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Actualités - REPORTAGES

Une tournée sur la ligne de Front De Yater à Haddatha, la fête du Fitr, malgré tout

On peut être pauvre, vivre en pleine guerre et ne pas oublier de savourer les moments de plaisir que procurent les fêtes. Ces moments ont beau être rares, ils n’en sont que plus intenses. À Kafra, Yater et Haddatha, villages enclavés dans la bande occupée par Israël et constamment pris pour cibles par les canons, le Fitr, c’est sacré. Malgré le danger toujours présent, les habitants tentent de donner un air gai à leurs rues tristes. Mais surtout, ils essaient de se regrouper en famille dans la journée, car la nuit tombée, les bons pères et les frères attentionnés deviennent des résistants. Même sous une pluie battante, surplombé d’un ciel gris et lourd, le Sud est encore beau. Avec ses tendres vallonnements, sa nature à peine violée par quelques rares carrières, il aurait pu être le symbole d’une certaine douceur de vivre. Mais l’interminable guerre avec Israël en a décidé autrement. Depuis 1972, des générations entières de Sudistes n’ont connu que le bruit de canons en guise de berceuse et, pour eux, c’est une situation normale. Ils ne savent plus ce que c’est de dormir sans canonnade, de sortir la nuit et de s’occuper d’autre chose que de la survie. Les habitants de Kafra, Yater et Haddatha ne se plaignent pourtant jamais. Ils ont accepté une fois pour toutes d’être dans une zone où la guerre, même oubliée du reste du monde, ne semble pas avoir de fin et, pour eux, chaque jour qui passe est une victoire sur la mort, le désespoir et la peur. Pour atteindre Kafra, il faut d’abord passer par Cana, la bourgade martyre, qui vit encore sous le poids de la tragédie de 1996, lorsque plus de 100 civils, réfugiés chez les soldats fidjiens de la Finul, ont été tués par les bombardements israéliens. D’ailleurs, pour ne plus prendre de risques, la Finul s’est construit un nouveau quartier général sur une colline surplombant le village, bien visible de très loin, afin d’être facilement identifiable par les Israéliens. Bien que Cana n’ait plus été la cible de bombardements, la vie n’y est pas vraiment revenue. Les enfants ne jouent pas dans les rues et les décorations pour le Fitr sont très rares. Seules quelques personnes viennent se recueillir sur les tombes collectives qu’Amal et le Hezbollah se sont longuement disputées. Comme le dit Mohamed, un habitant du village, «pendant les périodes de fête, l’absence des morts devient plus pesante». La trêve du Fitr Pour le premier jour du Fitr, il pleut sur Cana, sur Kafra, Yater et Haddatha. Les habitants accueillent avec joie le mauvais temps, car il empêche les avions israéliens de survoler en permanence leur ciel, avec leurs vrombissements menaçants. Indifférents à la flotte, les enfants de Kafra jouent donc dans les rues, heureux d’exhiber des revolvers en plastique, achetés à la boutique de Cana. Les petites filles généralement voilées ont, elles, plus de mal à jouer dans les rues, craignant de salir leurs habits neufs et leurs colliers clinquants. Comme toutes les fillettes du monde, elles font la ronde, en lorgnant les garçons. Elles profitent pleinement du moment présent, avec insouciance de la jeunesse, prêtes à se cacher à la moindre explosion. Tous les réflexes de guerre, elles y sont habituées et rien qu’en écoutant le silence, elles peuvent sentir si l’escalade est dans l’air ou si l’heure est au calme. À Haddatha, la situation est un peu différente. Le village a été touché il y a deux jours par les bombardements israéliens. Il est vrai que cette localité n’est pas gâtée. Entouré de trois positions israéliennes, le village est quasiment encerclé. À la suite de combats épiques, la Résistance islamique a réussi à planter son drapeau sur une des collines qui surplombent le village et où les Israéliens et les miliciens de l’ALS s’étaient installés. La colline a été ainsi neutralisée, mais les champs qui l’entourent continuent d’être inaccessibles aux villageois qui avaient l’habitude d’y cultiver le tabac. En effet, des engins piégés y ont été semés un peu partout, privant ainsi les habitants de leur principale source de revenus. Traditionnellement, Haddatha vit donc de la culture du tabac, racheté par la Régie et transformé en cigarettes vendues aux consommateurs. Si certains champs sont inaccessibles, d’autres sont à la merci du bon vouloir des Israéliens et de leurs agents. Par période calme, les agriculteurs peuvent s’y rendre sans problème, mais ils peuvent à chaque moment être la cible d’un franc-tireur. Les soldats de l’unité irlandaise de la Finul postée dans le coin accompagnent ainsi souvent les paysans aux champs et les protègent des tirs en agitant leurs casques bleus. Une manière comme une autre d’aider une population qui survit en dépit du bon sens et avec des moyens élémentaires. L’État fait en effet quelques efforts, mais il est loin d’assurer des conditions de vie décentes aux citoyens. Certes, les villages sont approvisionnés en courant électrique, autant que la situation le permet, mais où sont les dispensaires, les possibilités de travail, les écoles et la présence rassurante des institutions de l’État ? Le Conseil du Sud, créé pour aider les habitants de la région et les pousser à rester sur place pour ne pas vider les villages de la ligne de front, n’est qu’un noyau de clientélisme et les habitants se rabattent sur le Hezbollah dont les institutions parallèles sont très efficaces dans la région. C’est lui qui aide, soigne, construit ce qui est détruit et enrôle les hommes. D’ailleurs, son nom revient sans cesse dans toutes les conversations. Résister dans l’indifférence générale Chez Ali, on se prépare au dîner de fête. Ses onze enfants sont mis à contribution et le brasero est déjà allumé. La température avoisine les 7 degrés, mais il insiste pour manger dehors, sur la terrasse de sa maison inachevée. «Il faut profiter du calme, dit-il. Cela fait deux jours que nous nous cachons dans la cave, pendant la nuit. La maison voisine a été touchée». En bon sudiste, Ali se contente de diriger les opérations, sans mettre la main à la pâte. Ce n’est pas le travail des hommes. Il préfère parler et sur les frustrations des gens de la région, il est intarissable. À sa manière simple, il raconte le sentiment de la population de souffrir à la place de tout le monde, dans l’indifférence générale. Il raconte la difficulté de gagner sa vie, dans un village de la ligne de front, les problèmes de ses enfants qui vont un jour sur deux à l’école et surtout l’absence de perspective d’avenir. Mais, pour lui, il est hors de question de s’en aller. «Je suis né ici, mes parents aussi. J’ai toujours vécu dans ce village et j’espère y mourir. Mais ai-je le droit d’imposer à mes enfants une telle situation ?» Pour l’instant, les enfants ne semblent pas se poser de questions. Ils sont heureux d’avoir acheté de nouveaux jouets, à l’occasion des fêtes, et les adolescents ont hâte de faire leurs preuves dans les rangs de la Résistance. Pour eux, c’est le modèle à suivre, le but et la raison de vivre. À Kafra, Yater et Haddatha, trois villages enclavés dans la zone occupée, tout le monde pense ainsi. Le moukhtar du village interrompt sa traite, la vache attendra. Il raconte comment, il y a quelque temps, une femme a été blessée alors qu’elle traversait la place du village. Il se sent responsable des habitants, mais il déplore son impuissance à les aider. «Il faut que l’État soit plus présent», dit-il tout en sachant qu’en raison de l’insécurité, il est difficile d’entreprendre des projets à long terme. Ici, on vit dans le provisoire, au jour le jour. Le muezzin ayant entamé sa prière, la place se vide, c’est l’heure du repas du soir. Même le long de la ligne de front, c’est la fête.
On peut être pauvre, vivre en pleine guerre et ne pas oublier de savourer les moments de plaisir que procurent les fêtes. Ces moments ont beau être rares, ils n’en sont que plus intenses. À Kafra, Yater et Haddatha, villages enclavés dans la bande occupée par Israël et constamment pris pour cibles par les canons, le Fitr, c’est sacré. Malgré le danger toujours présent, les habitants...