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Actualités - REPORTAGE

La route des fruits Mayrouba : cette pomme d'Eden qui ne tente plus grand monde.. (photos)

Sur la route de Faraya, Mayrouba, village paisible où l’air est vivifiant. Filtrant entre les feuillages, les rayons du soleil esquissent au sol un joli kaléidoscope d’ombre et de lumière. Là, le temps coule au ralenti. Une femme tricote sur sa véranda; un jeune bricole, penché sur le moteur de sa voiture; trois hommes font un brin de causette avec le boutiquier du coin... Aujourd’hui, une famille est en deuil, et tout le village s’associe à sa peine. Les habitations sont presque vides. Trouver quelqu’un pour parler «pommes» n’est pas chose aisée, à moins de se rendre aux «salons», comme on dit ici, où sont reçues les condoléances.

Les «salons» du village, c’est un vaste bâtiment d’un étage, relativement neuf, aux portes toujours ouvertes. L’entrée est une cour asphaltée, entourée de fleurs et de plantes, et qui offre une jolie vue plongeante sur les vallons.
Au seul mot «pommes», un attroupement se forme. Cinq hommes, tous de la famille Khalil. «Nous sommes tous agriculteurs ou enfants d’agriculteurs», disent-ils, accueillants. «Cette année, la récolte est bonne. Pour tout supplément d’informations, nous sommes à votre service».
Nazih Khalil, 50 ans, est un gaillard au visage basané. Il est «dans la terre» depuis l’âge de 15 ans. Son verger compte aujourd’hui 1.000 pommiers, de plusieurs variétés: des «starkens», des «goldens» (10%), quelques «mouachahs» et quelques «canadés» (appelés aussi «franjés»). «Qui dit pommes de Mayrouba dit pourtant «mouachah» et «canadé»», explique-t-il. «Ces pommes, plutôt aplaties et acides, étaient jadis la spécialité de la région. Mais aujourd’hui, il reste peu de «mouachah» et presque plus de «canadé». Par contre, les «starkens» et «goldens», plus sucrées et plus rondes, poussent avec succès».
Le verger de Nazih Khalil est une grande étendue d’arbres touffus, alourdis de fruits. «Ils ne seront mûrs que dans deux mois», précise-t-il. «Jusqu’alors, il est interdit de les cueillir». Le plus vieil arbre de cet îlot a 60 ans. «Il existe depuis le temps de mon père», indique le cultivateur. «Et comme pour tout aïeul, je lui dois respect et attention».
«C’est à partir de 1.000 mètres que les pommiers s’épanouissent le mieux, dans une tourbe rouge ou noire», explique Nazih Khalil. «Plus le sol est profond, mieux c’est. Le pommier a une durée de vie maximale de 80 ans, quand il est sain. Un de ses pires ennemis est le «ghérouz»: c’est une maladie, une sorte de ver qui ronge et tue l’arbre. Nous le combattons à grands jets d’insecticide».
Côte eau, il explique que «sans vraiment en manquer, nous ne sommes pas tout à fait comblés, car il en faut beaucoup pour que le fruit grossisse. Il faut rester vigilant».

La saison des vers à soie

Halim Khalil, la cinquantaine également, donne de son côté un bref historique de l’agriculture dans la région. «Il y a 150 ans que les pommes poussent à Mayrouba», dit-il. «Dans le temps, le «ratl» (2,5 kilos) de pommes coûtait en ville une livre or. C’était ces pommes au goût acidulé; celles qu’on appelle «canadé» où «franjé» et qu’aujourd’hui encore, on conseille aux diabétiques. Elles sont excellentes, c’est le meilleur des médicaments».
Et avant les pommes? «Les mûres», répond-il. «A Mayrouba, nous avions beaucoup de vers à soie. Lorsque Feyrouz chantait «maousam el azz», elle parlait sûrement de nous».
Aujourd’hui, le temps des mûres est bel et bien révolu, et les pommiers catalysent tout le savoir-faire des agriculteurs. «S’occuper des pommiers, c’est être mobilisé toute l’année», disent-ils.
A partir d’octobre, il faut labourer, élaguer («techhil»), puis «fortifier» une première fois les arbres («asmidé»), la deuxième fois se plaçant en février. C’est aussi le moment de la première pulvérisation, suivie d’une deuxième en avril, puis de trois ou quatre autres durant l’année. La maladie la plus fréquente est dite «acaros» (le mot savant est acarocécidié», mais on vous l’épargne... la preuve!). Elle apparaît avec les premiers coups de chaleur et frappe entre juin et août. Reste ensuite l’effeuillage («ten’éyé»), les engrais («sawéd»)... La cueillette du mouachah commence dès la mi-août; les autres variétés se suivent, jusqu’à début novembre. Les pommiers donnent trois «fojs» de fruits par saison.

Exportation

Où vont les pommes? Dans le temps, une partie était exportée dans les pays arabes, en Libye, en Egypte, en Jordanie… Aujourd’hui, ce commerce a presqu’été abandonné: trop coûteux, et la clientèle se montre par trop capricieuse. Par ailleurs, Beyrouth ne consomme pas beaucoup de pommes. Les habitants du village ont beau fabriquer du cidre, du vinaigre, du vin, du jus, de la mélasse, de la confiture et des compotes, les trois frigos de Mayrouba se retrouvent pleins (30.000 cageots) en fin de saison fructueuse, tout comme d’ailleurs ceux de Hrajel et de Faraya… «Il faudrait une usine pour nous aider à écouler la marchandise. Il faut que l’Etat se sente concerné, qu’il trouve une solution», dit Akl Khalil, un homme sympathique, cheveu rare, grisonnant, et moustache.
Les agriculteurs confient alors leurs soucis, laissent éclater leur déception. «Le nombre de cultivateurs ne cesse de diminuer», disent-ils. «Aujourd’hui, le quart seulement des habitants se mettent à la terre. Avant, chacun cultivait son domaine. Regardez autour de vous, tous ces vergers abandonnés, morts. Nous ne pouvons plus demander à nos enfants de prendre la relève. Il faut bien qu’ils vivent, et la terre ne nourrit plus son homme»…
Pourtant, que la montagne est belle… La promenade dans les vergers soignés de Mayrouba est un enchantement. A l’entrée, des barils qui servent à diluer les insecticides. Les arbres qui ploient sous le poids des fruits sont soutenus par des tuteurs. C’est une forêt vierge où les pommiers sont presque collés les uns aux autres. S’appuyant d’une main sur sa pelle, Moallem Jamil Khalil, souriant de fierté, montre un arbre «golden» bourré de fruits. «La saison est bonne, Dieu merci», dit-il.
La nature est verte à souhait. Il fait agréablement frais. On n’entend que le gazouillis des oiseaux. Mais Nazih Khalil n’est pas d’humeur poétique. Il a la tête pleine de chiffres. «A Mayrouba, dit-il, un an ça va, un an ça ne va pas. C’est comme ça. On s’endette, on rembourse l’année suivante. Si j’étais marié et père de famille, j’aurais sûrement abandonné l’agriculture. Mon verger de 1.000 arbres me coûte quelque 15.000 $ par an».
Il donne une facture détaillée: «Engrais chimiques, 2.500 $; engrais naturels, 4.000 $; insecticides, 2.500 $; main - d’œuvre effeuillage, 1.000 $; main - d’œuvre cueillette, 1.500 $; labourage et arrosage, 800 $; location de cageots, 1.000 $. Sans oublier le frigo, entre 2,5 $ et 4,5 $ le cageot».
Elias Khalil, la tête auréolée d’une couronne blanche, dénonce les arnaques: «La plupart des produits dits insecticides ne font aucun effet à l’arbre malade. Les pesticides étrangers sont-ils trafiqués, frelatés au Liban? Nous payons pour rien. Beaucoup de nos arbres dépérissent et nous les regardons mourir, impuissants».
«Mon père consacre chaque année quelque 2.000 dollars à l’entretien de notre verge qui ne donne plus de fruits», enchaîne de son côté Halim Khalil. «Essayer donc de le convaincre que c’est du gaspillage. Il me dit: «Une maison entourée d’un jardin mort? Tu n’y penses pas, on se moquerait de nous!»».
Et Akl Khalil de lancer, pour sa part: «C’est de l’hérésie! Que va-t-on finir par manger? Des pierres?».
Les «salons» doivent maintenant être pleins. Il est temps de partir. Les Khalil quittent les vergers. Soucieux, mais plus que jamais solidaires. Et la solidarité, à Mayrouba, ça ne compte pas pour des prunes…

Natacha SIKIAS




Sur la route de Faraya, Mayrouba, village paisible où l’air est vivifiant. Filtrant entre les feuillages, les rayons du soleil esquissent au sol un joli kaléidoscope d’ombre et de lumière. Là, le temps coule au ralenti. Une femme tricote sur sa véranda; un jeune bricole, penché sur le moteur de sa voiture; trois hommes font un brin de causette avec le boutiquier du coin......