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Actualités - OPINION

Regard Ibrahim Marzouk : oeuvres inédites L'homme à la tête coupée

Les Anciens assuraient que les dieux jalousent les humains trop doués. Sans doute un dieu vindicatif trouvait-il qu’Ibrahim Marzouk, authentique fils des souks beyrouthins, avait été trop comblé par le sort: plasticien, musicien, chanteur, écrivain, humoriste, amoureux de la vie, amateur de femmes, de bonne chère et de bons amis, c’était vraiment excessif, il fallait y mettre le holà au plus vite. Aussi les ciseaux des Parques ne tardèrent-ils pas à couper le fil d’une existence généreuse. On connaît la scène atroce: une queue matinale devant une boulangerie, un obus tiré à l’aveuglette, des corps déchiquetés. Marzouk (1937-1975) aura vécu intensément, de toute sa sensibilité à fleur de peau, les 38 ans qui lui ont été alloués, mettant les bouchées doubles, comme s’il présentait obscurément la fatale inimitié du ciel. Il y a, parmi les 68 œuvres en majorité inédites exposées à la galerie Bekhazi, Achrafieh, une toile remarquable à l’allure surréaliste qui avait sans doute à l’origine un sens amoureux qui pourrait se traduire par l’expression «perdre la tête pour une femme», mais qui, rétrospectivement, acquiert la dimension prémonitoire d’une notice nécrologique autographe. Dans un espace clos, un homme nu, dans la force de l’âge, est assis frontalement sur une chaise. A ses côtés, une femme debout, également nue, lui a arraché la tête qu’elle brandit en l’air comme un trophée. La scène garde cependant une étrange impassibilité onirique. On pourrait l’intituler: «L’homme à la tête coupée». L’Amante s’est muée en Parque. L’Amante devenue Parque c’est aussi pour Marzouk, comme pour beaucoup d’hommes de sa génération, la Ville par excellence, le Beyrouth mythique d’avant-guerre devenu brutalement mortifère. Mais il y a plus: la toile représente en quelque sorte le procès de la représentation lui-même, ou plutôt sa phase finale. Pour Marzouk, il n’était pas question de peindre dans un état de froideur ou de neutralité. Il lui fallait être en état d’effervescence quand, écrit-il «après 100 degrés, chacun de mes nerfs est en état d’ébullition, chaque goutte de mon sang pénétrée par cette fièvre, cet appétit de peindre: la peinture équivaut chez moi à l’excitation de l’homme approchant la femme, l’orgasme venant toujours à la fin, quand l’acmé est atteint, quand la toile est achevée». Cette tête arrachée est la métaphore même de cet orgasme pictural, et l’Amante qui la brandit à bout de bras n’est autre que la Peinture personnifiée. «Peindre avec amour, sincérité, de tout mon être, là s’arrête ma tâche, le reste appartient au regardant… Dans ma toile, je raconte une histoire dans ma langue, la langue de la couleur, et mon instrument n’est pas le pinceau et la couleur seulement, c’est moi-même, l’œil qui voit l’invisible, les nerfs qu’ébranle cette vision et la main qui exécute dans l’acquiescement, l’acceptation et le plaisir»… «L’œil qui voit l’invisible, les nerfs qu’ébranle cette vision»: c’est bien une «vision» que cette scène de décollation. Marzouk se «voit» en Jean-Baptiste et «voit» son Amante-Parque-Ville-Peinture en Salomé. Symboliquement, l’Homme — mante mâle — est dévoré par la Femme — mante femelle — après l’amour dans un sacrifice quasi rituel, ce qui fut le destin de tant d’artistes, écrivains, poètes, hommes de théâtre, cinéastes, intellectuels dévorés par la Ville qu’ils avaient fécondée. Sacrifice rituel: en effet, cette tête brandie ne rappelle-t-elle pas le cœur arraché par les sacrificateurs pré-colombiens en offrande au Soleil pour assurer le maintien du monde et le renouvellement de la Vie? Pour Marzouk, il s’agit du soleil de l’Absurde, l’absurde d’une guerre sans foi ni loi, comme le sont d’ailleurs toutes les guerres. Si l’on veut creuser encore, on peut ajouter que l’Amante coupeuse de tête, c’est la Famille: n’est-ce pas pour une servitude familiale, assurer le pain quotidien, que Marzouk est mort? A l’époque, la réponse à la prière pour le pain était l’obus quotidien. L’homme au masque vert On peut continuer à interroger cette toile inépuisable, mais peut-être faut-il se tourner vers cette autre toile remarquable, d’une extrême richesse thématique, qu’est le grand «Atelier de l’artiste» qui regroupe la plupart des motifs de Marzouk dans une composition complexe, à la fois unifiée et disloquée, à multiples perspectives. Marzouk est, ici aussi, assis nu sur une chaise faisant face, comme dans la toile précédente, au spectateur. Il arbore un mystérieux masque vert qui est peut-être un masque de carnaval ou de Sainte-Barbe (elle aussi sacrifiée) mais qu’on peut, avec le recul, percevoir non point comme un masque mortuaire mais comme un masque funéraire. La main gauche tient, sur le giron, un passe-temps. La main droite, elle, avance vers nous, elle nous interpelle directement en esquissant le geste de l’interrogation: quoi? Qui êtes-vous? Que voulez-vous? Pourquoi êtes-vous là à me regarder par-delà la tombe? Qui suis-je? Où suis-je? Où êtes-vous? D’où venons-nous? Où allons-nous? Est-ce ainsi que les hommes vivent? Pourquoi êtes-vous encore vivants alors que je suis mort? Que faire? Mais aussi bien: qu’est-ce que la peinture? Que faut-il peindre? Comment? Comment composer ma toile? Comment combiner tous ces objets que j’aime, qui sont le dépôt de mes jours, la matérialisation de ma mémoire, de mon enfance, de ma vie et qui sont dispersés autour de moi et derrière moi, la poupée indienne, les vases à fleurs, le miroir mobile, les conques marines, les bustes de plâtre? Comment introduire ces femmes nues dont l’une, en faction devant la porte ouverte, semble attendre que je sorte, que je disparaisse à jamais de l’autre côté de la toile, alors que l’autre, dans son insouciante impudeur, se mire dans une grande glace en s’arrangeant les cheveux avec des gestes d’éternelle séduction? Bien qu’elle semble absorbée en elle-même, n’est-elle pas, elle aussi, une émissaire de la Mort — ou de la Ville, de l’Amour, de la Peinture, de la Famille —, celle qui, tout à l’heure, va encore m’arracher la tête comme elle l’a déjà fait tant et tant de fois? C’est sans doute elle qui a jeté par terre la poupée indienne. Cette part si chère de moi-même, cette part d’enfance qui n’a plus lieu d’être dans ces ténèbres vertes d’où je vous parle? Comment la peinture dit-elle la mort en disant la mémoire, le désir et l’amour? Comment la mort peut-elle se faire œuvre picturale? Mais la peinture n’est-elle pas, pour moi, dans son essence, cet orgasme terminal qui est une «petite mort»? Et l’achèvement de la toile n’est-il pas la mort de l’acte pictural? Est-ce pour cela que je répugne à achever mes toiles ou que, les achevant, je leur laisse cet air d’inachevé? Mais voyez: si de la main droite je m’enquiers, je m’inquiète, je vous interroge, de la gauche j’égrène un passe-temps, j’épèle les Noms Précellents, je glorifie sereinement Dieu pour la beauté des choses et des êtres, des hommes et surtout des femmes, même si elles me font perdre la tête. De toutes façons, les Noms de Beauté et de Vie ne sont-ils pas doublés des Noms de Majesté et de Mort? N’est-Il pas indissociablement le Mousawwir plasticien, le Mouhhyi qui donne la vie et le Moumit qui donne la mort? Et n’accorde-t-il pas la vie à la mort; la mort à la vie, la vie par la mort et la mort par la vie? Marzouk pourrait parler longtemps encore, mais cela suffit. Quant à moi, je voulais parler de l’exposition, j’ai à peine effleuré deux toiles sur 68: je crois qu’à moi aussi la peinture a fait perdre la tête. (Gab Musée) Joseph TARRAB
Les Anciens assuraient que les dieux jalousent les humains trop doués. Sans doute un dieu vindicatif trouvait-il qu’Ibrahim Marzouk, authentique fils des souks beyrouthins, avait été trop comblé par le sort: plasticien, musicien, chanteur, écrivain, humoriste, amoureux de la vie, amateur de femmes, de bonne chère et de bons amis, c’était vraiment excessif, il fallait y mettre le holà...