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Actualités - OPINION

Philosophie : retour aux sources avec Jean Guitton

Il y a quelques années, une mère de famille un peu inquiète du manque d’enthousiasme philosophique de son fils qui entrait en Terminale Lettres, me demanda si ce ne serait pas une bonne idée que de lui acheter le livre de Gaarder qui venait de paraître et qui avait fait un tabac: Le Monde de Sophie (1). C’était une bonne idée en effet, bien que je ne sois pas sans réticences face à ce livre. En tout cas, les mères d’aujourd’hui qui appréhendent un peu l’entrée en philo d’un de leurs enfants ont maintenant beaucoup mieux, c’est Mon testament philosophique (2) de Jean Guitton. D’abord, parce que ce n’est pas un livre pour enfants ou adolescents, mais un futur candidat au bac le lira pourtant avec profit, et ses parents aussi si le cœur leur en dit. Mais surtout, si Le Monde de Sophie était, malgré quelques lacunes, une bonne introduction à l’histoire de la philosophie, le livre de Jean Guitton, c’est la philosophie même, et la philosophie dans ses plus nobles origines, puisqu’il s’agit de dialogues, comme le fut en son temps la philosophie de Platon; un genre qu’on aurait pu croire mort, mais qui ressucite brillament avec ce philosophe de 97 ans. Quels dialogues en effet! Guitton s’imagine sur son lit de mort, et là, il rencontre successivement le diable, Pascal, Bergson et Paul VI. Pas un diable horrible, non. Guitton est un farceur, son diable n’a rien d’effrayant, mais qu’il est subtil! Il vaut faire perdre la foi au philosophe, y réussit presque, mais Guitton est encore plus retors que lui: «Inhumainement cérébral», lui dira le diable dépité. «Un cerveau sur pattes» lui dira de Gaulle. Car Guitton rencontrera aussi de Gaulle, pas sur son lit de mort, non, à son enterrement, un enterrement aux Invalides, s’il vous plaît. Quand on est académicien depuis 37 ans et quasi centenaire, on ne se mouche pas avec le coude. Mais cette rencontre nous vaut un des dialogues les plus brillants sur le problème du mal, avec quatre phypothèses, dont seule la dernière n’est pas contradictoire: «Le problème du mal n’est pas une objection à l’existence de Dieu. C’en serait plutôt une conséquence». «Il faut être Guitton pour soutenir de tels paradoxes»; Guitton ou Platon, car Platon aussi disait: «Celui qui est malheureux, ce n’est pas celui qui subit l’injustice, c’est celui qui la commet». «Serez-vous convaincus de sa thèse à la lecture de Guitton? Je ne sais. Pour moi, j’hésite, je l’ai relu dix fois sans être entièrement sûr d’avoir bien compris, de ne pas m’être fait avoir quelque part. Mais là encore, Guitton procède comme Platon: après avoir exténué l’intelligence à force de subtilité», il s’adresse au cœur. Comment de Gaulle a-t-il pu être sauvé? Saint Pierre ne lui a-t-il pas dit: «Tu étais un monstre d’orgueil et de dureté. Tu allais couler en enfer.» Oui, mais il ajoute: «On a trouvé un défaut dans sa cuirasse, sa fille Anne, son enfant handicapée qu’il a tant aimée, tant câlinée, tant pleurée». Alors, l’amour rachète tout. Ce n’est pas démontré ici, c’est montré, comme un fait irréfutable, comme l’immortalité de l’âme dans les sublimes dialogues de Platon. Et ça se lit comme une histoire, ça se comprend comme une philosophie, et ça touche le cœur. C’est pour cela que les parents peuvent le lire, et les adolescents aussi. Mais le livre ne s’achève pas sur l’enterrement, si amusante que soit la mise en scène de dialogues non seulement avec de Gaulle, Le Greco, Senghor, Socrate, Blondel ou Dante, mais encore cette conversation que Guitton surprend dans l’église entre deux femmes: «Les femmes, ça ne l’intéressait pas. - A quoi s’intéressait-il? - A lui. - A par ça? - A rien. Rien ne l’intéressait en dehors de lui. Un égoïste fini.» Ou encore l’épisode de la jeune fille qui se retrouve seule avec lui dans un compartiment de chemin de fer. «Ça ne vous gêne pas d’être comme ça seul avec une jeune fille? lui demande-t-elle. - Oh! vous êtes tellement peu féminine. - Le mufle!» conclut-elle. On voit que si Guitton ne se vante pas, il ne manque pas de cet orgueil qui fait excuser en nous ce que nous ne supporterions pas chez un autre. Du coup, sa comparution devant saint Pierre pour être jugé ne manque pas de sel. Comme témoins à décxharge, Guitton n’amène pas moins que Thérèse de Lisieux et François Mitterrand. Et cela nous vaut l’un des passages les plus mystérieux (et peut-être le moins convaincant?) du livre: comment le président Mitterrand, dont la vie ne fut certes pas exemplaire et la foi pour le moins énigmatique, a-t-il pourtant eu droit, comme de Gaulle et Pompidou, aux funérailles à Notre-Dame? Mais avant d’en venir là, Guitton s’amuse à faire se disputer grossièrement un ministre athée «Sarache» et un journaliste catholique, «Labarthète» lui aussi en enfer: «Sarache explosa: - Ne dites pas de conneries, Labarthète. Mitterrand était grotesque avec ses funérailles druidiques. la droite ricanait, la gauche rigolait. Il était le seul à y croire.» Car Guitton prête (ou rapporte?) l’intention qu’aurait eue Mitterrand d’avoir des «funérailles druidiques» dans le Morvan, genre de l’annuel pélerinage paien à la roche de Solutré. Et c’est Guitton qui se mit dans la tête de lui faire changer d’avis, souvenir qui irrite tellement Sarache qu’il en vient aux mains avec Labarthète: «Lâchez-moi, bordel! - Rasseyez-vous, vous n’avez pas honte?», et ils se prenaient au collet: «Fanatique! - Sectaire! - Vive la République, nom de Dieu! - A mort la gueuse». Du coup saint Pierre: «Messires (les anges), évacuez ces furieux.» Evidemment, l’histoire est inventée. Tout entière inventée? Qui le dira? En tout cas, son sens est clair. Pour Guitton, c’est un miracle que Mitterrand n’ait finalement pas exigé un enterrement civil, et s’il ne l’a pas fait, on le doit à Thérèse de Lisieux. Le jugement se termine sur une étonnante citation du mystique flamand, Ruysbroek l’Admirable: «L’humilité obtient des choses trop hautes pour être enseignées, elle atteint et possède ce que la parole n’atteint pas.» Tel est ce livre. Bien agréable, car le philosophe ne se croit pas obligé d’inventer des mots bizarres pour dire des choses simples, et, comme Socrate, sait être sérieux tout en plaisantant. Et ce français accessible, à la fois si familier et si élevé, on y trouve quelque chose du grec de Platon: on se dispute, on jure aussi chez Platon, mais on y apprend aussi la philosophie. Guitton n’a pas toujours été aussi heureux. Mais là, il est parfait. Lisons-le sans bouder notre plaisir. J. Aucagne, S.J. (1) Jostein Gaarder: Le monde de Sophie. Seuil, 1995 (2) Jean Guitton: Mon testament philosophique, Presse de la Renaissance, 1997.
Il y a quelques années, une mère de famille un peu inquiète du manque d’enthousiasme philosophique de son fils qui entrait en Terminale Lettres, me demanda si ce ne serait pas une bonne idée que de lui acheter le livre de Gaarder qui venait de paraître et qui avait fait un tabac: Le Monde de Sophie (1). C’était une bonne idée en effet, bien que je ne sois pas sans...