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Actualités - OPINION

Georges Naccache à l'épreuve du temps

Vingt-cinq ans se sont écoulés, qui n’ont estompé dans notre esprit et notre mémoire ni l’image de l’homme ni l’intérêt de son œuvre journalistique. Comment pourrait-il en être autrement, s’agissant d’un personnage qui, par son talent et sa pratique professionnelle, s’est imposé comme un visionnaire et un des maîtres à penser de sa génération?
Une pensée vigoureuse autant que subtile, une vaste culture, une discipline intellectuelle teintée de fantaisie et d’ironie, le goût du paradoxe débouchant tantôt sur la diatribe, tantôt sur l’analyse, s’exprimant dans un style capable d’épouser tous les genres, de jouer toutes les gammes, lui ont permis d’acquérir une large audience auprès d’un public qu’il a toujours charmé et souvent convaincu.
Commémorer la disparition de G. Naccache, c’est, au-delà de la nostalgie, sentir sa présence et l’actualité d’une pensée à laquelle on peut se référer de plain-pied pour tout ce qui concerne la politique.
Et pourtant, il est courant de répéter après Camus que l’œuvre journalistique vieillit mal. Ce serait là une sorte de rançon que la postérité impose au journaliste, en contrepartie de la gloire que lui prodigue l’actualité.
C’est là une vérité d’expérience, mais seulement dans la mesure où le journaliste se borne à traiter les événements sous l’angle des nécessités du moment. Ses analyses et indignations n’allant pas alors au-delà d’un objet contingent partagent le sort que la postérité réserve à celui-ci.
Par scrupule et un peu par coquetterie, Amal croit devoir se prémunir contre un tel risque en soulignant, dans sa préface au recueil des articles de son père «Un rêve libanais», que Georges Naccache «ne prétendait ni aux théories ni à quelque enseignement doctrinal... et que ce recueil est de l’ordre de l’histoire révolue».
Il suffit d’interroger les thèmes majeurs qu’il a traités pour s’assurer que le chroniqueur s’est effacé derrière le penseur politique, voire le moraliste; et que celui-ci a toujours su dépasser l’événement en le situant dans une perspective politico-historique, en vue d’en déceler les causes médiates et d’en prévoir les répercussions.
Par prescience autant que par instinct, il avait anticipé en focalisant sur le gros de ce qui constitue nos préoccupations actuelles. Cela lui a été d’autant plus aisé que nous tournons un peu en rond, depuis l’indépendance, car nos problèmes s’articulent plutôt autour d’un même pivot.
Au fil des pages du recueil, il est loisible de glaner une moisson variée de réponses à beaucoup de nos interrogations.
Ainsi le chantage à l’indépendance systématiquement exercé en 1943 par le pouvoir de l’époque, pour faire taire ses détracteurs et couvrir exactions et forfaitures, Georges Naccache s’est empressé de le dénoncer aussitôt. Ne suffit-il pas de remplacer aujourd’hui le mot «indépendance» par «Taëf» ou par «contexte régional» pour retrouver la même tactique?
Alors que la situation de la magistrature est au centre de nos débats, comment ne pas s’arrêter à un article paru en 1954 où, fustigeant l’assujettissement du pouvoir judiciaire au profit de l’exécutif, G. Naccache pousse l’indignation jusqu’à écrire «que le juge le plus corrompu ne serait même plus libre de se vendre»?
En même temps qu’il déplore une poussée de xénophobie culturelle consécutive à l’indépendance, G. Naccache définit la vocation du Liban comme «une synthèse des valeurs culturelles de l’Orient et de l’Occident». N’est-ce pas là l’esquisse d’un compromis de nature à clore la polémique qui fait rage autour du pluralisme culturel?
Quelque paradoxal que cela puisse paraître, son fameux article sur la «double négation», qui lui a valu maints déboires, incite au fond à un dialogue franc, en vue d’aboutir à un véritable consensus.
Cette invite a été ensuite explicitée en maintes occasions, notamment en 1957, lorsqu’il insiste sur la nécessité d’un «attelage islamo-chrétien, seul capable d’assurer l’unité et la viabilité du Liban». Ce dont Washington aussi bien que l’ONU «sont absolument incapables», s’empresse-t-il d’ajouter...
Farouchement attaché à l’indépendance et à la souveraineté du Liban face à la poussée de l’unité arabe, il n’en préconise pas moins la solidarité avec les pays arabes, et notamment la Syrie. Lors de la crise qu’a traversée celle-ci en 1963, il s’est fait un devoir de mettre en garde ses concitoyens contre «l’utopie qui consiste à bâtir un ordre sur le désordre des autres».
On pourrait continuer sur cette lancée et en appeler par exemple à ses réserves vis-à-vis de l’omnipotence des USA ou à son engagement social. Ces positions confirment, en tant que de besoin, que le penseur politique a su distinguer l’essentiel du circonstanciel, en dépit des coups de sang et mouvements d’humeur auxquels il s’est laissé aller quelquefois.
Guide de l’opinion, G. Naccache a joué son rôle avec maîtrise et talent, bridant sa passion dès lors qu’elle pouvait obscurcir son jugement.
Il aurait certainement goûté — s’il avait vécu plus longtemps — le revirement posthume, à l’égard de Fouad Chéhab, d’une frange de cette opinion jadis réticente à sa politique.
En bref, un quart de siècle après sa disparition, sa voix garde toute sa fraîcheur et sa pensée politique n’a pas pris de rides.
Une voix de plus — se dira-t-on — dans le concert d’une contestation qui se heurte de nos jours à une hautaine indifférence des pouvoirs, d’autant plus déplorable, d’ailleurs, qu’elle est édifiée sur l’incurie, la médiocrité, la corruption et la servilité, au grand dam de l’Etat et du service de la nation.
Avec une moue cachant mal son scepticisme, G. Naccache aurait pu commenter avec détachement en déclarant qu’après tout, le pire n’est pas toujours sûr.
C’est peut-être vrai, mais pour autant qu’on ne s’obstine pas à tenter le destin — ou le diable, pouvons-nous ajouter — tout en restant dans le droit fil de sa pensée.



Vingt-cinq ans se sont écoulés, qui n’ont estompé dans notre esprit et notre mémoire ni l’image de l’homme ni l’intérêt de son œuvre journalistique. Comment pourrait-il en être autrement, s’agissant d’un personnage qui, par son talent et sa pratique professionnelle, s’est imposé comme un visionnaire et un des maîtres à penser de sa génération?Une pensée...