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Actualités - CONFERENCES ET SEMINAIRES

Tribune L'intellectuel au Liban : servitude et grandeur

L’Orient-Institut à Beyrouth a organisé une série de conférences sur le thème «Être intellectuel au Liban» dont les actes paraîtront prochainement aux éditions de l’institut. Nous publions ci-après une synthèse, rédigée pour L’Orient-Le Jour, de l’intervention d’Antoine Messarra, professeur à l’Université libanaise. Comment être intellectuel dans un pays fort stimulant pour la réflexion et la recherche par sa complexité même, et où les intellectuels sont cependant mus soit par un complexe romantique de supériorité du Liban millénaire et nombril du monde, soit par un complexe d’infériorité face au confessionnalisme considéré comme un phénomène de sous-développement politique ? Comment être intellectuel dans un pays où le savoir scientifique semble se réduire au diplôme (avec le titre de docteur) et où la suprême ambition de l’universitaire académique est l’accès à un grade bureaucratique ou politique grâce au patronage d’un zaïm? Comment être intellectuel dans un pays où les personnes et les idées sont classifiées d’après les catégories du prêt-à -penser, idéologique, partisan ou confessionnel, et où les idées neuves et originales sont souvent réduites à des slogans? Comment être intellectuel dans un pays où la pensée politique est faite beaucoup plus d’arrière-pensées que de pensée et où le verbe sert à cacher l’essaim des arrière-pensées plutôt qu’à dire la vérité? Comment être intellectuel dans un monde où les sciences humaines sont ravalées au rang de sciences sociales, perdant ainsi de leur humanisme qui a présidé à leur genèse et à leur développement? Comment être intellectuel dans un pays où l’engagement est en régression, par lassitude, égoïsme intellectuel ou obsession du profit? Un reproche? Comment départager au Liban l’intellectuel militant, fournisseur de réponses préfabriquées et en conserve; l’intellectuel engagé prêt à l’écoute, à la concertation et à la remise en question permanente des idées reçues; et l’intellectuel activiste, personne de terrain mais sans assise conceptuelle profonde et intégrée aux besoins et attentes de la société? Quand on attribue à quelqu’un le qualificatif d’intellectuel, je me redresse instinctivement comme s’il s’agit d’un reproche. Le reproche de producteur d’idées déconnectées du réel, d’un être désengagé par rapport aux attentes et souffrances de la population, d’un théoricien satisfait de ses démangeaisons cérébrales, de membre d’une classe universitaire privilégiée, d’un cogitateur d’idées fournisseur d’un vernis de légitimation à un homme ou des hommes au pouvoir en mal de légitimité populaire, d’un académique plus soucieux de vendre des idées que d’assurer l’émergence parmi les jeunes d’une relève nationale dans un pays en reconstruction. Le devoir des survivants Je préfère le semeur, le cultivateur, au double sens à la fois intellectuel et agricole de la culture, avec tout ce que cela implique comme indépendance de pensée, souci de servir, et modestie dans l’approche humaine de la vérité. Ou l’universitaire profondément influencé par une carrière de journaliste et donc qui se veut agent de communication sociale. L’intelligence est une machine sophistiquée et merveilleuse, mais stérile, à défaut d’émotion, de motivation, de passion de savoir et de servir. Il faut se méfier de l’intelligence qui devient instrument d’égoïsme, de mal et de destruction, quand elle n’est pas associée à la charité. Peut-on être un intellectuel purement académique au Liban, dans une société en reconstruction physique et humaine, dans un système régional arabe fragmenté, et dans un pays appelé à être un message de pluralisme démocratique? Ceux qui ont survécu aux guerres multinationales au Liban ont le devoir de témoigner, de construire une mémoire collective pour les générations libanaises futures, afin que les souffrances endurées créent une identité nationale renouvelée et un traumatisme collectif, au sens freudien, contre les démarcations. La mémoire de guerre sera ainsi le fondement d’une culture de paix et des droits de l’homme. L’expérience du Liban déborde dans ce domaine le cadre du Liban. Huit problèmes méritent au Liban le combat: 1. L’actualité du savoir: Nous sommes souvent dans les pays arabes en retard de près de 30 ans sur le mouvement des idées. Il faut sans cesse œuvrer pour que les contemporains soient vraiment des contemporains. 2. L’authencité culturelle: L’aliénation culturelle nous guette à tout moment, par paresse ou faute d’inculturation de l’appris. Ainsi une riche expérience libanaise de conflit et de consensus ne profite pas aux Libanais. 3. La pensée libérée du code idéologique programmé: Réfléchir, c’est s’étonner. Le rôle de l’intellectuel est de crever l’écran de ce que les idéologies nous cachent. 4. L’assurance et l’acceptation de soi pour progresser: Nous souffrons souvent d’un complexe d’infériorité par rapport aux schèmes de la modernisation politique. Nous souffrons aussi d’un complexe d’infériorité par rapport à notre arabité, notre confessionnalisme...Sommes-nous devenus majeurs? 5. Le Liban, terrain et laboratoire de recherche: nombre d’étudiants et de chercheurs se plaignent du fait que nous manquons au Liban de références et de bibliothèques actualisées. Le Liban, par sa complexité même et la richesse de son histoire, n’est-il pas un terrain de recherche et un laboratoire? 6. La fonction humaine et sociale du savoir: Le savoir devient aujourd’hui l’instrument principal du pouvoir et d’accumulation du capital. L’intellectuel a pour tâche de recréer un nouvel humanisme qui relie le savoir à sa fonction humaine et sociale. 7. Mémoire de guerre et culture de paix: Nous sommes souvent rationnels dans l’étude des problèmes du Liban, mais peu sages. Qu’est-ce qui n’a pas été essayé au Liban? L’expérience du passé devrait déboucher sur la détermination de l’éventail du changement et des limites du changement. 8. Le sens du Liban: Le Liban est un pays qui a un sens. Un rêve pour le Liban? Un seul: réussir une expérience humaine originale. Si celle-ci échoue, tout ce qu’on dit sur les droits de l’homme, la démocratie... devient moins crédible. L’indépendance de l’université et des universitaires est fondamentale. L’intellectuel doit veiller dans les sociétés orientales à ne pas être récupéré et à ne pas devenir un idéologue, un instrument de conflit. Il doit éviter d’être subordonné. Mais l’autonomie réelle réside dans l’aptitude des intellectuels à être les créateurs d’idées nouvelles. Bien souvent, les politiciens déterminent des concepts et le cadre du débat, et les intellectuels, y compris des chercheurs universitaires, pénètrent dans le terrain de jeux dressé par les politiciens et brodent autour des concepts en vogue dans la compétition politique. La fonction de l’université et de ses membres est de déterminer les concepts, les méthodes et le cadre de la réflexion.
L’Orient-Institut à Beyrouth a organisé une série de conférences sur le thème «Être intellectuel au Liban» dont les actes paraîtront prochainement aux éditions de l’institut. Nous publions ci-après une synthèse, rédigée pour L’Orient-Le Jour, de l’intervention d’Antoine Messarra, professeur à l’Université libanaise. Comment être intellectuel dans un pays fort...