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Actualités - ANALYSE

Les dimensions régionales du phénomène Toufayli

La «Révolte des affamés» lancée par l’ancien secrétaire général du Hezbollah, cheikh Sobhi Toufayli, tire sa légitimité des conditions de vie difficile des habitants de la Békaa. La contestation est, de surcroît, alimentée par les multiples différends opposant cheikh Toufayli et la direction du parti (VOIR L’ORIENT-LE JOUR DU 24 JUIN).
Mais le mouvement fondé par le chef islamiste ne saurait être résumé à une simple révolte de pauvres gens vivant dans la misère, surtout dans un pays comme le Liban où les facteurs régionaux sont aussi influents sinon plus que les dynamiques nationales, et dans une région comme la Békaa qui est pour la Syrie la plus importante ligne de défense géostratégique. On comprend dès lors que Damas ne permettrait à aucun prix l’émergence spontanée d’une force susceptible de remettre en cause la stabilité et l’équilibre dans la Békaa et qui fragiliserait cette ligne de défense vitale. Dire par contre que la «Révolte des affamés» n’est qu’une invention des services de renseignements syriens dénote une lamentable naïveté et légèreté d’esprit.
Dans le mouvement de Toufayli, il y a aussi une dimension iranienne. Ne serait-ce, pour la simple raison, que le secrétaire général du Hezbollah, sayyed Hassan Nasrallah, dont il conteste l’autorité, est en même temps le représentant officiel («Wakil») au Liban du guide de la révolution islamique en Iran, l’ayatollah Ali Khaménei. Donc, par translation, quand on s’oppose au «Wakil», on s’oppose logiquement au guide. Et c’est à ce stade qu’intervient le grand débat qui se poursuit dans le monde chiite depuis plusieurs années au sujet de l’autorité religieuse suprême («al-Marjaïya el-Oulwa»).
La réalité est donc très compliquée. Une chose est sûre, la «Révolte des affamés» est le fruit d’une convergence de plusieurs facteurs, libanais d’abord, syriens et iraniens ensuite. Et pour mieux comprendre il faut essayer de décortiquer chacun de ces facteurs.

Contre-pressions

Pourquoi la Syrie écoute-t-elle avec une apparente passivité le discours de cheikh Toufayli particulièrement belliqueux à l’égard des Etats-Unis? De source bien informée on précise que, depuis plusieurs mois, l’administration américaine, sous l’impulsion du lobby sioniste, accentue ses pressions sur Damas. Deux événements assez récents illustrent cette réalité: le premier, est l’invitation adressée par le sénateur Benjamin Gilman (connu pour être un membre actif du groupe de pression pro-israélien) au général Michel Aoun à Washington pour une conférence qui sera organisée aujourd’hui au sénat. Et le fait que le général Aoun n’ait pas reçu de visa d’entrée aux E.-U. ne change pas grand-chose à l’affaire. Le deuxième événement date de vendredi dernier. Ce jour-là, le sénat a amendé une loi qui autorisait les départements d’Etat, des Finances et du Commerce à ne pas appliquer à l’encontre de certains pays (la Syrie en l’occurrence) toutes les dispositions de la loi antiterroriste. Cette exception permettait en effet à Washington d’avoir des relations presque normales dans le domaine des finances avec des Etats inscrits sur «la liste des pays soutenant le terrorisme».
La coopération militaire israélo-turque s’inscrit aussi d’une certaine manière dans le cadre des pressions exercées sur Damas.

Face à cette situation, la Syrie a réagi. Elle a intensifié sa campagne diplomatique auprès des pays du Golfe, elle a entamé un lent processus de normalisation avec l’Irak, et... elle est restée jusqu’à présent inactive devant le phénomène Toufayli. Dans les revendications de ce dernier, il y a des points qui affectent directement les Etats-Unis. Il s’agit notamment de la reprise de la culture du haschisch. La Békaa produisait, avant 1991, quelque 20.000 tonnes de chanvre indien et plusieurs centaines de tonnes de cocaïne par an. Les laboratoires de transformation pullulaient dans la plaine. L’éradication de la culture de la drogue dans la Békaa au début des années 90 avec l’aide directe de l’armée syrienne avait été perçue comme un geste de bonne volonté de la Syrie en direction des Etats-Unis. A l’époque, ce pays avait lancé la conférence de Madrid et parrainé le processus de paix dans lequel la Syrie s’était engagée. C’était l’âge d’or des relations entre Damas et Washington. Aujourd’hui, ce processus n’existe pratiquement plus et les relations entre les deux capitales passent par des moments difficiles. Les autorités syriennes ne sont plus disposées à offrir dans ces conditions des concessions gratuites. Elles pourraient laisser faire Sobhi Toufayli et assister passivement à la confrontation — si jamais elle a lieu — entre lui et les autorités libanaises (concernant notamment la reprise de la culture du haschisch), tout en prenant soin d’éviter les débordements qui pourraient menacer sérieusement la stabilité dans la Békaa.
Dans les méandres du chiisme duodécimain

Le phénomène Toufayli ne peut pas non plus être isolé de ce qui se passe sur les scènes iranienne et chiite en général. La référence intellectuelle et spirituelle du cheikh «révolutionnaire» n’est autre que sayyed Mohammed Hussein Fadlallah qui s’est d’ailleurs déclaré compréhensif à l’égard de la «Révolte des affamés». Fadlallah est en désaccord sur plusieurs points avec le Hezbollah et la direction politique et religieuse en Iran. Ces divergences, qui remontent à plusieurs années, portent sur des questions de jurisprudence («fiqh») chiite.
Après la mort du fondateur de la République islamique, l’ayatollah Khomeiny en 1989, l’Iran avait séparé l’autorité politique de la référence religieuse suprême qui étaient unies dans la personne de l’imam disparu («Wilayat el-Faqih»). L’imam el-Khouï qui habitait la ville sainte de Najaf en Irak avait été reconnu, par la plupart des grands chefs religieux chiites duodécimains, comme autorité spirituelle suprême. A sa mort en 1991, l’imam Gholbeykyani, un Iranien de la ville sainte de Qom en Iran lui succède. On est toujours dans la séparation entre les fonctions politiques, remplies par l’ayatollah Ali Khaménei, et l’autorité religieuse suprême. Après la disparition de Gholbeykyani, le problème de la succession se pose de nouveau. L’imam Mohammed el-Araki, un Iranien, est nommé et reconnu par le pouvoir à Téhéran. L’objectif des autorités iraniennes est, à moyen terme, de réunir une nouvelle fois le politique et le religieux en une même personne. Mais cette désignation ne fait pas l’unanimité parmi les ulémas chiites. Un autre imam, l’ayatollah el-Sistani, un disciple de Khouï, est choisi à Najaf. Il obtient immédiatement le soutien de sayyed Fadlallah et de l’imam Mohammed Mehdi Chamseddine, ainsi que d’un grand nombre de dignitaires religieux libanais, irakiens, iraniens et autres.
Depuis cette date, les relations entre Fadlallah et le Hezbollah se sont détériorées. Elles se sont aggravées davantage après la publication il y a deux ans par le dignitaire religieux de sa «Rissala Foukhiya» (thèses de jurisprudence—deux volumes) dans laquelle il développe l’idée de la multiplicité des autorités spirituelles chiites, quitte à ce que l’une d’entre elles jouisse d’une primauté d’honneur. L’enjeu est considérable. Une telle thèse entrave en effet le projet de la direction iranienne d’unifier dans la personne de l’imam Khaménei les deux autorités politiques et spirituelles suprêmes: un projet appuyé par le Hezbollah.
De sources bien informées, on indique que Fadlallah veut, à travers ses idées, ancrer les chiites à leur environnement arabe. C’est pour cela qu’il a reconnu l’autorité de l’imam el-Sistani qui habite à Najaf, immédiatement après la mort de Gholbeykyani.
Depuis ces développements, Fadlallah est la cible d’une campagne de dénigrement systématique. Le 15 juin dernier, un communiqué portant la signature des «ulémas de Najaf» est distribué dans la banlieue-sud. Le texte est très insultant pour le dignitaire religieux qui refuse de se laisser entraîner dans une polémique. Des communiqués similaires avaient été distribués à plusieurs reprises dans les régions à forte population chiite. Soupçonné de cautionner d’une manière ou d’une autre ces agissements, le Hezbollah a fermement démenti ces accusations et a annoncé l’ouverture d’une enquête.
Toutes ces informations ne signifient pas qu’entre Fadlallah et Toufayli d’un côté, et les autorités iraniennes de l’autre, c’est la rupture. Les deux hommes entretiennent de bonnes relations avec certains milieux politiques et spirituels en Iran. Le président iranien élu, Mohammed Khatami, a rencontré sayyed Fadlallah lors de son voyage au Liban en automne dernier. Il lui aurait déclaré: «Vos idées sont très importantes, mais malheureusement, elles ne sont pas écoutées dans votre milieu».
Toufayli aussi a de bons rapports avec une personnalité iranienne influente, cheikh Mahmoud Wassifi, qui a résidé pendant de longues années au Liban. Il serait aussi appuyé au sein du régime iranien par l’ancien ministre des services secrets et candidat à la dernière présidentielle, Mohammadi Richahri.
C’est dans ce contexte régional particulièrement compliqué que Toufayli a lancé son mouvement. L’essoufflement, ou l’amplification de la «Révolte des affamés» ne changera rien à toutes ces données. Ces réalités existent bel et bien, et elles ont sûrement un impact sur ce qui se passe au Liban. Et pour essayer de connaître l’évolution des événements, il faut mesurer le poids de chacun des facteurs dans cette équation à plusieurs inconnues. Pour l’instant, une seule chose est certaine: les gens ont faim dans la Békaa...

Paul KHALIFEH
La «Révolte des affamés» lancée par l’ancien secrétaire général du Hezbollah, cheikh Sobhi Toufayli, tire sa légitimité des conditions de vie difficile des habitants de la Békaa. La contestation est, de surcroît, alimentée par les multiples différends opposant cheikh Toufayli et la direction du parti (VOIR L’ORIENT-LE JOUR DU 24 JUIN).Mais le mouvement fondé par le...