Rechercher
Rechercher

Actualités - CONFERENCES ET SEMINAIRES

Société - Prendre en compte la souffrance des autres Le professeur Grosser : se libérer sans se désinsérer

C’est un véritable message d’amour pour le prochain dans le respect de l’altérité et de la souffrance des peuples que nous a transmis Alfred Grosser vendredi soir, à l’USJ, devant un public d’érudits, étonnés de voir cet athée parler des droits de l’homme et des valeurs prêchées par l’Église. Devant un parterre venu écouter un politologue dans le cadre de la semaine culturelle franco-allemande, Alfred Grosser n’a ménagé personne. Alors que la plupart des personnes présente s’attendaient à une dissertation sur les relations franco-allemandes vues sous un angle géopolitique ou économique, sur la situation de l’euro, ou sur l’Europe en voie d’unification, le conférencier a choisi de parler de coresponsabilité dans les rapports franco-allemands, à la lumière d’une Histoire où les deux peuples ont chacun, eu leur part de souffrance. Grosser a également mis en garde contre «l’identitarisme», obstacle majeur à la formation de la citoyenneté, une notion valable aussi bien pour une citoyenneté au sein de l’Europe en gestation que pour les pays où les regroupements se font par appartenance confessionnelle. «La pesanteur des représentations fausses est considérable», a-t-il dit. Il s’agit du côté négatif de la notion de mémoire collective, explique Alfred Grosser. Reprenant la définition du dictionnaire philosophique de Voltaire, qui a parlé de “l’identité” en termes de ‘‘mêmeté’’, Grosser enchaîne en disant qu’«il n’y a pas que la mémoire pour établir l’identité de la personne”, car pour cet épistémologue et moraliste de renom, la mémoire collective n’existe pas. «Il existe un transmis, dit-il, qui devient un acquis». Le danger réside précisément dans la manière de transmettre cet acquis. Car c’est ce qui forme, selon lui, «l’identité», d’où l’importance de la ‘‘littérature’’ qui va véhiculer à travers les générations le contenu de cette identité et en tracer les contours. L’histoire des peuples français et allemand en est une illustration claire. Dans tous les manuels d’Histoire, indique Grosser, Français et Allemands ont ramené la fondation de la France et de l’Allemagne aux deux figures mythiques Clovis et Hermann qui ont représenté de part et d’autre le catholicisme romain et l’arianisme. Ces deux figures refondent l’Histoire, un fait que le conférencier qualifie de ‘‘destructeur’’. Alfred Grosser faisait-il allusion ici au vieux débat sur le contenu du livre d’Histoire au Liban même, qui n’a pas fini de soulever des polémiques jusqu’à nos jours? En tous les cas, les allusions au Liban et à la question identitaire dans cette partie du monde étaient nombreuses ce soir-là. Bien qu’il était par moments difficile de souscrire à un parallélisme établi entre l’Europe et le Proche-Orient, Alfred Grosser est parvenu avec brio à tenir un discours planétaire, pour nous dire qu’il existe «une communauté de valeurs universelles collectives, de respect de la personne humaine, qui se forgent et évoluent par-delà les autres identités de l’individu». Avoir un œil critique En passant d’un exemple à l’autre, cet ambassadeur du dialogue et de l’universalisme affirme, par métaphores interposées, qu’il n’y a «pas d’ouverture sans critique de ce que l’on a infligé à autrui». Un des aspects essentiels de la culture, dit-il, c’est celui qui «permet par la raison, par la réflexion, de mettre en perspective l’ensemble des croyances et des pratiques d’une société». C’est-à-dire la ‘‘culture’’ qui permet «d’avoir un œil critique, de prendre des distances» : la distance par rapport à soi, pour comprendre les supplices qu’on a infligés à autrui, explique cet humaniste. Reprenant une frange de l’histoire de l’Église chrétienne, qui n’a pas été seulement celle de Saint-François, dit-il, mais également celle de l’Inquisition, Grosser poursuit : «On n’est pas juste si, étant chrétien en monde arabe, on ne réfléchit pas aux crimes commis par l’Église. On condamne l’islam, alors que pendant des siècles, il est resté tolérant par rapport à l’Église» «Il n’est pas question de détruire les appartenances sociales mais d’avoir un œil critique par rapport à ces appartenances». Pour Grosser, il est important que le monde prenne conscience et accepte la notion de pluralité d’identités. Le chrétien d’Orient serait ainsi invité à reconnaître son affiliation à plusieurs groupes ou sous-groupes identitaires, comme par exemple le fait qu’il appartient à l’Église d’Orient et se sent solidaire du monde arabe et des musulmans, d’où un élargissement de la notion d’appartenance qui n’est plus désormais confinée au sous-groupe religieux. «Quand vous expliquez à de jeunes Français ou Allemands qu’il n’y a pas d’État civil au Liban , ils poussent des cris», nous confie le professeur Grosser. Pour eux, cela signifie qu’il n’y a pas de citoyenneté et par conséquent, qu’il n’existe pas de citoyens égaux. «C’est une situation terrible que d’être défini par une appartenance particulière», ajoute-t-il, car elle est restrictive de la liberté, même si cette dernière fait peur, et que l’on cherche souvent à se réfugier dans sa communauté restreinte (maronite, chiite ou sunnite). Son message est on ne peut plus clair: l’identité fondamentale, c’est la personne humaine. L’identité, dénonce le professeur, c’est «le doigt qui vous désigne et qui fait que vous êtes Tutsi ou Hutu. Tous les ethnologues et historiens ont affirmé qu’il n’y avait pas de différence entre ces deux tribus», explique-t-il. Le concept a été pratiquement créé par le colonisateur belge. «On s’autoconçoit tel que l’on a été fabriqué», enchaîne-t-il en faisant également allusion à la “différenciation” entre les communautés au Liban, également exacerbée par le mandat français. Enfin, l’histoire des peuples et de leur souffrance est là, devant nos yeux. A qui sait la lire, avec le plus d’objectivité possible, mais aussi et surtout en connaissance de cause, et avec cette latitude d’ouverture, de compréhension et de pardon sans laquelle aucune évolution des valeurs n’est possible, aucune «construction» non plus. La réunification de l’Allemagne, conclut Grosser, ne s’est pas faite au nom de l’économie et du commerce, mais d’une morale. De même que l’Europe monétaire se fait aujourd’hui au nom d’une coresponsabilité morale, qui a émergé à travers l’histoire contemporaine de ce continent. L’équation est simple : une personne = une personne.
C’est un véritable message d’amour pour le prochain dans le respect de l’altérité et de la souffrance des peuples que nous a transmis Alfred Grosser vendredi soir, à l’USJ, devant un public d’érudits, étonnés de voir cet athée parler des droits de l’homme et des valeurs prêchées par l’Église. Devant un parterre venu écouter un politologue dans le cadre de la...