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Actualités - REPORTAGE

Affaire Murr : la cour condamne Geagea à la détention à perpétuité Avec ses compagnons coupables, il doit payer 425 millions de L.L. en indemnités (photos)

Déjouant tous les pronostics sur une volonté officielle d’apaiser les esprits et «de rassurer les chrétiens», à la veille de la visite du pape à Beyrouth, la Cour de justice a condamné hier le chef des FL dissoutes, Samir Geagea, à la peine de mort commuée en détention à perpétuité dans l’affaire de la double tentative d’assassinat contre M. Michel Murr, les 20 et 29 mars 1991. Le second inculpé arrêté, Manuel Younès, a été acquitté faute de preuves, à la grande joie de son épouse qui a aussitôt éclaté en sanglots...
Imperturbables, les 5 magistrats revêtus de la toge rouge rangent leurs papiers à la fin de l’audience qui a quand même duré trois heures. A ceux qui s’interrogent sur un jugement aussi sévère, alors que tout le monde se voulait optimiste en cette période bénie, ils affirment avoir agi selon leur conscience, répondant ainsi indirectement à tous ceux qui avaient estimé que l’acquittement de Geagea dans l’affaire de l’attentat contre l’église de Zouk à la veille des élections législatives de l’été dernier était «une décision politique». Le président Khaïrallah — dont c’est en principe la dernière audience puisqu’il passe à la retraite le 30 juin, à moins que son mandat ne soit prorogé de deux ans — est visiblement pressé de partir. Egal à lui-même, il quitte l’immense salle du tribunal sans un regard en arrière. Il a émis son verdict en son âme et conscience et toutes les explications qu’il pourrait fournir se trouvent dans les 90 pages de la sentence. Le magistrat n’attend plus que le jugement de l’Histoire.
Pour Geagea et ses proches, la situation est différente. Si, en ce qui les concerne, les condamnations sont devenues chose courante, Sethrida — toute de blanc vêtue, comme pour défier le malheur et le désespoir — n’en éprouve pas moins un pincement au cœur en félicitant Mme Manuel Younès. Elle avait beau se préparer au pire, à force d’avoir mené une campagne auprès des médias et de Bkerké, elle avait fini par croire au miracle. Mais celui-ci n’était pas au rendez-vous. Son mari est ainsi condamné pour la troisième fois à la peine de mort, tout en bénéficiant de circonstances atténuantes qui réduisent à chaque fois la sentence à la détention à perpétuité. Il devra attendre le verdict du procès de l’affaire Karamé (probablement au printemps prochain) pour espérer bénéficier d’une grâce présidentielle. D’ici là, il a encore une longue année de prison devant lui...
Si tout le pays semble pris d’une offervescence «prépapale», le Palais de justice, lui, reste un îlot immuable, comme un lieu hors du temps et des circonstances. Déjà, au printemps dernier, au plus fort de l’agression israélienne, les audiences de la Cour de justice se poursuivaient, indifférentes au grondement des canons et aux vrombissements des avions. Hier, seuls quelques commentaires des journalistes rappelaient aux présents que dans quelques heures, le Saint-Père sera à Beyrouth. Pour l’instant, dans l’immense salle où ronronne en permanence le climatiseur, on ne pense qu’au verdict de la cour. Les pronostics vont bon train, sous l’œil bienveillant des soldats de la moukafaha, pour qui cette mission est finalement une sinécure, du moment que les inculpés n’y sont pas conviés et que l’assistance est assez réduite: la famille de Manuel Younès, quelques partisans de l’ancien chef des FL, une dizaine d’avocats et beaucoup de journalistes, sans oublier Mme Geagea, qui arrive escortée de sa secrétaire, de Me Emile Rahmé et de quelques amis.
Si les avocats de Geagea (MM. Naïm, Karam, Rizk, Bcherraoui et Abdallah) affichent un air quelque peu blasé, ceux de Manuel Younès, MM. Lebbos et Abou Tayeh sont un peu inquiets. Mais la plus angoissée reste l’avocate de la partie civile, Me Fadia Hamed, qui souhaite que ses clients Youssef et Jad Bou Younès obtiennent des indemnités consistantes. Car il s’agit d’un grand-père de 72 ans n’ayant pas les moyens de payer des études à son petit-fils de 15 ans, totalement traumatisé par l’attentat qui a coûté la vie à ses parents et à sa petite sœur.
A 14h30, les membres de la cour font leur entrée et aussitôt, le président Khaïrallah entame la lecture du verdict émis comme il se doit «au nom du peuple libanais». Aussitôt, la trentaine d’audiences de ce procès sans grandes surprises défilent dans l’esprit des présents. Si le verdict reprend les grandes lignes de l’acte d’accusation établi par le juge Georges Ghantous, il tient aussi compte des dépositions de nombreux témoins (dont Elie Jabbour et Wafaa Wehbé) et de celles des inculpés eux-mêmes, notamment Manuel Younès, car Geagea a refusé de répondre aux questions de la cour, mais il avait été interrogé par le juge d’instruction.

Politicien ou leader?

La cour commence par réfuter les exceptions soulevées par la défense et relatives à son incompétence. Elle précise, dans son verdict, qu’elle tire sa compétence de l’acte d’accusation établi par le juge et qu’elle a déjà tranché ce problème au cours de précédentes affaires en considérant qu’elle «n’est pas compétente pour examiner sa propre compétence». Quant à la décision de déférer cette affaire devant la Cour de justice — qui avait été contestée par les avocats de la défense, notamment M. Rizk —, le verdict l’estime tout à fait légale et rappelle que le juge d’instruction militaire avait commencé à instruire l’affaire, puis considérant qu’il s’agit d’un attentat contre un leader politique, il l’a déféré devant la cour, conformément aux dispositions de la loi d’amnistie adoptée le 26/8/91, qui exclut de cette grâce les crimes contre les leaders politiques et les diplomates ainsi que tous les crimes déjà déférés devant la Cour de justice.
La cour ne se prononce pas sur la loi d’amnistie proprement dite, mais elle tranche un débat qui a animé plusieurs audiences de ce procès, concernant la position de M. Michel Murr, alors ministre de la Défense. La défense, notamment MM. Naïm et Karam, avait estimé qu’il est un politicien sans être un leader. Me Karam avait même cité une liste de personnes qui sont à ses yeux des leaders (parmi laquelle ne figure toutefois pas le nom de Samir Geagea, comme l’a fait remarquer un avocat de la partie civile). Il a notamment évoqué le général De Gaulle, Gandhi... Mais la cour estime que selon le législateur qui a rédigé la loi, l’envergure d’un leader se mesure au nombre de victimes de l’attentat dirigé contre lui et il a surtout pensé aux positions occupées par les personnes visées par des tentatives d’assassinat, indépendamment de leur rôle réel. Sans compter que M. Murr a derrière lui une longue carrière politique, jalonnée d’étapes importantes.
Vient ensuite l’exposé des faits: le 20/3/91, vers 9h alors que le convoi du ministre Murr emprunte la route d’Antélias en direction de l’autoroute, une voiture garée près du partriarcat arménien explose provoquant la mort de 7 personnes et blessant 25 autres dont le ministre. Alors que l’enquête se poursuit, une autre voiture explose, à quelques mètres de la précédente, le 29 mars, faisant 4 morts et plusieurs blessés. Une première inspection des lieux montre que la première voiture est une Mercédès 200 blanche, ayant à son bord 70 kgs de TNT, et la seconde est une Buick beige et marron ayant aussi à son bord une charge de 70 kgs de TNT. La seconde voiture n’est pas enregistrée auprès des services de mécanique, mais elle apparaît clairement sur les photos des lieux prises à la suite de la première explosion.
La cour dresse ensuite un tableau de la situation politique de l’époque, rappelant comment M. Samir Geagea, tout en sachant que le processus de pacification est le résultat d’un consensus local, régional et international, essayait de gagner du temps dans l’espoir de conserver toute son influence sur le cour des événements. La cour rappelle aussi que le chef des FL dissoutes avait posé des conditions très strictes pour le déploiement de l’armée au Kesrouan et à Jbeil, exigeant qu’un des officiers acquis à sa cause se charge du commandement de l’armée dans ces régions. Ces conditions ont été refusées, mais pour éviter un clash avec les FL, l’armée s’était déployée dans ces régions de façon partielle et symbolique.
D’ailleurs, Geagea lui-même avait reconnu avoir des réserves sur le mécanisme de la dissolution des milices et son application. Il avait aussi souhaité qu’un autre que Michel Murr, qui faisait selon lui partie «du camp adverse» (en raison de son appui au rival de Geagea, l’actuel ministre Elie Hobeika et à l’accord tripartite, signé par Hobeika le 29/12/85) se charge de l’exécution de la décision de dissoudre les milices. Enfin, Geagea souhaitait que toutes le milices, libanaises et étrangères, en commençant par ces dernières, soient dissoutes alors que l’Etat préférait se limiter pour le moment aux milices locales. Sur tous ces éléments, la cour s’est fondée sur de nombreuses dépositions, notamment celle de M. Gearges Massih, ancien responsable de l’information des FL.

La responsabilité
directe de Geagea

Le contexte politique établi, la cour expose ensuite les préparatifs de l’attentat et explique comment Geagea en a donné personnellement l’ordre à Ghassan Touma et Ragi Abdo, respectivement responsables du service de sécurité et des renseignements militaires des FL. Si le premier est considéré comme le planificateur des deux attentats, le second n’a joué un rôle que dans la première explosion. Les deux hommes convoquent leurs subordonnés chargés de l’exécution du plan. A ce stade-là, la déposition de Manuel Younès est capitale, puisque le jeune homme reconnaît avoir vu deux voitures, une Mercedes blanche et une Buick marron et beige, en train d’être piégées dans le parking du service de renseignements des FL. L’homme qui se chargeait de la mission (Richa Hanna, tué au cours d’une mystèrieuse explosion en 1990) étant un de ses amis, il lui aurait confié avoir reçu des ordres en ce sens de Tony Obeid, l’adjoint de Touma. En réalité, Manuel Younès a vu trois voitures, la troisième étant une BMW. Elle aurait été placée sur le pont de Nahr el Mott afin d’exploser en cas d’invasion des soldats du général Aoun. Endommagée par les combats, elle aurait été retirée rapidement par les FL au moment de la réouverture de ce point de passage.
Le verdict foisonne de détails, mais ce qui est important, c’est le rôle de Samir Geagea. Alors que la même cour avait estimé qu’une unité des FL avait agi à l’insu de son chef dans l’affaire de l’attentat contre l’église de Zouk, elle estime que dans ce cas précis, Geagea était le chef suprême des FL et qu’il était le seul à donner des ordres pour ce genre de mission. La cour se base pour affirmer cela sur les dépositions de plusieurs anciens responsables des FL, dont Karim Pakradouni, Fouad Malek, Assaad Saïd, etc. Elle précise qu’en 1994, date de l’explosion à l’église, les FL étaient dissoutes depuis trois ans et certains noyaux avaient continué à fonctionner clandestinement sans en avertir leur chef alors qu’en 1991, la milice était en pleine mutation et Samir Geagea en était encore le chef suprême. La cour explique ensuite les mobiles de l’ancien chef de la milice chrétienne qui voulait conserver toute son influence en utilisant divers moyens de pression, sans compter ses mauvaises relations avec M. Murr et son habitude de liquider ses ennemis et autres rivaux, notamment Dany Chamoun, Elie Hobeika (à deux reprises)...
Concernant Manuel Younès, la cour estime que les présomptions l’inculpant ne sont pas suffisantes pour convaincre la cour de sa culpabilité. Pas contre, Ghassan Touma, Antonios Elias Elias (Tony Obeid) sont déclarés coupables et sont condamnés à la peine capitale commuée en détention à perpétuité. Ruchdi Raad (Nabil Fawzi), Jean Chahine et Raji Abdo sont aussi déclarés coupables. Ils sont condamnés à la détention à perpétuité, commuée en 20 ans de prison (car, selon la cour, soit leur participation n’est pas totale soit ils n’ont participé qu’à l’un des deux attentats). La cour déclare encore Fadi Ghosn, Elie Akiki et Jean Najm non cupables. Ces trois-là sont en fuite, mais Ghosn avait été entendu longuement par le juge d’instruction et sa déposition avait été accablante pour les FL.
La cour précise qu’elle a décidé de faire bénéficier les coupables de circonstances atténuantes parce qu’elle estime que la publication de la loi d’amnistie, le 26/8/91, est une date charnière et les crimes commis avant ne doivent pas être jugés suivant les mêmes considérations.
Enfin et pour la première fois de son histoire, la cour condamne les coupables au versement de 435 millions de LL en guise d’indemnités: 75 millions à Samir Ghossoub, devenu aveugle, sourd et paralysé du côté gauche à la suite de l’explosion, 10 à Moufleh Abou Younès qui a perdu sa sœur et sa nièce, 100 à Youssef Bou Dagher et 250 à son petit-fils Jad.
Le président Khaïrallah donne ensuite le texte au greffier afin qu’il le signe et avec cette dernière formalité, l’audience prend fin. Tout le monde se précipite vers la sortie. L’épouse de Manuel Younès ne cache pas son bonheur et s’attarde dans les couloirs du troisième étage dans l’espoir d’obtenir la libération de son mari le soir même alors que Sethrida Geagea et ses proches se retirent dignement, essayant de cacher leur déception et leur amertume. Les magistrats s’attardent un peu dans le bureau de leur président alors que les soldats de la moukafaha s’empressent de plier bagages. Ils ont à peine le temps de se reposer avant la prochaine mission qui commence dans quelques heures. Ils ont à veiller sur la sécurité du Saint-Père et sur le bon déroulement de sa visite. Pour eux, Geagea, c’est déjà de l’histoire ancienne... Et les autres, les nombreux fidèles qui guetteront aujourd’hui et demain le passage du pape, auront-ils une pensée pour lui? Son épouse et ses proches ont tout fait pour que son cas soit évoqué. Le reste relève désormais des responsables.

Scarlett HADDAD
Déjouant tous les pronostics sur une volonté officielle d’apaiser les esprits et «de rassurer les chrétiens», à la veille de la visite du pape à Beyrouth, la Cour de justice a condamné hier le chef des FL dissoutes, Samir Geagea, à la peine de mort commuée en détention à perpétuité dans l’affaire de la double tentative d’assassinat contre M. Michel Murr, les 20 et...