énervement» s’est emparé d’elle, au point où les fonctionnaires ont désormais peur d’assumer certaines responsabilités, et ces craintes ont entraîné un grippage des rouages administratifs. C’est un peu comme si tous les...