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Actualités - OPINION

Carnet de route Histoire personnelle du Liban (4)

En Europe, les nouvelles du Liban nous venaient essentiellement par les lettres de mon père. Sauf l’une: celle de sa propre condamnation à la prison, qu’un ami diplomate libanais, affligé, vint annoncer à ma mère. Quand il partit, je vis bien qu’elle avait son visage des mauvais jours, mais elle s’arrangea très bien pour me présenter la chose comme un honneur, voire une gloire si bien qu’elle fit bien d’ajouter qu’il ne fallait pas le dire à l’école. J’avais neuf ans et demi et je compris l’essentiel, papa était puni pour ses idées, ce qui ne «se faisait pas», et mes camarades pouvaient penser que c’était un voleur. Elle m’en dit tellement que je crois n’avoir jamais éprouvé pareille fierté. Tout se mélangeait dans ma tête, le méchant Béchara Khoury, la peur qu’on ne rase la tête à mon héros, puis le courrier reprit: il avait quitté sa cellule pour l’infirmerie, plus confortable, ses quatre sœurs lui rendaient visite, la peine avait des chances d’être réduite de six à trois mois, mais pas la suspension pour huit mois de la parution de «L’Orient» dont tout le personnel continuerait d’être rémunéré. Ma mère ne me lisait plus les lettres, sauf pour me dire qu’il nous demandait de rester à Paris jusqu’à la fin de l’année scolaire (nous étions en mars), parce que «tout allait très bien pour lui». Il disait aussi qu’il apprenait l’anglais, que son professeur était un assassin de noble famille qui avait tué sa sœur («crime d’honneur», commenta laudativement ma mère, comme s’il s’agissait de l’aristocratie du crime). Mais si elle avait réussi à me rendre fière de son mari, cet assassin, je le gardais en travers de la gorge et canonisais pour mon propre compte sa sœur. Quant à l’argent perdu par la suspension, j’étais tellement habituée aux lamentations de ma mère sur l’argent que perdait au jeu ce grand flambeur, que ça resta longtemps pour moi une abstraction. Plus tard, à douze ans déjà, je reçus des lettres personnelles. Mêlé au récit du mariage d’une cousine, il y avait celui de l’élection présidentielle de 1952, présentant Hamid Frangié comme victime d’une injustice, et je compris tout de suite que quelqu’un avait triché (j’avais le vocabulaire de mon âge où le mot «manœuvre» n’entrait pas) et je tins très longtemps Chamoun pour un tricheur, avant que mon père ne s’oppose à lui en 1958. Mais personne ne m’aurait fait croire que le Liban était un pays dégoûtant ni même critiquable parce que le Liban, comme «L’Orient» et ma cousine Francine, qui faisait beaucoup de basket et beaucoup de piano, constituaient mon panthéon. Mon éternelle question: «Est-ce que c’est bien pour le Liban?», pour laquelle on me taquinait, je la posai par exemple, quand, l’été 1952, nous apprîmes par la radio, en même temps que les résultats des Jeux olympiques d’Helsinki, la chute de Farouk et la prise de pouvoir de Néguib et des officiers libres. Mon père me répondit imprudemment: «Pour le Liban, on ne sait pas encore, mais pour l’Egypte, oui». Je demeurai perplexe. Beaucoup plus que lorsqu’il m’avait dit, à propos d’Israël, que c’était «un fait accompli» et que pour notre agriculture, il valait mieux que ce soient nos oranges qui soient les mieux vendues, ou à peu près, que celles de l’Etat juif... Oui, le Liban était pour moi le nombril de la terre, mon seul patriotisme «français» jusqu’à l’adolescence restant l’amour du Tour de France, même remporté par des Italiens ou des Suisses, les fouets de réglisse du parc Monceau et, curieusement, le boudin. Mais l’odeur de crottin du port de Beyrouth et le goût de la «bouza bi halib» chez Ajami, quand je rentrais, étaient irremplaçables. Autant que ma cousine Francine...
En Europe, les nouvelles du Liban nous venaient essentiellement par les lettres de mon père. Sauf l’une: celle de sa propre condamnation à la prison, qu’un ami diplomate libanais, affligé, vint annoncer à ma mère. Quand il partit, je vis bien qu’elle avait son visage des mauvais jours, mais elle s’arrangea très bien pour me présenter la chose comme un honneur, voire une...