Rechercher
Rechercher

Actualités - REPORTAGE

Débat juridique de haut niveau, hier, devant la cour de justice dans l'affaire Karamé Défense, partie civile et parquet se sont lancé la balle (photos)

La salle du tribunal est désormais l’un des rares lieux au Liban où l’on peut encore discuter des lois, comme si celles-ci prévalaient réellement sur toutes les autres considérations. La troisième audience du procès de l’assassinat du premier ministre en exercice en 1987, Rachid Karamé, a donné lieu, hier, à un passionnant débat juridique entre les avocats de la défense et ceux de la partie civile, dans le cadre des exceptions de forme soulevées par la défense. Si Me Edmond Naïm a présenté une étude approfondie, qui constitue une vibrante plaidoirie pour l’amendement de certaines lois, dont celle de l’amnistie et celle qui définit les compétences de la cour de justice, Me Bassam Dayé de la partie civile lui a clairement répondu, demandant à la cour de justice de rejeter toutes les exceptions de forme.Mais c’est le procureur général M. Adnane Addoum — qu’on n’avait plus entendu depuis longtemps dans un procès — qui a réfuté les arguments de la défense, allant même jusqu’à dire: «Même si la loi comporte beaucoup de lacunes, elle demeure une loi et elle doit être appliquée». Faisait-il aussi allusion à la loi votée jeudi au Parlement, amnistiant tous les auteurs de crimes liés à la drogue, exécutés jusqu’en 1995? Tous les magistrats présents hier dans la salle y ont sans doute pensé, eux (notamment M. Ralph Riachi) qui s’étaient battus contre toutes les ingérences politiques pour pouvoir condamner certains trafiquants «protégés»... Hier, c’était donc une petite revanche — ô combien dérisoire — du droit et, dans le box des accusés , un Samir Geagea souriant écoutait attentivement.
Pour la première fois depuis l’ouverture de ce procès, lorsque Samir Geagea est entré dans la salle, le silence ne s’est pas fait. L’assistance aussi nombreuse que lors des fois précédentes se serait-elle habituée à son aspect ou bien est-il réellement plus en forme, dans son sweat gris clair, et ses yeux vifs, malgré les cernes? Lorsqu’il n’essaie pas d’apercevoir sa femme, Sethrida, il sourit aux journalistes et aux avocats et regarde longuement «le ciel bas et lourd», comme s’il y cherchait une raison d’espérer. Le brigadier Khalil Matar, lui aussi, a l’air plus détendu dans son uniforme à manches courtes, s’intéressant pour la première fois aux personnes qui l’entourent et esquissant de temps en temps un sourire. Les trois autres inculpés, Aziz Saleh, Antoine Chidiac et Camille Rami — comme s’ils savaient qu’ils ne font pas le poids devant les autres —, essaient surtout de se faire oublier et ils y parviennent presque sans peine.
Lorsque le président de la cour, M. Mounir Honein, prononce les paroles d’usage, affirmant que «l’inculpé Geagea comparaît libre et sans menottes», le chef des FL dissoutes a un long sourire dubitatif, et s’il avait pu parler, il aurait sans doute dit: «Libre vraiment? comme tout est relatif...».

Naïm: «Mon client
est innocent»

Comme prévu, Me Edmond Naïm prend la parole et entame son brillant exposé, dans lequel il fait souvent référence à la jurisprudence et aux lois françaises. Pour lui, la cour de justice devrait se déclarer incompétente pour statuer dans cette affaire, tout comme elle devrait annuler les enquêtes préliminaires qui ont violé le droit sacré de la défense. En développant son argumentation,Me Naïm essaie de pousser la cour et son nouveau président à contredire sa propre jurisprudence,élaborée alors qu’elle était présidée par M. Philippe Khaïrallah. En effet, Me Naïm avait déjà soulevé ces exceptions de forme au cours des précédents procès impliquant Geagea et la cour les avait rejetées. Me Naïm considère que ce n’est pas l’acte d’accusation publié par le juge d’instruction qui définit la compétence de la cour et il estime aussi que, la cour de justice étant un tribunal exceptionnel, elle ne peut avoir une plénitude de juridiction comme la cour d’assises. Considérant que le législateur a suivi une certaine méthodolgie en définissant la compétence de la cour de justice, Me Naïm estime que celle-ci doit donc être interprétée de manière restrictive. Changeant brusquement de sujet, il s’écrie: «Mon client est innocent et l’enquête aurait dû pousser plus loin ses investigations..», provoquant instantanément un tollé chez la partie civile et du côté des représentants du ministère public, M. Addoum et Mme Rabiha Ammache, qui considèrent que Me Naïm parle du fond et non plus de la forme. Le président Honein les fait taire et Me Naïm reprend son exposé. Il évoque ainsi ce qu’il appelle les violations du pouvoir sacré de la défense, puisque, toujours selon lui, depuis l’arrestation de leur client en 1994, les avocats de Geagea n’ont pu s’entretenir avec lui en privé ni lui remettre discrètement des documents pour en discuter avec lui. Me Naïm avait déjà présenté la même requête pendant le procès Murr. A tel point que l’on se demande en quoi consistent ces documents... Pour appuyer ses dires, il lance cette merveilleuse phrase d’Ortolan: «Le droit de la défense est l’âme du système accusatoire. Sans ce droit, exercé librement et largement, la justice pénale n’est plus une justice, elle devient une oppression». Il se réfère aussi à la jurisprudence française pour expliquer l’étendue du droit de la défense, qui, s’il n’est pas respecté, constitue, selon lui, un vice de procédure qui pourrait entraîner la suspension du procès. Il serait d’ailleurs intéressant de relever le fait qu’au moment où Me Naïm se réfère à la justice française, Carlos, au cours de son procès devant la cour d’assises de Paris, proteste contre le fait que les droits de la défense sont violés et qu’il n’a pas été correctement informé du dossier...

Le cas Keitel
Hayeck

Les avocats de Aziz Saleh, Mmes Abdo Abou Tayeh et Sleimane Lebbos, prennent ensuite la parole et exposent, chacun en 5 minutes, leurs exceptions de forme. Tous deux réclament l’annulation des enquêtes préliminaires, le premier parce que les SR de l’armée — qui ont effectué les premiers interrogatoires — ne font pas partie de la police judiciaire, restrictivement définie par l’article 12 du code de procédure pénale. Abou Tayeh rejette aussi l’argument présenté par le président Khaïrallah lorsqu’il avait rejeté cette exception de forme et dans lequel il disait que l’acte d’accusation couvre tous les vices de l’enquête préliminaire, précisant qu’en parlant ainsi, la cour légifère et ne se contente plus d’émettre des jugements. Pour Me Lebbos, les interrogatoires préliminaires doivent être annulés car ils n’ont pas été effectués sur base d’une commission rogatoire.
Me Emile Arsouni-Younès, avocat de Camille Rami, prend à son tour la parole et réclame une demande d’extradition du commandant Keitel Hayeck, qui était le supérieur hiérarchique de son client et qui se trouve actuellement emprisonné à Mazzé, en Syrie. M. Addoum s’insurge aussitôt, affirmant que la cour a considéré que Keitel Hayeck est en fuite et par conséquent, elle le juge par contumace. «Mais il n’est pas en fuite. Il ne peut pas répondre à la convocation de la cour». Pour M. Addoum, le texte de loi est clair, toute personne qui ne se présente pas à une convocation du tribunal effectuée dans les délais est considérée en fuite et est jugée par contumace. Si elle a un empêchement réel, elle — ou ses proches — doit le prouver, ce n’est pas à la cour ou au parquet de le faire. Me Arsouni-Younès affirme aussi que son client a été aussi emprisonné en Syrie du 30/4/88 au 23/12/91 et il a été relâché parce que son innocence a été établie. «Dans ce cas, rétorque Addoum, procurez-vous les documents prouvant son innocence. C’est votre rôle».
Me Khodr Haraké, de la partie civile, évoque les qualités nationales de la victime de l’attentat, Rachid Karamé, et lance à la cour: «De sa tombe, il vous regarde et c’est à vous de lui rendre justice». Ces propos lyriques provoquent une surenchère, sur le même ton, chez la défense, notamment chez Me Issam Karam, qui excelle dans ce genre de discours. Mais Me Bassam Dayé, de la partie civile, replace le débat dans son contexte juridique.
Il se demande notamment pourquoi les avocats de la défense n’ont pas soulevé le problème de l’incompétence de la cour devant le juge d’instruction avant qu’il ne publie l’acte d’accusation. «En ne le faisant pas, ils ont accepté tacitement la compétence de la cour», ajoute-t-il. Il précise ensuite que les mêmes règles de procédure s’appliquent devant la cour d’assises et à plus forte raison devant la cour de justice. Or, la cour d’assises ne peut se déclarer incompétente et refuser de statuer sur une affaire qui lui a été déférée. Concernant la demande d’annulation des interrogatoires préliminaires, Me Dayé affirme que le juge d’instruction a totalement refait l’enquête. Citant Roger Merle, il déclare que la cour ne peut annuler des actes d’enquête irréguliers, mais il lui revient d’en apprécier la valeur.
Concernant le droit d’entretien privé de la défense avec son client, Me Dayé précise qu’il s’agit là de questions administratives qui ne peuvent être soulevées devant la cour. «Ce n’est pas que nous sommes contre les droits de l’homme, ajoute-t-il. Au contraire, nous défendons la mémoire de Rachid Karamé qui a milité pour ces valeurs. Mais où étaient ses droits lorsque son corps a explosé dans le ciel du Liban?».
Me Hassan Kawas, toujours de la partie civile, répond à son tour. Me Kawas avait été un magistrat, membre de la cour de justice, jusqu’à sa mise à la retraite, il y a deux ans. Il présente notamment une note écrite et se contente de dire devant la cour que si celle-ci n’est pas compétente, qui le serait? Selon lui, le législateur a voulu éviter toute vacance dans de telles situations.C’est pourquoi ni la cour d’assises ni la cour de justice ne peuvent se déclarer incompétentes pour statuer dans une affaire qui leur est transmise.

Addoum et les
droits de Geagea

Le procureur Addoum répond à son tour à la défense. Tout en rendant hommage à Me Edmond Naïm, il le critique parce qu’il a parlé du fond, alors qu’on en est encore aux vices de forme. Il rappelle ensuite que ces exceptions de forme avaient déjà été soulevées au cours des précédents procès devant la cour de justice et cette dernière, sous la présidence de M. Khaïrallah, les avait rejetées. «Nous adoptons sa jurisprudence», ajoute-t-il, avant de rappeler que la cour de justice tire sa compétence de l’acte d’accusation, et par conséquent, elle ne peut plus décider de sa propre compétence. Pour M. Addoum, la similitude entre les prérogatives de la cour d’assises et celles de la cour de justice est totale et ne se limitent pas aux questions de procédure. Il ajoute que même si le législateur a commis des erreurs en rédigeant la loi d’aministie du 28/3/91, celle-ci demeure une loi qu’il faut appliquer.
Concernant les interrogatoires préliminaires, M. Addoum affirme qu’il y a des commissions rogatoires délivrées par le juge d’instruction et c’est sur cette base qu’ont été effectués les interrogatoires préliminaires. Et à partir du moment où des commission rogatoires ont été délivrées aux membres des services de renseignements, les interrogatoires que ceux-ci effectuent sont légaux.
Concernant les droits de Geagea, M. Addoum précise qu’il fait de son mieux pour les assurer. Selon lui, Geagea a reçu une copie de toutes les pièces du dossier. Si Me Naïm détient d’auttres documents, il n’a qu’à les lire à son client. Il demande ainsi le rejet de toutes les exceptions soulevées par la défense.
Me Naïm reprend la parole et rappelle le fait qu’il ne peut s’entretenir en privé avec son client, puisqu’une vitre les sépare, et il ajoute qu’il ne peut le voir que 3 fois par semaine (lundi, mercredi, vendredi). Il répète aussi que l’acte d’accusation n’est pas sans recours, comme la décision de la chambre de mise en accusation lorsqu’elle défère un accusé devant la cour d’assises.
Addoum veut répondre de nouveau et Me Issam Karam affirme que le dernier mot doit revenir à la défense. Addoum s’insurge, précisant que ce principe est valable lorsque le porcès aborde le fond, mais non à ce stade-là.
Me Issam Karam veut répondre à l’accusation d’atermoiement lancée à la défense par Me Dayé. Il s’écrie: «Le crime a eu lieu en 1987 et le procès s’ouvre 10 ans après. Sommes-nous responsables de ce retard?»
Reprenant la parole, Addoum précise que si, dans le cas de la cour de justice, l’acte d’accusation est irrévocable, c’est parce que le législateur a voulu accélérer la procédure. Concernant, les visites, il rappelle que le règlement des prisons est une question administrative qui ne relève pas du parquet. Dans le cas de Yarzé, elle relève du ministère de la Défense.
Le débat menace de devenir interminable et le président Honein décide d’y mettre fin. La cour prend une petite pause avant de prendre sa décision et la prochaine audience est fixée au 9 janvier. Geagea et les autres inculpés auront près de trois semaines pour décider de ce qu’ils diront devant la cour. Et si le Liban s’apprête à célébrer les fêtes de fin d’année dans la tristesse en raison de la situation générale, pour eux, la tristesse est d’une autre sorte.

Scarlett HADDAD
La salle du tribunal est désormais l’un des rares lieux au Liban où l’on peut encore discuter des lois, comme si celles-ci prévalaient réellement sur toutes les autres considérations. La troisième audience du procès de l’assassinat du premier ministre en exercice en 1987, Rachid Karamé, a donné lieu, hier, à un passionnant débat juridique entre les avocats de la...