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Actualités - BIOGRAPHIES

Une carrière militaire de 42 ans sous le signe de la discrétion et de la discipline Emile Lahoud : un grand muet à Baabda (photos)

Lorsqu’en 1960 le sous-lieutenant de marine Émile Lahoud quitte le domicile paternel pendant quelques semaines, ce n’est pas par révolte contre les traditions familiales, mais par respect de la discipline. Son père Jamil est candidat aux élections législatives, et sa maison de Baabda est transformée en quartier général. Même si dans son for intérieur le jeune officier souhaite la victoire de son père, il ne peut se résoudre à violer son serment militaire en se mêlant de politique. Il préfère loger chez sa grand-mère maternelle à Zokak-Blatt, le temps de laisser passer la fièvre électorale. La discipline, c’est le principal trait de la personnalité du commandant en chef de l’armée qui va devenir, à l’âge de 62 ans, le onzième président du Liban indépendant, et le deuxième de l’après-guerre. Une discipline qu’il a érigée en mode de vie, et à laquelle il n’a pas manqué une seule fois en quarante-deux ans de carrière militaire. Il n’est pas aisé d’enquêter sur la vie d’Émile Lahoud. Le général est aussi muet que la Grande Muette qu’il a réunifiée, en prenant soin de la mettre à l’abri des ingérences politiques et en réfrénant ses éventuelles tentations de se mêler de la chose publique. L’homme est discret, presque introverti; il fuit les mondanités et essaye de ne pas se trouver dans l’objectif des photographes, selon les témoignages de ses proches. On a l’impression de le connaître peu, ou pas assez. De ses rares passages à la télévision, les Libanais retiennent l’image d’un homme souriant, robuste, à la démarche rapide et en éternelles manches retroussées, été comme hiver. Émile Lahoud n’est pourtant pas un inconnu surgi de nulle part et propulsé par on ne sait quel tour de magie aux commandes du pays. Il est le descendant d’une grande famille maronite du Metn qui a fourni pendant trois générations aux différentes institutions de l’État des hommes politiques, des magistrats et des militaires. Son oncle, Émile, avocat et tribun, est un des pères fondateurs du Liban. Son père, le général Jamil Lahoud, fut l’un des plus proches collaborateurs du président Fouad Chéhab qui le nomma en 1959 directeur général de la Chambre militaire au palais présidentiel. Un an plus tard, Jamil Lahoud, passé à la retraite en décembre 1959, se présente aux Législatives, fort de l’appui des chéhabistes. Il est élu, puis réélu en 1964. Jamil Lahoud sera nommé ministre lors du mandat du président Charles Hélou. On lui confie le portefeuille du Travail et des Affaires sociales dans le gouvernement d’Abdallah Yafi, entre avril et décembre 1966. C’est pendant ces neuf mois passés à la tête de ce ministère qu’il gagne le surnom de «général rouge», en raison de ses sympathies à l’égard des travailleurs. Beaucoup de syndicats aujourd’hui encore actifs doivent leur existence à cet ancien officier qui n’hésitera pas à légaliser la situation de nombreuses associations ouvrières, mêmes lorsqu’elles sont liées à des partis de gauche. Le capital politique de Jamil Lahoud et sa coopération poussée avec Kamal Joumblatt ne résisteront pas au raz-de-marée de l’alliance tripartite (Raymond Eddé, Camille Chamoun et Pierre Gemayel) qui balaie le Mont-Liban. Il ne retrouvera jamais le siège parlementaire qu’il perd lors des élections de 1968. Cela ne l’empêche pas de briguer la présidence en 1970, et il obtient 5 voix au premier tour face à Elias Sarkis et Sleiman Frangié… un baroud d’honneur pour couronner une longue carrière politico-militaire. À cette époque, Émile Lahoud, marié depuis trois ans à Andrée Adoumani, libanaise d’origine arménienne – comme sa mère – est capitaine dans la marine. Il consacre toute son énergie à sa carrière militaire et reste éloigné de la politique. De son père, il a appris à honnir le confessionnalisme. Il choisit ses rares amis aussi bien chez les chrétiens que chez les musulmans. Une profonde amitié le lie à Assaad Iskandar Ghanem, officier de marine comme lui, qu’il a eu sous ses ordres alors qu’il commandait une escadre navale dans la seconde moitié des années soixante: amitié que les deux hommes ont héritée de leurs pères, officiers. On le voit souvent aussi avec un autre officier, Édouard Mansour. Le capitaine Lahoud grimpe lentement les échelons au sein de l’armée. Il parfait sa formation militaire grâce à plusieurs stages d’entraînement aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Les fonctions qu’il occupe lui permettent d’avoir une vision globale du fonctionnement, des besoins et des capacités de l’armée. Son ascension se passe normalement, à part quelques incidents au début du mandat du président Amine Gemayel, lorsqu’on tente de l’éloigner de postes sensibles pour des raisons probablement liés au leadership du Metn. En 1984, le colonel Émile Lahoud est nommé chef de la Chambre militaire rattachée au ministre de la Défense, un poste qu’il conservera jusqu’à la désignation du général Michel Aoun à la tête du gouvernement. À cette époque, les déplacements entre les deux secteurs de la capitale deviennent très difficiles et il décide d’abandonner provisoirement son domicile de Raouché, qu’il n’a pas quitté durant toute la guerre, pour s’installer non loin de son lieu de travail à Yarzé. Ses relations sont normales avec les ministres de la Défense qui se succèdent entre 1984 et 1988, Issam Khoury et Adel Osseirane. «Le respect de la loi est une obsession chez lui. Il est presque maniaque et les finances de l’État sont pour lui une chose sacrée», affirme un de ses amis qui raconte comment il a refusé à plusieurs reprises de faire signer par le ministre de la Défense des documents qui lui semblaient irréguliers. La rupture avec le général Aoun intervient le 14 mars 1989. Ce jour-là, le général Lahoud (il a été promu à ce grade en 1985) et plusieurs officiers discutent sur une terrasse du ministère de la Défense. Soudain, les canons tonnent de partout: c’est le début de la «guerre de libération». «Lahoud n’en croit pas ses oreilles et ses yeux, raconte un de ses proches. Il comprend dès le premier instant que la décision du général Aoun est une erreur fatale qui va entraîner le pays dans un nouveau cycle de violence. Il pense que la crise libanaise ne peut être réglée par la force. Il essaie d’exposer son point de vue, mais personne ne veut entendre». Le même jour, il rassemble ses effets personnels dans son bureau et emmène sa femme Andrée, sa fille Carine et ses deux garçons, Émile et Ralph, dans un chalet sur le littoral du Kesrouan. Ils passeront sept mois là-bas. Le général assiste avec tristesse à l’effritement du Liban et au démembrement de l’armée, laquelle s’est dotée entre-temps d’un second commandant en chef, le brigadier Sami el-Khatib, qui prend ses ordres du gouvernement de M. Sélim Hoss. Il noie ses soucis dans la natation et la plongée, deux sports qu’il pratique presque quotidiennement depuis son plus jeune âge. L’accord de Taëf porte René Moawad à la tête de l’État le 7 novembre 1989. La première tâche du président est de nommer un nouveau commandant de l’armée pour priver le général Aoun de toute légitimité. Chéhabiste de la première heure, René Moawad connaît la plupart des officiers supérieurs. Et lorsque son conseiller aux affaires militaires lui propose le nom d’Émile Lahoud, le choix lui paraît pertinent. Même s’il n’a pas souvent rencontré cet officier discret, il a bien connu son père. Le 8 novembre, le chef de l’État reçoit Sami el-Khatib à la tête d’une délégation d’officiers qui mettent à sa disposition les unités placées sous leur contrôle. «À la fin de la rencontre, le président m’a glissé à l’oreille: je voudrais vous voir seul», se souvient Sami el-Khatib. L’entretien a lieu le lendemain. «Il s’est excusé de ne pouvoir me confirmer à mon poste de commandant en chef et m’a expliqué que les circonstances ne permettaient pas la nomination d’un non-maronite à cette fonction, raconte le député. Je m’y attendais. Je m’attendais aussi à la suite. Le président m’a demandé quel officier je proposais. J’ai nommé les officiers Fahim Hajj, Jean Nassif, Georges Harrouk et Émile Lahoud. Je pense à Lahoud, m’a-t-il dit. J’ai compris qu’il avait déjà arrêté sa décision». Sami el-Khatib déclare que les responsables syriens lui ont demandé des renseignements sur cet officier pressenti pour diriger l’armée libanaise. «Ils m’ont posé des questions d’ordre privé et d’ordre général. Sur ses convictions nationales, sur ses idées, sur sa mentalité et sur sa conduite familiale», dit-il. Le choix d’Émile Lahoud est la seule décision du président Moawad avant son assassinat le 22 novembre. Elle a été officiellement entérinée lors du premier Conseil des ministres réuni au lendemain de l’élection de M. Elias Hraoui, au Park Hôtel à Chtaura, le 28 novembre. Entre-temps, Lahoud était passé avec sa famille dans le secteur ouest de la capitale en empruntant le passage du Musée au volant de sa voiture, vêtu d’une tenue de sport. Il échappe de justesse à une patrouille venue l’arrêter sur ordre du général Aoun, après que des informations lui soient parvenues sur l’intention du président Moawad de le nommer à la tête de l’armée. Lahoud habite d’abord à son domicile de Raouché. Après sa désignation, il réside pendant un mois au club des officiers de la base aérienne de Rayak, dans la Békaa. Mais quand il se rend compte que la rébellion du général Aoun risque de se prolonger, il rentre à Beyrouth et s’installe au quartier général provisoire de l’armée aménagé à Ramlet el-Baïda. Il a sous ses ordres 19.500 militaires que le brigadier el-Khatib s’est efforcé de réorganiser tant bien que mal. Il s’agit des 1re, 2e, 6e, 7e, 11e et 12e brigades, disposant de 150 chars et de 70 canons, prêtés par l’armée syrienne. Pendant ce temps, sa famille essaie de s’adapter à ses nouvelles conditions de vie. Son épouse, une femme encore plus discrète que lui, joue un rôle important dans l’équilibre familial. Carine, sa fille, est admise au BUC à Ras-Beyrouth où elle obtient une licence en relations internationales. Son fils Émile suit le même parcours. Il prépare actuellement un DEA dans la même discipline et dans le même établissement. La tâche du général n’est pas facile. Il doit d’abord restructurer l’armée sur des bases non confessionnelles, en la soustrayant à l’influence néfaste des différentes milices. Il s’applique aussi à convaincre les officiers restés fidèles à Aoun de faire défection et de le rallier. Le brigadier Nayef Kallas, frère du général Sélim Kallas chef de la 5e brigade et le chef d’état-major de la 10e brigade, le colonel Souheil Khoury, viennent rejoindre les généraux Fayez Harb, Fahim Hajj, Yassine Soueid, Zouheir Tannir… Pendant des mois, Lahoud résiste aux pressions des hommes politiques qui sont pressés d’en finir avec la rébellion du général Aoun. Il rejette un après l’autre des plans qu’il juge inefficaces et qui auraient, selon lui, des conséquences désastreuses sur l’avenir de l’armée. Il refuse catégoriquement de s’allier aux «Forces libanaises» pour déloger Aoun du palais de Baabda. «Il répétait sans cesse qu’il ne réussirait jamais à réunifier l’armée s’il devait pactiser avec une milice», se souvient le député el-Khatib. Après l’éviction de Aoun, le 13 octobre 1990, le général Lahoud s’efforce de soigner le plus rapidement possible la blessure provoquée par cet épisode tragique. Pas question d’une chasse aux sorcières: les officiers restés fidèles à Aoun jusqu’à la dernière minute sont traités comme les autres, à part quelques exceptions. C’est ainsi que le chef de la patrouille venue l’arrêter avant son départ pour l’ouest de Beyrouth est confirmé à son poste. Beaucoup d’autres le sont également. Son principal souci est de faire libérer les militaires arrêtés par l’armée syrienne lors de l’offensive, et incarcérés en Syrie. Il se rend spécialement à Damas pour évoquer ce dossier. Il obtiendra la libération de la plupart d’entre eux. D’autres officiers réfugiés en France sont invités à revenir. Des postes importants leur sont confiés à l’état-major, à la garde présidentielle et aux autres unités. Lahoud impose aussi une discipline stricte aux militaires, à qui il interdit tout contact avec les homLahoud fait aussi des économies de milliards de livres dans l’achat des médicaments, des uniformes et de l’équipement militaire. L’armée réussit ainsi à se procurer des centaines de véhicules blindés M113, des camions et des jeeps à… 5% de leur prix. Il reconstitue la marine et achète 16 hélicoptères à des prix très bas. Plus important encore, il réinstaure le service du drapeau. Le Liban compte aujourd’hui plus de 100.000 réservistes ayant suivi un entraînement militaire. Le commandant en chef saura aussi montrer sa détermination à refuser l’ingérence des hommes politiques dans les affaires internes de l’armée. On se souvient du bras de fer entre le général Lahoud et le chef du gouvernement en 1996 au sujet du décret de promotion de certains officiers, que M. Hariri refusait de signer. Les relations entre les deux hommes resteront marquées par la méfiance pendant un certain temps, l’armée soupçonnant le gouvernement de vouloir faire des coupes sombres dans le budget militaire. En dépit de la réussite incontestable du général Lahoud, les Libanais se posent un certain nombre de questions: est-il le véritable chef de l’armée? Aurait-il pu réussir sans le soutien de la Syrie? Damas lui offre-t-il son appui sans contrepartie? «C’est le seul patron de l’institution militaire, répondent ceux qui le connaissent, dont certains sont très critiques à l’égard de Damas. Il est tellement puissant qu’il a totalement éclipsé le Conseil militaire, où siègent des officiers des six principales communautés du pays». Néo-chéhabiste le «grand muet»? «Il vénère les lois et respecte les institutions. Il est chéhabiste autant qu’on peut l’être aujourd’hui. Mais il ne compte en aucun cas installer l’armée à ses côtés au palais de Baabda», explique-t-on dans son entourage. Le général Lahoud est, ose-t-on espérer, un homme respectueux des lois. Mais comment expliquer l’encerclement du ministère des Finances par une unité de l’armée il y a trois ans en raison d’un différent avec le ministre (l’affaire était liée à la réduction du budget militaire)? «Il s’agit d’un incident passager qui ne s’est jamais reproduit. Le commandement de l’armée a tiré les leçons de cette affaire», ajoute-t-on. La question qui demeure sans réponse porte sur sa vision économique. En possède-t-il une? Comment envisage-t-il de régler la crise? A-t-il hérité de son père et du chéhabisme le sens de la justice sociale, du développement équilibré? Il est encore trop tôt pour répondre. «Je me mets dans mon lit à l’heure où mon frère commence sa journée», rapporte-t-on du numéro un du parquet militaire, le juge Nasri Lahoud. Et depuis qu’il est pratiquement assuré d’être élu président, Émile Lahoud n’a pas changé ses habitudes. Il se réveille à 5h30, fait quelques brasses dans la piscine du Bain militaire à Ras-Beyrouth où il vit avec sa famille dans un chalet, puis se rend à son bureau. À partir du 24 novembre, les habitudes du général ne devraient pas beaucoup changer. Baabda n’est situé, après tout, qu’à quelques brasses du ministère de la Défense. Mais au palais présidentiel, le «grand muet» sera bien obligé d’être plus loquace. Attendons pour voir ce qu’il dira et surtout… ce qu’il fera.
Lorsqu’en 1960 le sous-lieutenant de marine Émile Lahoud quitte le domicile paternel pendant quelques semaines, ce n’est pas par révolte contre les traditions familiales, mais par respect de la discipline. Son père Jamil est candidat aux élections législatives, et sa maison de Baabda est transformée en quartier général. Même si dans son for intérieur le jeune officier...