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Actualités - REPORTAGE

Remblais, pollution, privatisation.. Cri d'alarme des experts écologiques : les agressions contre le littoral ne se comptent plus (photos)

Qu’évoquent aujourd’hui les côtes libanaises? Une série de clichés peu flatteurs: dépotoirs d’ordure puants et fumants; bouches d’égout déversant haineusement leurs résidus dans la «belle» Méditérrannée, édifices géants trônant insolemment sur les plages; remblais et autoroutes qui changent le visage du littoral; et, de surcroît, l’accès à ce qui est supposé être, par excellence, le «bien public», est interdit au citoyen ordinaire. Que reste-t-il, en somme, de ce littoral qui a fait la réputation du Liban? Les experts écologiques crient au scandale: si le littoral libanais a souffert de négligence et de destruction pendant la guerre, il est temps de prendre conscience des dangers qui le guettent, d’autant que les dégâts causés aux plages sont irréversibles. Un habitant raconte: «J’habitais près de la mer. Les jours de beau temps, je franchissais la courte distance qui me séparait de la côte, et profitais de ce don du ciel qui m’était offert. Aujourd’hui, je suis à des lieues de la côte, son spectacle m’est interdit». Cet homme n’a pas déménagé, c’est la mer qui l’a fait. Absurde, dites-vous? Et pourtant, des centaines de cas de ce genre se sont présentés depuis la guerre. La physionomie du littoral a profondément changé. Que s’est-il passé et quelle est la nature de ces changements? Plusieurs experts écologiques interrogés ont eu des réponses étonnamment similaires. Des cris d’alarme en somme... Les trois principaux dangers qui menacent le littoral se présentent comme suit, selon les experts et les militants écologistes: 1. Les remblais et l’extraction de sable qui modifient la physionomie des côtes et nuisent à l’équilibre naturel du littoral. 2. La privatisation du littoral qui, bien qu’elle soit contraire à la Constitution, contribue à la création d’une classe privilégiée qui s’impose en propriétaire du bien public, et en prive illégalement le citoyen ordinaire. 3. La pollution causée, d’une part, par les dépotoirs énormes et les bouches d’égots qui se déversent dans la mer, et, d’autre part, par la négligence des baigneurs qui ne se privent pas de jeter leurs ordures à l’eau ou sur la côte. «Les remblais nuisent à la côte parce qu’ils éliminent sa diversité naturelle et détruisent l’environnement marin, de même qu’ils empêchent le contact de l’individu avec l’eau, puisque la côte est remplacée par des corniches», explique M. Rahif Fayad, architecte et militant écologiste, chargé depuis peu par la Direction de l’Urbanisme d’établir un plan directeur pour les côtes nord du pays. Me Abdallah Zakhia, responsable de l’Environnement à l’Organisation nationale du patrimoine et à l’Association libanaise des Droits de l’Homme, renchérit: «Les projets exécutés sur le littoral ne sont jamais précédés d’une étude d’impact qui détermine au préalable les effets qu’ils auront sur l’environnement marin. Or, il existe entre la mer et la côte un équilibre qui favorise la vie de la flore et de la faune marines. Détruire cet équilibre c’est menacer cette nature qui constitue une grande richesse biologique dont font partie les micro-organismes qui participent à l’épuration de l’eau de mer. Cela risque d’augmenter les effets de la pollution et de transformer une mer vivante en une mer morte». Une étude écologique du littoral libanais commandée par le CDR et effectuée par une compagnie américaine, ECODIT, et une compagnie française, l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région d’Ile de France (IAURIF), a abouti à un rapport abondant dans le même sens et mettant l’accent sur les points suivants: «Un manque constant de prise en considération des ressources naturelles au profit des problèmes de la pollution (...), l’accès public aux plages et à la côte est entravé par les constructions illégales et par les autorisations d’utiliser ces espaces pour des complexes touristiques privés (...), les lois et les règlements libanais relatifs à l’environnement doivent être actualisés, intégrés et articulés dans le cadre d’une politique écologique cohérente (...), la participation du public dans les processus de décision est insuffisante». Protection légale On a peut-être tendance à l’oublier, mais la côte libanaise jouit d’une protection légale, et elle est en principe inviolable. M. Zakhia présente la protection légale du littoral et de la mer comme suit: «Le décret 144 de 1925 considère la mer jusqu’à la limite des hautes eaux, ainsi que le sol et le sous-sol de la mer territoriale, c’est à dire sur une largeur de 12 miles à partir de la côte, comme un domaine public maritime, inaliénable et imprescriptible. L’eau de mer est considérée comme une chose dont l’usage est commun à tous. Quant au décret-loi 4810 de 1966, il stipule que la jouissance du domaine maritime revient au public. Aucun droit susceptible de fermer ce domaine pour des intérêts privés ne peut être accordé. Une seule exception: l’exploitation du domaine pour des projets touristiques et industriels d’utilité publique peut être accordée à condition de ne pas rompre l’unité de ce domaine. La reconnaissance de l’utilité publique revient au Conseil Supérieur de l’Urbanisme». Mais ce décret-loi, aussi clair soit-il, a été détourné de son sens au moment de son application. Des projets à caractère privé ont vu le jour sur le littoral pendant les années de guerre. De plus, plusieurs décrets sont venus s’ajouter au précédent, en introduisant un nouvel esprit à l’exploitation des plages: — Le décret 169/1989 a permis l’occupation du domaine public à toute personne propriétaire de plus de 20.000 m2 dans la zone de Beyrouth. — Le décret 5645 a fait de même pour la plage sablonneuse au sud de Jbeil. La municipalité de Jbeil a déposé un recours devant le Conseil d’Etat, afin d’annuler ce décret. Selon Me Zakhia, deux projets de loi ont été soumis au Parlement: «Le premier émane de la commission parlementaire de la Justice et prévoit la protection du domaine public sur une profondeur de 60 mètres à partir des limites de l’eau. Le second est un projet du ministre des Transports et permettrait, par décret, l’occupation temporaire et à titre exceptionnel du domaine public illégalement occupé avant la date du 1-1-95. La durée de licence d’exploitation est laissée à la discrétion de l’administration et son annulation ne donne droit à aucun dommage et intérêt. Ce projet est acceptable dans la situation actuelle et à titre provisoire, mais à condition qu’il soit appliqué dans le sens de la sauvegarde de la côte et qu’il ne devienne pas définitif». Mais Me Zakhia cite également des décrets qui vont dans le sens de la privatisation pure et simple du littoral, ce qui est une grande menace, d’après lui: «Un projet de location du domaine maritime ad eternum a été présenté au gouvernement par une commission spéciale présidée par le ministre de l’Intérieur. D’autre part, le président du Conseil et le ministre d’Etat aux Finances sont allés encore plus loin en préconisant la vente du domaine public maritime». Accès à la mer et droit du citoyen Si la guerre est la cause des infractions (ces projets privés ayant jusqu’à nouvel ordre un caractère d’infraction par rapport à la loi), M. Fayad se demande «pourquoi de nouveaux projets à caractère privé sont en cours». «En principe», poursuit-il, «les constructions au bord de la mer ne doivent pas dépasser les dix mètres de haut (deux étages seulement), et l’exploitant ne peut utiliser plus de 40% de sa terre. Or dans la nouvelle loi, il est permis au propriétaire de plus de 20.000 m2 de doubler la surface d’exploitation, soit de construire sur 80% de sa terre». Et M. Fayad d’ajouter: «Il y a un autre danger qui peut naître de la privatisation excessive du littoral: dans le but d’acquérir les terrains qui leur manquent pour assurer les 20.000 m2 de côte et obliger, par conséquent, les gens à vendre, les futurs exploitants vont hausser les prix des terrains. D’où la création de monopoles, l’encouragement à la rente foncière et la perturbation de l’équilibre du bâti sur la côte. Ce sont les caractéristiques d’une exploitation féroce à seul but lucratif». Quelles conséquences donc sur «Monsieur tout le monde»? Il est privé aussi bien de la visibilité que de l’accès à la mer. En théorie, aucun établissement, même privé, ne peut interdire au citoyen l’accès à la mer. Selon M. Ali Darwish, membre fondateur de l’association écologique «Greenline» et docteur en Agronomie, «l’Etat libanais ne protège pas les intérêts des citoyens qui sont des contribuables et ont droit, par le fait même, à l’accès gratuit aux côtes». «Les complexes balnéaires n’ont que le droit de leur interdire l’utilisation de leur propre matériel», poursuit-il. «Le droit d’accès à la mer est une composante de la citoyenneté», souligne-t-il. Me Zakhia va encore plus loin dans sa critique de la privatisation des côtes: «L’une des fonctions principales de tout Etat démocratique est celle de créer et de préserver un équilibre dynamique entre les intérêts privés et l’intérêt public. Privatiser le domaine public, notamment le littoral, c’est fragiliser l’Etat face aux intérêts privés d’une minorité, d’autant plus que cela constitue une déclaration de faillite de la part de l’Etat. Priver les citoyens de la jouissance du domaine public marin, c’est rompre plus d’un lien qui les lie à leur terre, et les obliger à aller chercher dans les pays environnants un littoral plus accueillant». «De plus», poursuit Me Zakhia, «cet espace public maritime a une fonction de brassage social dont le Liban a besoin après de longues années de guerre et de séparation. Limiter la jouissance du littoral à une minorité de riches enfermés dans leurs clubs privés revient à renforcer les divisions sociales et favoriser la discorde nationale». Quant à l’argument qui veut que les constructions sur le domaine maritime favorisent le tourisme, M. Fayad le réfute: «La logique qui dit que construire plus équivaut à attirer plus de touristes est erronée. D’un côté, les bâtiments ne profitent vraiment qu’à leurs propriétaires. D’un autre côté, le tourisme acquiert aujourd’hui des valeurs différentes: les gens recherchent plus l’authenticité et la différence, et ils ne se déplacent plus pour voir les mêmes paysages partout». Solutions envisagées Si une bonne partie de la côte a déjà été détruite et polluée, et si la privatisation s’impose tous les jours un peu plus, les militants en faveur de l’environnement sont déterminés à sauver ce qui reste du littoral libanais. La lutte se fait sur plusieurs fronts: «En ce qui concerne la pollution, nous nous battons pour que les usines traitent leurs déchets au lieu de les jeter tels quels dans la mer», nous a révélé M. Darwish, concernant le rôle des associations écologiques. A ce propos, M. Fayad a précisé que «l’Etat a un projet de 9 stations de traitement de déchets près des côtes». «Notre but est également d’empêcher le vote d’une loi qui livrerait la côte à des individus», poursuit M. Darwish. «Au lieu de vendre les terres aux investisseurs actuels, pourquoi ne pas leur faire payer des impôts ascendants, justifiés par les années de profit qu’ils ont eues? C’est plus facile que de privatiser, cela règle le problème d’argent et empêche la privatisation et la destruction des côtes», déclare-t-il. Et de conclure: «Il faut alerter les députés en envoyant des documents explicatifs et prévenir les organisations internationales de la gravité du problème». Quant à M. Fayad, qui est actuellement chargé par la Direction de l’Urbanisme d’établir un plan directeur des côtes nord du pays il souligne: «Ce plan vise à trouver les moyens de préserver des plages qui ne sont pas encore endommagées. Les régions de Tripoli et de Kalamoun par exemple en ont été exclues parce qu’elles sont déjà trop urbanisées et qu’il y a très peu de choses à faire dans leur cas». Pourquoi avoir décidé d’entamer cette étude maintenant? «Actuellement, les gens sont plus conscients des problèmes de l’environnement», explique M. Fayad. «La presse, les instances internationales et les associations ont contribué à cet éveil. De plus, les Libanais commencent à considérer cette occupation des côtes comme un vol et une usurpation de leur droit naturel. Notre étude est un moyen de résistance qui ne va pas à l’encontre du progrès, bien au contraire». M. Zakhia soulève la question de l’inscription des sites archéologiques nombreux sur le littoral, sur la liste du patrimoine mondial, dans laquelle figurent déjà Tyr et Byblos. «A ce patrimoine national se réfère l’appel de l’expert écologique français Bernard Bousquet, pour que le littoral ait une reconnaissance mondiale et une valeur patrimoniale pour l’humanité présente et future», précise-t-il. Finalement, les experts interrogés ont insisté sur les valeurs qui sont rattaches à la préservation du littoral. «Ce qu’il faudrait, c’est faire de la mer une source de vie, et non seulement une source de profit, en y faisant revivre les poissons, par exemple», dit M. Fayad. M. Darwish insiste sur un critère particulier: «Il ne faut pas seulement demander à l’Etat de réagir. Certaines mentalités superficielles qui acceptent mal le contact avec les autres (contact rendu possible par des lieux publics comme les plages) ont aussi besoin d’être modifiées». Et Me Zakhia de conclure: «Il est urgent de sauver le patrimoine côtier du Liban en tempérant cette fièvre du développement économique sauvage et anarchique qui le menace, et en adoptant une politique de développement continu qui prenne en compte les critères sociaux et écologiques. Pour cela, il nous faut humaniser la croissance, ne pas détruire le patrimoine national, et ne pas compromettre la qualité de vie des générations futures». Suzanne BAAKLINI
Qu’évoquent aujourd’hui les côtes libanaises? Une série de clichés peu flatteurs: dépotoirs d’ordure puants et fumants; bouches d’égout déversant haineusement leurs résidus dans la «belle» Méditérrannée, édifices géants trônant insolemment sur les plages; remblais et autoroutes qui changent le visage du littoral; et, de surcroît, l’accès à ce qui est...